Jean Chevalier
Le phénomène religieux : Une constante à travers les temps

Il semble bien se confirmer que l’homme soit un animal religieux aussi bien qu’un animal raisonnable, tantôt sauvage, tantôt discipliné. Quand il prétend effacer les religions révélées qu’il considère sans discernement comme des produits historiques de la conscience collective, il reconstitue aussitôt de nouvelles religions, qui satisfont à un incoercible besoin d’absolu. Il ne faudrait d’ailleurs pas réduire à ce besoin le sentiment religieux, infiniment plus complexe. Dès lors, une angoissante question se pose. S’il est vrai, apparemment, que les grandes religions universelles connaissent un certain mouvement de repli, une récession, s’il est vrai qu’une certaine qualité d’adhésion diminue dans la masse alors qu’elle progresse chez un petit nombre, on peut se demander quelles religions de suppléance se préparent à naître, en attendant un éventuel renouveau des religions traditionnelles.

(Extrait de Les religions. Éd. Marabout 1974)

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LES INDICES STATISTIQUES

Parmi les manifestations de l’esprit humain, le phénomène religieux est l’un des plus répandus dans le monde, même en ce dernier tiers du XXe siècle. Sur quelque trois milliards et demi d’habitants de notre globe, près de trois milliards sont — ou ont été — personnellement affectés par des faits d’ordre religieux. Le tableau ci-dessous n’indique qu’un ordre de grandeur, suivant une importance numérique dégressive valable pour 1970, ainsi que les principales aires d’implantation.

A ces chiffres approximatifs, les statisticiens ajoutent deux cents millions d’animistes. (Afrique, Asie). On peut faire dire aux statistiques ce que l’on veut, même quand elles sont le plus soigneusement établies. Ce n’est pas ici le cas : par exemple, en Chine, combien subsiste-t-il de confucianistes et de taoïstes ? Les statistiques religieuses sont loin d’être normalisées : par exemple, en Inde et dans l’Asie indianisée, bouddhisme et hindouisme sont très mêlés. Les critères et les méthodes de recensement, même pour le christianisme, ne sont pas appliqués partout avec la même rigueur : catholiques et orthodoxes comptent leurs baptisés, les protestants ne retiennent que ceux qui ont fait un acte de foi personnel. La sociologie des religions, qui doit son accession au rang de science humaine à Gabriel Le Bras, n’en est encore qu’à ses débuts, ainsi que la géographie culturelle, en ce domaine délicat, subtil, mal défini, quasi insaisissable.

Chrétiens

catholiques Europe centrale,                           582 000 000

occidentale et méridionale,

Amérique latine

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orthodoxes Europe de l’Est et                           126 000 000

du Sud-Est,

Proche-Orient

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protestants Europe du Nord                            220 000 000

et du Centre,

Amérique du Nord

et Commonwealth                              928 000 000

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Musulmans

Afrique du Nord,

Proche et Moyen-

Orient, Asie centrale,

Indonésie                                      495 000 000

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Hindouistes

Inde                                                 440 000 000

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Confucianistes

Chine, Viêt-nam                           372 000 000

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Bouddhistes

Asie du Sud et de l’Est               1 78 000 000

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Shintoïstes

Japon                                                   70 000 000

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Taoïstes

Chine, Viêt-nam                               55 000 000

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Juifs

Israël, Etats-Unis, France, etc  14 000 000

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Zoroastriens

Inde, Iran                                                140 000

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2 552 140 000

Les statistiques révèlent une augmentation numérique et une diminution relative des croyants

Ces réserves étant nettement formulées, on peut cependant comparer d’une période à l’autre — pendant un siècle, par exemple, et tous les trente ans — les courbes de l’accroissement démographique et les courbes d’appartenance religieuse. On s’apercevra d’abord que, en chiffres bruts, toutes les religions marquent une progression, à l’exception du bouddhisme qui accuse un lourd fléchissement, dû sans doute à la révolution chinoise et aux bouleversements de la presqu’île indochinoise ; à l’exception aussi du judaïsme qui n’a pas, en vingt ans, réparé toutes les conséquences des hécatombes nazies.

