Lynn Margulis & James Lovelock
Le petit monde des pâquerettes - Un modèle quantitatif de Gaïa

Le modèle présenté ci-dessus se concentre sur la température moyenne à la surface. Une augmentation de l’intensité de la luminosité solaire tend à induire une augmentation de la température à la surface. Un mécanisme simple et plausible, basé sur quelques propriétés élémentaires et bien connues du comportement et de la croissance des êtres vivants, permet de montrer que la régulation de cette température peut émerger comme la conséquence logique de ces propriétés de la vie.

(Revue CoEvoluion. No 11. Hiver 1983)

Gaïa, le nom que les anciens grecs donnaient à leur déesse de la terre, désigne un nouveau concept scientifique qui envisage l’atmosphère de la planète comme une partie intégrale, nécessaire et activement régulée de la biosphère. L’hypothèse Gaïa considère que les êtres vivants contrôlent et régulent la température de l’atmosphère, sa composition gazeuse, son potentiel d’oxydoréduction, son acidité, etc., afin de les maintenir à une valeur optimale pour leur survie. Au cours des âges géologiques, et malgré l’augmentation de l’intensité de la luminosité du soleil et d’autres perturbations, ces caractéristiques fondamentales de l’atmosphère sont restées relativement constantes, et loin de l’état qui résulterait d’un simple équilibre chimique. L’hypothèse Gaïa attribue cette propriété d’homéostasie [1] de l’atmosphère aux êtres vivants, à leur activité métabolique et à leur croissance, et particulièrement aux micro-organismes capables de transformer l’azote, le soufre et tous les gaz contenant du carbone (gaz carbonique, oxyde de carbone, méthane, etc.)

Comment les êtres vivants peuvent-ils activement contrôler la composition gazeuse de l’atmosphère et la température à la surface de la planète depuis plusieurs milliards d’années alors qu’ils ne possèdent ni plan à court ou long terme, ni capacité de prévision ? Cet article présente un modèle qui montre comment les différences de croissance entre deux types d’êtres vivants peuvent en principe, agir pour maintenir à peu près constante la température à la surface de la terre. Il est certes très simplifié, mais c’est la première tentative de mettre en équations et d’étudier mathématiquement les mécanismes cybernétiques du fonctionnement de Gaïa.

— G. B. —

Les observations des effets des êtres vivants pour maintenir constant l’environnement terrestre, ou le conserver dans des limites permettant la vie, commencent à être assez nombreuses. Beaucoup peuvent être réinterprétées dans le cadre de l’hypothèse Gaïa. On a beaucoup discuté les mécanismes du contrôle de la concentration du méthane dans l’atmosphère, qui est un exemple maintenant bien détaillé du maintien de l’homéostasie de l’oxygène atmosphérique.

Des modèles quantitatifs basés sur l’évapotranspiration des arbres dans les forêts ont été récemment présentés pour expliquer le contrôle de la vapeur d’eau dans l’atmosphère, et par conséquent certaines caractéristiques du climat global qui y sont liées. Ces météorologues n’ont pas travaillé dans le contexte de l’hypothèse Gaïa, mais ils ont fourni sans le savoir des arguments et des exemples supplémentaires en sa faveur.

Beaucoup de critiques de l’hypothèse Gaïa veulent d’ailleurs bien admettre que le méthane présent dans l’atmosphère est produit par des êtres vivants, et que l’évapotranspiration déplace d’énormes quantités d’eau entre le sol et l’atmosphère. Mais ils rejettent l’hypothèse Gaïa en tant que telle, parce qu’ils n’arrivent pas à voir comment des paramètres apparemment beaucoup plus globaux et complexes comme la température et la composition gazeuse peuvent aussi être régulés par des êtres vivants.

