Taïkan Jyoji
Le koan une parole-parabole pour l'adepte zen

Comment s’y prendre pour accéder à soi-même ? Avoir la Vue juste, la vue qui permet de voir avec l’œil de l’esprit n’est pas une petite affaire. Voir dans sa véritable nature signifie vivre cette nature, dépouillée de tout le fatras d’idées, de conceptions, de théories, de conjectures, de fausses croyances. Celui qui cherche avec sa tête, seule partie qui fonctionne encore un peu chez l’individu de cette fin de siècle, s’efforce de résoudre toutes les questions avec l’intellect. Mais quoi que l’on pense, on ne trouve pas, car l’éveil, si on veut le saisir, nous échappe. Il nous échappe également si on ne veut pas le saisir.

(Revue Question De. No 32. Septembre-Octobre 1979)

Si le « za-zen », la méditation assise, est bien connu des Occidentaux qui pratiquent le zen, l’autre technique qui requiert la même attitude physique, le « koan », l’est beaucoup moins. Maître Taïkan Jyoji explique ici  la méthode du koan dans le zen rinzai (toutes les écoles bouddhistes sauf le zen sôtô pratiquement à proprement parler le koan) : il ne s’agit pas de le saisir intuitivement ni de le résoudre par une réflexion logique ; il s’agit de devenir ce koan, de s’identifier à lui ; en aucun moment du jour ou de la nuit, les pensées de l’adepte ne sont libres, qu’il travaille, qu’il mange, qu’il dorme puisqu’il doit se concentrer non pas sur son activité présente mais sur le koan que son maitre lui a donné. Le but de cette méthode, rappelons-le, est d’amener à l’état de satori, totale réalisation de la connaissance.

Le koan est un outil qui permet au disciple de passer de l’intellect à l’ineffable. Bien que d’abord enregistré par l’intellect, il doit ensuite être soumis à une longue réflexion concentrée allant jusqu’à la participation complète du corps. Il doit être saisi viscéralement : ainsi on retrouve le contact intime avec son être, corps et esprit.

Rentrer à l’intérieur de lui-même, « voir » dans sa véritable nature, telle est la tâche du disciple zen. Le koan est l’outil, ou le véhicule, qui permet d’arriver au plus profond de soi. Les koans sont employés par les maîtres de l’école rinzaï du zen, dans le but de faire tomber les barrières qui existent à l’intérieur de celui qui s’est adonné à la recherche de ses possibilités ultimes.

Comment s’y prendre pour accéder à soi-même ? Avoir la Vue juste, la vue qui permet de voir avec l’œil de l’esprit n’est pas une petite affaire. Voir dans sa véritable nature signifie vivre cette nature, dépouillée de tout le fatras d’idées, de conceptions, de théories, de conjectures, de fausses croyances. Celui qui cherche avec sa tête, seule partie qui fonctionne encore un peu chez l’individu de cette fin de siècle, s’efforce de résoudre toutes les questions avec l’intellect. Mais quoi que l’on pense, on ne trouve pas, car l’éveil, si on veut le saisir, nous échappe. Il nous échappe également si on ne veut pas le saisir.

A ce propos, voici d’ailleurs ce que dit Rinzaï : « Je ne tiens pas à ce que vous expliquiez les textes ou les traités, ni à ce que vous discutiez intarissablement comme des cascades, ni à ce que vous fassiez preuve d’intelligence ou de sagesse. Tout ce que je veux, c’est que vous ayez la Vue juste ! [1] ».

Comment posséder la Vue juste ?

Lorsque les êtres vivaient près de leur nature, ils agissaient en harmonie avec le Principe de vie ; dès lors, il n’était pas difficile à l’homme de voir juste. Mais au fur et à mesure de leur évolution, les individus ne savent plus vivre, marchent à côté de leurs souliers, et la seule partie du corps qu’ils soient capables d’utiliser est la tête, et le reste est en panne. Pour reconquérir l’intégrité du corps, les maîtres du zen ont dû inventer un instrument/moyen servant à accorder le corps avec l’esprit des hommes : le koan. Dans Zen Dust, Ruth Sasaki écrit ceci au sujet des koans : « Il est inutile de prendre en considération les explications erronées sur les koans que répandent les prétendus instructeurs du zen en Occident, qui n’ont jamais personnellement étudié les koans. »

Maître Chuhô Myohon (1263-1323) exposa clairement ce qu’est le koan et à quelle fin on l’utilise. Voilà ce qu’il répondit quand on lui demanda pourquoi l’enseignement des Bouddhas et des patriarches s’appellent « archives publiques », c’est-à-dire koans :

« Ils sont comparables aux archives des causes tranchées par la Cour de justices. Que le souverain réussisse ou non à établir l’ordre dans son royaume dépend en essence de l’existence des lois. Ko, ou « public », est la seule voie suivie par tous les sages et hommes vertueux, le plus haut principe qui serve de route au monde entier. An, ou « archive », sont les écrits orthodoxes qui consignent ce que les sages et hommes vertueux considèrent comme principes. Il n’y a jamais eu de souverains dépourvus de tribunaux, et il n’y ‘a jamais eu de cours de Justice sans archives destinées à servir de jurisprudence pour venir à bout de l’injustice dans le monde. Quand ces archives publiques (koans) seront employées, les principes et les lois entreront en vigueur, le monde deviendra juste ; quand le monde sera juste, la voie royale sera bien ordonnée.