Cette apparence de progrès numérique des autres religions est trompeuse. Si l’on compare l’accroissement démographique mondial à celui du nombre des croyants, on s’aperçoit que ce dernier est en régression relative, à l’exception de l’islam dont le niveau relatif demeure à peu près étale depuis un siècle. Cela signifierait que son taux d’accroissement suit à peu près le taux d’accroissement démographique. L’islam. qui englobait 14,68 % de la population mondiale vers 1850, en représente aujourd’hui 14,5 %. L’islam n’a donc pas encore subi le contrecoup des phénomènes de civilisation, dont nous parlerons plus loin, de l’urbanisation et de l’industrialisation en particulier, qui ont toujours entraîné, jusqu’à cette date, une régression de la pratique religieuse. Sa crise approche cependant.

L’hindouisme baisse, de 1900 à 1960, de 13,10 % à 12 %. Le judaïsme montre une grande stabilité, de 1900 à 1940 entre 0,58 et 0,6 % de la population mondiale, mais descend à 0,4 % en 1960, en conséquence principalement des persécutions subies. C’est le bouddhisme qui accuse la plus grande instabilité et la chute la plus sensationnelle, passant, en soixante ans, de 30 % à 13 % de l’humanité. Bien que les statistiques soient ici particulièrement traîtresses, la régression reste considérable.

La courbe du christianisme est probablement moins incertaine que les autres. Entre les deux guerres mondiales, il semble que la proportion des chrétiens dans le monde ait légèrement augmenté de 1,2 %. Cet accroissement provient sans doute du succès des missions catholiques et protestantes, en Afrique particulièrement. Mais, sur une période plu, large, de 1900 à 1960, la chute relative est manifeste : le christianisme, qui réunissait près de 35 % de l’humanité au début du siècle, n’en représentait plus, vers 1960, que 28 %.

D’un autre point de vue, plus grave encore si l’on compare la cadence de progression de certaines religions à celle de la population mondiale, on constate que la première est beaucoup moins rapide. En conséquence, la proportion des adeptes de ces religions dans le monde, à supposer que les cadences d’accroissement restent les mêmes, est appelée à diminuer. Par exemple, de 1900 à 1960, la population du globe, en dépit des deux guerres mondiales, s’est accrue d’environ 87 % ; le nombre des chrétiens ne s’est élevé, pour la même période, que de 65 %. Si l’on tient compte de cette différence de rythme, quel ne serait pas l’écart dans 30 ans en l’an 2000, lorsque la Terre comptera environ sept milliards d’habitants ? La population des chrétiens dans le monde descendra bien au-dessous des 28 % d’aujourd’hui.

Le christianisme, pour garder cet exemple, est principalement implanté dans l’hémisphère occidental dont le taux de croissance démographique est des plus faibles du monde, à l’exception de l’Amérique latine. La population du reste du monde augmentant plus rapidement, tout au moins pendant encore un certain temps, la proportion des chrétiens, même si elle se maintenait en Occident, diminuerait par rapport à L’ensemble de l’humanité. Tant que les données démographiques demeureront ce qu’elles sont, le christianisme déclinera donc en nombre relatif, sauf renversement imprévisible des tendances.

Certains phénomènes de civilisation s’accompagnent d’une chute de la vie religieuse