La régulation de la température

Il est nécessaire de comprendre comment est régulée la température à la surface de la terre pour pouvoir expliquer un certain nombre d’observations géologiques. Les roches non métamorphiques les plus anciennes connues, celles du Swaziland en Afrique Australe et celles de la formation de Warawoona en Australie Occidentale contiennent des traces de vie bactérienne. Elles sont âgées de plus de trois milliards d’années. Depuis cette époque jusqu’à maintenant nous connaissons des traces continues de la vie sur terre. Aucun indice géologique ne confirme l’hypothèse que la terre ait entièrement gelé ou que les océans se soient volatilisés, ce qui suggère que la température du sol s’est toujours maintenue entre les points d’ébullition et de congélation de l’eau. Les fossiles suggèrent que les conditions ont dû être assez modérées pour être tolérées par des êtres vivants et les témoignages des six cents derniers millions d’années fournissent la preuve de l’existence d’une température tropicale à un endroit ou un autre de la surface de la planète durant chaque ère géologique. Un âge glaciaire implique que la température moyenne des latitudes tempérées baisse de 10°C environ ou un peu moins. Par conséquent, on peut supposer que, durant les trois derniers milliards d’années au moins, la température moyenne à la surface de la terre a dû se maintenir entre 5° et 45°C.

Si l’on accepte les théories actuelles sur l’évolution des étoiles, la quantité d’énergie envoyée sur la terre par le soleil a considérablement augmenté depuis sa formation il y a quelque quatre milliards et demi d’années. Certains estiment que cette augmentation a pu atteindre 100%, mais la plupart des auteurs la limitent à une fourchette comprise entre un peu moins de 30% et un peu plus de 70%. Nous verrons d’ailleurs que sa valeur précise ne modifierait pas le résultat de nos conclusions et qu’une variation relative de la luminosité solaire comprise entre – 40% et + 120% reste cohérente avec nos hypothèses.

Le modèle présenté ci-dessus se concentre sur la température moyenne à la surface. Une augmentation de l’intensité de la luminosité solaire tend à induire une augmentation de la température à la surface. Un mécanisme simple et plausible, basé sur quelques propriétés élémentaires et bien connues du comportement et de la croissance des êtres vivants, permet de montrer que la régulation de cette température peut émerger comme la conséquence logique de ces propriétés de la vie.

Pâquerettes claires et pâquerettes sombres

Nos hypothèses sont simples. Nous supposons que la terre est couverte de fleurs, des pâquerettes « claires » et des pâquerettes « sombres ». Ces deux variétés diffèrent par la quantité de lumière qu’elles réfléchissent (ce qui est caractérisé par un chiffre compris entre 0 et 1 appelé « albédo » [2]). Le taux de croissance des pâquerettes varie avec la température, le taux le plus élevé survient quand la température est optimale et il décroît de part et d’autre de l’optimum jusqu’à ce que leur croissance soit limitée ou stoppée par des températures extrêmes trop froides ou trop chaudes.

Les pâquerettes totalement noires absorbent toute la lumière du soleil (leur albédo est 0) et les pâquerettes totalement blanches la réfléchissent entièrement (leur albédo est 1). Un albédo de 0,4 signifie que 40% de la lumière est réfléchie et 60% est absorbée.

On considère pour simplifier que les températures optimales sont les mêmes pour les deux variétés de pâquerettes : 17,5°C et que les températures limites sont aussi identiques : pas de croissance en-dessous de 5°C ni au-dessus de 35°C ; le taux de croissance des pâquerettes exprimé en fonction de la température a grosso modo l’allure suivante :

Cependant le comportement des deux variétés n’est pas identique. Aux températures les plus basses, les pâquerettes sombres absorbent plus de chaleur que les claires, et ainsi croissent plus vite. Aux températures les plus élevées, c’est le contraire ; les pâquerettes claires réfléchissent plus de lumière et perdent ainsi plus de chaleur, ce qui fait qu’elles croissent plus que les sombres. On suppose dans tous les cas que la surface totale disponible pour assurer la croissance des fleurs est constante et que ce « terrain fertile » représente jusqu’à 70% de la surface totale de la planète. L’albédo du sol est considéré comme constant et égal à 0,5, c’est-à-dire que la moitié du rayonnement solaire est absorbé et l’autre moitié réfléchi par le sol. Bien qu’en réalité la couleur de la végétation ne soit pas un facteur suffisant pour affecter directement l’albédo de la planète, nous supposons ici, pour les fins de la discussion, que puisque les deux types de pâquerettes n’ont pas les mêmes propriétés réfléchissantes, elles ont un effet sur l’albédo total à mesure qu’elles s’étendent et couvrent plus de terrain. La température moyenne d’un champ de pâquerettes sombres doit être légèrement plus élevée que celle de la planète. L’extension de celles-ci est maximum aux températures les plus basses. Au contraire, près d’un champ de pâquerettes claires, la température doit être légèrement inférieure à la moyenne. Ces dernières poussent plus vite et atteignent leur extension maximum aux températures les plus élevées.