» Or, en employant le mot « koan » pour parler des enseignements des Bouddhas et des patriarches, nous voulons dire la même chose. Les koans ne représentent pas l’opinion d’un seul homme, mais plutôt le plus haut principe, reçu aussi bien par nous que par les centaines de milliers de bodhisattvas des trois royaumes et des dix directions. Ce principe s’accorde avec la source spirituelle, correspond au sens mystérieux, détruit vie-et-mort et transcende les passions. Il ne peut être compris par la logique ; il ne peut être transmis par les mots ; il ne peut être expliqué par les textes ; il ne peut être mesuré par la raison.

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» Ils (les koans) ne sont en tout cas pas faits dans le but d’améliorer son savoir ni pour servir de sujets de conversations banales.

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» Le koan est une torche de sagesse qui éclaire les ténèbres des sensations et discriminations, un racloir d’or qui enlève la taie voilant l’œil, une hache tranchante qui coupe la racine de la vie-et-mort, un miroir divin qui reflète le visage originel du sacré et du séculier. Par lui, l’intention des patriarches est rendue abondamment claire, l’esprit du Bouddha est ouvert et révélé. Pour l’essentiel de la complète transcendance, de l’émancipation finale, de la pénétration totale et de la réalisation identique, rien ne surpasse le koan. »

Pour permettre le jaillissement naturel et constant de la source qui est à l’intérieur de chacun de nous et d’en assurer l’entretien, il est nécessaire de pratiquer zazen. Et la pratique de zazen est assistée d’un koan sur lequel on s’appuie pour construire son satori (éveil).

Hakuin est le grand rénovateur du koan au Japon et, grâce à lui, une utilisation systématique fut établie, utilisation encore en vigueur de nos jours, il a érigé 3 koans de base et 5 catégories de koans.

Les 3 koans de base, que le maître choisit selon la nature du disciple :

— Le 6e patriarche Hui-Neng demanda à un bonze : « En ne pensant ni au bien ni au mal, à cet instant précis quel était ton visage originel avant que ton père et ta mère soient nés ? »

— Un bonze demanda à Maître Joshu : « Le chien a-t-il la nature de Bouddha ? » Joshu répondit : « Mu ! »

— Hakuin Zenji demanda à son disciple : « Lorsqu’on frappe dans ses mains, cela produit un son. Quel est le son d’une seule main ? »

Les cinq sortes de koans

Les 5 catégories de koans, par ordre de difficulté, avec l’exemple de chacun de ces koans :

1. « Corps du Dharma » et « Différenciation »

— Un bonze demanda à Maître Ummon : « Quelle est l’essence du corps du Dharma ? » Ummon répondit : « La haie autour des W.-C. ! »

— Le maître national appela trois fois son suivant et trois fois celui-ci répondit. Le maître national dit : « J’ai toujours cru que je t’étais redevable, mais en réalité c’est toi qui m’étais redevable ! »

2. « Investigation des mots »

— Un bonze demanda à Maître Nansen : « Existe-t-il une vérité qui n’a pas été enseignée aux hommes ?  — Il en existe une, dit Nansen. — Quelle est-elle ? » demanda le bonze. Nansen répondit : « Elle n’est pas esprit, elle n’est pas Bouddha, elle n’est pas matière ! »

3. « Difficile de passer à travers »

— Un jour, Ekan Osho demanda à son suivant : « Apporte-moi mon éventail en corne de rhinocéros ! — L’éventail est cassé, dit le suivant. — Qu’à cela ne tienne. Apporte-moi le rhinocéros ! » répondit le maître.

4. « Les 5 rangs »

Combien de fois Hakuin, cette vieille branche oisive, N’est-il pas descendu du Pic Merveilleux !

Il engage des imbéciles heureux pour transporter de la neige

Et lui et eux remplissent ensemble le puits.

5. « Les Commandements »

Ne pas détruire (la nature)

Ne pas voler

Ne pas commettre d’actes impudiques

Ne pas mentir

Ne pas s’intoxiquer de drogues ou boissons alcooliques

Ne pas rapporter les fautes des êtres des 4 groupes [2]

Ne pas diffamer tout en faisant ses propres éloges

Ne pas convoiter

Ne pas provoquer la colère

Ne pas injurier les « 3 joyaux » [3].

Comprendre intellectuellement un koan ne demande pas une intelligence exceptionnelle. Il suffit d’y réfléchir un peu pour en comprendre le sens. Par contre, pour saisir un koan avec le corps, il faut parfois de longs mois, voire des années. Il existe 1800 koans répertoriés. Si avec un seul koan on arrive à l’éveil, on saisit tous les autres d’un coup. La vérité ne vient pas de ce qu’on entend dire par les autres, ne vient pas de ce qu’on découvre dans les livres, ne vient pas de l’intellect, mais d’une longue introspection. Et le koan est l’élément qui stimule, provoque l’esprit d’investigation sur le soi. Il sert à aller toujours plus profond à l’intérieur de soi jusqu’à ce qu’enfin on y voie clair.

Taïkan Jyoji


[1] Les entretiens de Lin Tsi (Rinzaï), traduction Paul Demiéville, Ed. Fayard.

[2] Les bonzes, bonzesses, adeptes laïcs hommes et femmes.

[3] Les « 3 joyaux » sont le Bouddha, te Dharma, le Sangha (communauté religieuse).