On sait aussi que le phénomène d’urbanisation caractérise la tendance de la civilisation moderne. Il atteint même une rapidité extraordinaire dans les pays en voie de développement où les capitales s’amplifient à vue d’œil, attirant parfois le tiers, et même davantage de la population totale du pays. Or ce phénomène de déracinement s’accompagne régulièrement d’une diminution de vie religieuse. « Bilan du monde (Paris, Casterman, 1964) » n’hésite pas à écrire : « La déchristianisation est principalement, excepté dans certaines parties de la France et de l’Allemagne, un problème urbain. Toutes les grandes villes européennes accusent une diminution de la pratique religieuse, ce qui est un signe évident d’une désaffection vis-à-vis de la religion. » Quelques chiffres pourraient étayer cette conclusion. En France, par exemple, le nombre des catholiques recensés représente environ 85 % de la population totale ; la pratique religieuse dans les grandes villes, d’après certaines enquêtes, oscille entre 5 et 28 % de ce chiffre ; à supposer que le nombre des baptisés y soit le même que dans les campagnes, le nombre des pratiquants dans les grandes villes ne dépasserait donc guère les chiffres de 4 à 22 % des citadins. Le phénomène est encore plus accentué en Amérique latine, où les catholiques représentent quelque 91 % de la population totale, tandis que la pratique religieuse n’atteint que les pourcentages de 18 % à Lima, de 15 % à Rio et de 13 % à Buenos Aires. Des observations analogues ont été faites sur tous les continents et pour toutes les religions ou confessions. Ce ne sont pas les rares exceptions que l’on peut citer, très précisément situées, qui infirmeront la généralité du fait. Aussi les auteurs de « Bilan du monde » concluent-ils très objectivement, sans établir la relation de cause à effet : « Il semble que l’évolution sociologique du monde actuel amène, avec elle, une indifférence religieuse, principalement localisée dans les milieux urbains. »

D’autres causes que la vie urbaine peuvent intervenir dans cette désaffection. Mais celle-ci ne peut qu’être enregistrée, pour le moment, comme un fait lié au développement des villes. Et comme ce dernier fait s’inscrit lui-même dans le courant de civilisation qui nous entraîne, la continuité d’une régression religieuse des masses apparaît, dans les circonstances actuelles, comme une probabilité. Après une certaine période, on se retrouve en présence non pas d’un phénomène de déchristianisation, mais tout simplement de sociétés non chrétiennes, non religieuses, sécularisées, dans lesquelles vit une minorité de chrétiens. Non-pratiquants, non-baptisés, athées, l’évolution de l’un à l’autre de ces termes s’observe régulièrement.

Le terme même de « chrétien » recouvre des attitudes et des certitudes bien différentes

Les incertitudes des statistiques s’aggravent encore si l’on tente une analyse de contenu. Que signifient, par exemple, ces chiffres de « chrétiens » ? Un exemple récent nous instruit : il concerne les « catholiques » de France. Une enquête par sondage a été effectuée par la S.O.F.R.E.S. en novembre et décembre 1971 pour le compte de « la Croix » et du « Pèlerin ».

Il s’agissait de tenter d’établir une « typologie des Français par rapport à l’Église et à la foi ». Or l’enquête nous révèle que, si 96 % des Français sont baptisés, 84 % se déclarent catholiques, 75 % croient à l’existence de Dieu, 36 % à la divinité de Jésus-Christ, 32 % à la vie actuelle du Christ, 21 % vont à la messe régulièrement. Que d’inconséquences Que signifie dès lors le nom de catholiques, ainsi revendiqué par 84 % de Français, par rapport à l’enseignement dogmatique et moral de l’Église, si un tiers seulement croit à la divinité du Christ ? Aussi les enquêteurs distinguent-ils quatre groupes d’attitudes par rapport à l’Église, avec leurs sous-groupes : les indifférents (copains, laïques, jeunes loups), les périphériques extérieurs (indépendants, braves gens, marginaux, Français moyens), les frontaliers (détachés nostalgiques, attachés sociologiques), les intégrés (actifs, fidèles). Ces deux dernières catégories représentent seulement 24 % de l’ensemble. Et encore, ni leur foi, ni leur morale, ni leur pratique cultuelle ne répondent chez tous à toutes les exigences de l’Eglise.

Notre propos n’est pas de commenter les résultats de cette enquête. Nous entendons seulement montrer à quel point les statistiques globales sont sujettes à caution. Le même mot, « catholique », par exemple, recouvre des degrés d’adhésion inégaux et même des croyances différentes. Le phénomène religieux n’en est que plus difficile à cerner et à qualifier.