Un peu de cybernétique

Pour aller plus loin et obtenir des résultats quantitatifs, il faut considérer le système comprenant les pâquerettes claires et sombres ainsi que la planète, caractérisée par sa température moyenne et son albédo. Il a la propriété de maintenir constantes certaines variables bien définies, malgré des influences perturbatrices (dans le cas de Gaïa les variations de l’intensité de la luminosité du soleil). On dit que des variables, température, tension, pressions, composition gazeuse, intensité lumineuse, sont homéostasées si elles sont régulées autour d’une valeur établie à l’avance appelée point fixe. Ce pourra être une température de 20°C pour la température d’une pièce [3], une humidité relative de 40% pour un humidificateur, en une concentration de 20% pour l’oxygène dans l’atmosphère. Il est possible que le point fixe ne soit pas vraiment constant, mais varie avec le temps. On dit alors que le système n’est plus homéostatique, mais homéorrhéïque [4]. Nous pensions que les systèmes de régulation de Gaïa sont en fait homéorrhéïques plutôt qu’homéostatiques.

Pour assurer cette régulation, tout système cybernétique doit posséder une entrée, une sortie, un gain (le montant de l’amplification qu’il produit) et un mécanisme permettant d’une manière ou d’une autre de renvoyer la sortie vers l’entrée comme une donnée nouvelle qui permettra de compenser le changement de la sortie. Pour être régulé autour d’un point fixe, tout système doit posséder une boucle de rétroaction négative qui permet de le ramener vers le point fixe. Une boucle de rétroaction positive, au contraire, le conduit à s’éloigner du point fixe.

Comment ce genre de considérations cybernétiques peuvent-elles s’appliquer à notre petit monde de pâquerettes claires et sombres ? Celui-ci peut être décrit par quatre variables internes (sur lesquelles le système peut jouer) : la surface occupée par chacun des deux types de pâquerettes, la température moyenne et l’albédo, et une variable externe (sur laquelle il n’a pas de prise) : l’intensité de la luminosité solaire.

Le schéma ci-dessous résume leurs interactions qui ont été décrites plus haut :

Nous pouvons écrire quatre équations (voir encadré pour les détails mathématiques) qui expriment :

– la croissance des pâquerettes en fonction de leur extension et de la température moyenne qui détermine leur taux de croissance ;

– l’albédo de la planète en fonction de l’extension des deux variétés de fleurs ;

– la température moyenne de la planète en fonction de l’intensité de la luminosité absorbée par la terre (c’est-à-dire le complément à 1 de l’albédo).

Il suffit alors de faire tourner l’ordinateur en faisant différentes hypothèses sur la variation de la luminosité solaire et les albédos respectifs des pâquerettes claires et des pâquerettes sombres.

Figure 1

Dans ce cas les deux variétés de pâquerettes ont le même albédo que le sol. L’albédo de la planète reste constant et égal à 0,5. La température moyenne augmente directement avec l’intensité de la luminosité du soleil. La croissance des pâquerettes est une simple fonction de la température qui débute à 5°C et s’arrête au-dessus de 35°C.

Sur les quatre graphes présentés ici, on constate que la plus grande extension des pâquerettes claires se produit juste avant qu’elles succombent à des températures trop élevées. A ce moment la température de la terre retrouve la valeur qu’elle aurait eu en l’absence d’êtres vivants. Pour des valeurs d’albédo de 0,1 et 0,9 pour les pâquerettes claires et sombres respectivement, la régulation se poursuit au-delà de 2,2 fois la luminosité solaire qui sert de référence, ce qui confirme que plus la différence entre les albédos des deux variétés est élevée, plus la tendance à l’homéostasie est forte. En présence d’un seul type d’organisme (clair ou sombre), la température peut encore être régulée tant que son albédo diffère de celui du sol. Dans ce cas, cependant, sa zone totale d’extension est plus faible que lorsque deux organismes sont présents.