LES STRUCTURES ARELIGIEUSES DE L’ESPRIT CONTEMPORAIN

D’autres motifs que les obstacles qui empêchent de réduire à des mesures statistiques des phénomènes d’ordre qualitatif compliquent encore l’analyse. La pensée et la vie religieuses connaissent aujourd’hui une telle effervescence qu’il est impossible d’avancer une phrase sans entendre en sourdine un concert d’instruments variés, apportant chacun sa note contestataire, discordante ou simplement nuancée et personnelle. La religion semble redevenir le domaine de la libre spontanéité. C’est le signe, à l’intérieur de limites restreintes, d’une vitalité extrême, inattendue, bien qu’elle ait été prévue par plusieurs. C’est aussi l’annonce d’une poussée quelque peu anarchisante et sauvage, l’apparition de formes nouvelles de vie et d’expression, l’exigence d’une attention sans préjugé devant cette recrudescence latente, bientôt patente, d’un phénomène que l’on qualifie peut-être trop vite de religieux. Mais le vocabulaire religieux, lui, est en pleine dérive.

Au lieu de s’insurger contre un mot ou un concept, que le lecteur dépasse la lettre et poursuive jusqu’au sens caché ; essayons de poser des jalons, en évitant le plus possible les définitions fermées de la scolastique. Dans le domaine religieux, les mots ne sont pas des bornes, mais des vecteurs ; pas des chiffres, mais des flèches. Certes, il y a des dates, des faits, des messages, et ce livre les rapporte avec toute l’exactitude possible. Mais nos interprétations et explications, si fondées soient-elles, ne prétendent pas limiter la recherche.

Le langage religieux est devenu une nouvelle tour de Babel

Le langage religieux est donc soumis aujourd’hui à une révision déchirante. Il reposait naguère sur une philosophie objectiviste qui n’avait aucune peine à spéculer sur des essences transcendantes, à en poser l’existence immuable et à les encapsuler en des formules définitives. La métaphysique appliquée à la religion avait engendré ce que beaucoup ne considèrent plus aujourd’hui que comme une métamythologie. Tout un univers, celui d’« en haut », déployait sa magnificence en dehors de l’homme, auquel l’univers de l’homme, celui d’« ici-bas », ne pouvait se relier, pour en partager les félicités, que par un réseau de médiations qui constituait le domaine réservé de la religion.

Aujourd’hui, ces perspectives sont renversées. L’esprit contemporain est fondamentalement nominaliste. Les philosophies de l’existence, de l’angoisse, de la structure, du phénomène, la révolution psychanalytique, l’anthropologie, la sociologie culturelle, l’herméneutique ont violemment ramené l’attention sur le sujet concret, individuel ou collectif, sur sa propre et libre capacité créatrice, sur son aptitude exclusive à conférer sens et signification aux faits et aux mots. Elles ont replié l’univers sur les dimensions du sujet. Que l’homme envoie des sondes interplanétaires explorer la Lune, Mars ou Vénus, qu’il décèle les micro-éléments de la matière et de la vie, qu’il perce les secrets de l’atome et de la cellule vivante qu’il construise des cerveaux électroniques, c’est par ses propres calculs, ses propres appareils, ses propres instruments de mesure, c’est par l’exercice de sa propre raison qu’il accomplit ses prouesses.

Le langage religieux ancien perd sa résonance

Dès lors, un langage tout imprégné de présupposés objectivants et transcendants sonne à nos oreilles comme un idiome étrange, plus encore qu’étranger, comme le vague écho de la musique d’une cathédrale engloutie. La communication ne passe pas. Même des milieux parmi les plus catholiques sont devenus conscients de ce changement de registre. La revue « Fêtes et saisons », par exemple — éditée par ces maîtres en théologie que sont les dominicains — ouvre un fascicule (mars 1972), intitulé « Des salves d’avenir », par ces paroles désabusées : « … Il ne faut pas se leurrer : pour dire aujourd’hui une parole de foi réellement signifiante, nous nous trouvons dans le brouillard, et les plus lucides s’avouent « paumés » […]. La parole est comme frappée de stérilité ; les mots ont perdu leur sens, leur poids. » Alors, cette foi qui doit procéder de la parole, comme dit saint Paul, comment en transmettre le message ? Les inspirateurs de ce fascicule aussi franc qu’insolite, qui se veulent aussi des apôtres, se tournent alors vers les interprètes les plus subjectifs de la pensée, vers les poètes, et non point vers les prédicateurs, les catéchistes et les théologiens :

« A chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve d’avenir. » (René Char.)

Et beaucoup de ces poètes, ô paradoxe de la situation religieuse actuelle, sont des incroyants. Pourquoi donc un tel recours à l’expression poétique ? Michel Clévenot, aumônier national de la Jeunesse étudiante catholique, explique son propos. En face de cette étrangeté, de ce caractère inaudible et inintelligible du langage religieux traditionnel, « peut-être, nous dit-il, seuls les poètes peuvent se faire entendre. Parce qu’ils n’ont pas perdu le contact avec les sources de l’imaginaire. Parce qu’ils savent s’étonner de nos habitudes. Parce que leur langue d’images et de symboles atteint une autre profondeur de la réalité que nos prosaïques abstractions. Parce que les mots, entre leurs mains, retrouvent un éclat, une sonorité, une saveur tels qu’il faut du temps et du silence autour pour les goûter vraiment. Parce que, en somme, la poésie est un jeu, une fête, une récréation, qui est aussi une re-création, et qu’elle peut inaugurer une existence plus authentique, une vie plus vivante ». Un écrivain catholique, Jean Onimus, va jusqu’à écrire : « Il y a infiniment plus de potentiel spécifiquement religieux dans les explosions lyriques, les cris de joie, les défoulements d’angoisse et les transes poétiques de la contre-culture que dans les cérémonies des cultes institutionnalisés[1]. »

L’ESPRIT MODERNE SE MONTRE REBELLE A LA PENSÉE RELIGIEUSE

Dans la pensée de l’homme d’aujourd’hui, Dieu n’est plus l’explication première et ultime de toutes choses, de la science à la morale, du cours de l’univers à la destinée personnelle. Il n’a pas plus sa place dans l’enchaînement rationnel des causes que dans les recours à des puissances irrationnelles. Il n’est plus un terme de référence dans aucun domaine de connaissance, et même certaines théologies, dites de « la mort de Dieu », en ont évacué jusqu’à l’idée. La critique philosophique en écarte toute représentation, la sociologie en découvre les sources culturelles, la psychanalyse en décèle les origines inconscientes, l’exégèse opère sur les textes jadis sacrés comme sur des récits mythologiques. Non seulement Dieu se tait, mais il est comme absent. Ce n’est plus lui, c’est l’homme qui fixe notre regard et suscite l’interrogation. Ce n’est plus Dieu qui nous instruit sur l’homme, c’est l’étude de l’homme qui nous renseigne sur Dieu. La théologie s’est, dit-on couramment, muée en anthropologie. A vrai dire, elle n’avait jamais cessé d’impliquer une certaine conception de l’homme. Les Pères grecs et les Pères latins, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, professaient une anthropologie ; mais celle-ci, de latente, est devenue patente ; de relative à Dieu, elle est devenue indépendante ; de présupposée, elle est devenue l’objectif central et primordial. L’homme « adulte » a éclipsé Dieu « le Père ». Le complexe d’Œdipe est dénoué, l’évolution personnelle débloquée : l’homme accède à la maturité.

La religion n’a aucune place dans l’attitude spirituelle d’un très grand nombre de jeunes esprits d’aujourd’hui. Ils « semblent, au premier abord, partir de zéro, décidés à ne respecter aucune règle conventionnelle et vouloir adopter un ton aussi simple qu’agressif. Rien n’est vrai, disent-ils, rien ne résiste à l’épreuve critique de la pensée des hommes modernes détachés des conventions traditionnelles de leur milieu. Tout est factice, tout est dépourvu de vérité intrinsèque ; on vit aujourd’hui d’habitudes mentales héritées qui n’ont plus de raisons d’être ; on aurait envie de tout envoyer en l’air ; on éprouve le vertige de la révolution, de l’anarchie, la fascination de la négation, du néant. On respire la méfiance, même si, de façon empirique, on mène une vie pleine d’intensité dans l’étude, le travail, l’expérience du monde extérieur, dans la recherche intérieure d’une plénitude, d’une certitude, même provisoire et pragmatique que, d’ailleurs, on n’atteint qu’en créant d’autres pseudo-vérités. » Qui s’exprime ainsi ? Qui décrit une telle psychose de la foi, de négativisme et d’autosuffisance ? Paul VI lui-même, lors de son audience publique du 5 janvier 1972.