Pour ceux qui aiment les maths…

Appelons X1 la fraction de la surface totale occupée par les pâquerettes claires, X2 celle occupée par les pâquerettes sombres et X la fraction inoccupée disponible par leur croissance, c le taux de croissance des pâquerettes et m leur taux de mortalité (supposé constant et égal à 30% de telle sorte qu’à chaque instant au maximum 70% de la surface totale peut être couvert de pâquerettes). La variation dans le temps de la surface totale occupée par une espèce de pâquerettes est exprimée par une équation classique de la dynamique des populations :

dXl/dt = Xl (Xc – m)

dX2/dt = X2 (Xc – m)

On suppose que la relation entre le taux de croissance et la température T est parabolique, ce qui est la façon la plus simple d’exprimer que le taux de croissance est nul en dessous de 5° et au-dessus de 35° et vaut 1 à 17,5°C.

c = a1 T2 + a2T + a3 = = -k(T-5)(T-35)

(K = 0,00457). L’albédo de la planète A est la moyenne pondérée en fonction de leur surface respective des albédos du sol nu As et de chacune des variétés de pâquerettes A1 et A2.

A = (XAs + X1 A1+ X2 A2)/(X + X1 +  X2)

A = (XAs + X1 A1+ X2A2)/F

F = X + X1 + X2 représente la fraction du sol fertile supposée constante.

Enfin une formule classique de la physique du rayonnement indique que la quatrième puissance de la température (absolue) est proportionnelle à l’intensité de la luminosité solaire S et au complément à 1 de l’albédo. (T + 273)4 = k S(1 – A) (k est une constante).

Figure 2

Les pâquerettes claires ont un albédo de 0,6 et les pâquerettes sombres un albédo de 0,4. Dans ces conditions la tendance à l’homéorrhésie est bien visible. Comme la plus grande extension des pâquerettes sombres se produit aux températures les plus basses, et celle des pâquerettes claires aux températures les plus élevées, la température et l’albédo de la planète sont tous deux modifiés. La température reste pratiquement constante pour une luminosité solaire comprise entre 0,8 et 1,2 fois la valeur de référence. De plus la densité des pâquerettes (les régions sous les courbes et 0) est beaucoup plus élevée qu’avec les hypothèses de la figure 1.

Figure 3

L’albédo des pâquerettes sombres est de 0,2 et celui des pâquerettes claires, de 0,8. La régulation de la température est possible dans une gamme beaucoup plus large de valeurs de l’intensité de la luminosité solaire.

Les premiers résultats du modèle

Il est remarquable de constater que les propriétés amplificatrices de la croissance exponentielle des êtres vivants (c’est-à-dire que l’accroissement de la population à chaque instant est proportionnel à la population totale) et la variation de leur taux de croissance en fonction de la température sont suffisants pour amorcer un mécanisme d’homéorrhésie thermique. En général, un accroissement de la diversité d’un système (dans ce cas une plus grande différence entre les albédos des deux types) conduit à une augmentation du pouvoir régulateur et l’extension totale de la végétation devient plus grande.

Nous sommes bien conscients du fait que ce modèle est extrêmement simplifié et, en particulier, nous ne voulons pas suggérer que l’albédo de la végétation suffit pour réguler la température de la terre. Nous l’avons choisi pour sa simplicité et non pas pour son réalisme. Cependant, nous pensons Que s’il était perfectionné, il pourrait nous permettre de mieux comprendre les effets nombreux et subtils que les êtres vivants exercent pour moduler les caractéristiques de l’environnement à la surface de la terre. Cet exemple illustre une possibilité d’homéorrhésie sans introduire autre chose que les données habituelles de la biologie. Le système de Gaia n’a pas besoin de planifier à l’avance ou d’anticiper les événements d’une manière ou d’une autre pour montrer des tendances à la régulation. Un système biologique se comportant de manière cybernétique donne l’impression d’être téléologique, dirigé par des causes finales. Si l’on se contente de regarder les résultats sans voir les processus de rétroaction qui s’y déroulent, il semblerait que les êtres vivants conspirent pour assurer leur propre survie.

Figure 4

L’albédo des pâquerettes sombres est de 0,2 et celui des pâquerettes claires de 0,8. La régulation de la température est possible dans une gamme beaucoup plus large de la valeur de l’intensité de la luminosité solaire.


[1] Homéostasie : propriété de maintien ou d’autorégulation d’un système.

[2] Albédo : quantité de lumière réfléchie.

[3] Pour économiser l’énergie il est plutôt conseille 18°C (N.D.L.R.).

[4] Homéorrhéïque, étymologiquement : qui coule de manière semblable. Système régulé autours des variations d’un paramètre qui évolue lentement.