Le langage à prédominance scientifique de la pensée moderne est inapte à cerner le phénomène religieux, à formuler une réponse aux interrogations sur le sens et la valeur de la vie, sur les postulats mêmes de la connaissance. En face de ces problèmes, l’esprit moderne ne dispose plus d’un langage approprié, si défectueux et illusoire soit-il, pour les aborder. Il a des habitudes de « terminologie exacte, de logique constructive, de principes rationnels conséquents » qui ne conviennent pas à l’expression de relations entre l’humain et le divin, qui sont, dans ce registre, parfaitement indéfinissables et insaisissables. Or, il est souvent le seul connu ou le seul admis. Faute d’autre langage, les problèmes eux-mêmes finissent par s’estomper, et l’inquiétude métaphysique ou religieuse recule dans la torpeur de l’inconscient.

Même au niveau de la philosophie, on ne trouve pas plus de langage qui servirait de voie d’approche du mystère. A l’inverse des processus techniques et scientifiques qui se fondent sur la rationalité, les processus philosophiques modernes dissolvent souvent cette rationalité ou ne la rétablissent que sous forme de structures phénoménales reconstruites, inventées ou imaginées par l’esprit humain. La critique, le doute, la négation libèrent la créativité, qui ne s’attribue pas d’autre fin qu’elle-même et se condamne à des certitudes partielles, instables, divergentes. On n’a jamais autant parlé de visions et de solutions globales, jamais peut-être visions et solutions n’ont été plus parcellaires et individuelles.

Mais les assurances mêmes que donnent les certitudes rationnelles, confirmées par les succès technologiques et scientifiques, sont minées par une « insécurité intérieure » que l’on revendique comme une des conditions de la créativité ; toutefois, elle « transforme tout en problème » et engendre des névroses dépressives. Une terrible menace d’affaissement pèse sur toute autonomie dépourvue de point d’appui. L’infaillibilité que l’on prête à soi-même, à la liberté, à l’action, à la pensée risque de conduire à la faillite universelle.

Tous les ponts seraient-ils coupés ?

En réalité, tous les ponts paraissent coupés entre le monde religieux de naguère et l’esprit de l’homme d’aujourd’hui. Mais les grands problèmes demeurent insistants malgré nous : qui suis-je, d’où vient la vie, où va-t-elle, l’existence n’a-t-elle pas de sens, la mort est-elle vraiment la fin de tout ? Pourquoi cette inquiétude quasi universelle de l’esprit ? Ce n’est qu’une pirouette de répondre avec Karl Marx : « Ta question elle-même est un produit de l’abstraction […], l’homme doit son existence à l’homme[2]. » Car toute recherche approfondie aboutit à ces questions : elles sont vitales, non pas oiseuses. Et ce n’est pas seulement la raison qui nous y conduit. Elles habitent, lancinantes, tout au fond de nous-mêmes. C’est une autre pirouette de n’y voir alors, avec Freud, qu’une survivance des terreurs paniques des premiers âges. Car elles ont bien un sens pour nous, indépendamment de toute panique. Il ne m’est pas indifférent de savoir si je survivrai d’une façon ou d’une autre à la mort à ce monde et si la qualité de ma vie future dépendra de ma conduite en cette vie. C’est l’amour même de la vie — outre l’incessante quête de l’intelligence — qui est au cœur de ces interrogations essentielles. Je ne puis, certes, donner aucune réponse rationnelle, expérimentale, absolument convaincante, encore que certains témoins de l’invisible[3], mystiques ou non, aient cru nous apporter quelque lumière, et encore que l’analyse critique de l’expérience mystique, des fondements de la connaissance scientifique, des écritures dites révélées réunit un ensemble de signes concordants assez impressionnant. Mais ce langage de la preuve engendre rarement la foi et ne nourri pas l’esprit religieux. Comme le dit un personnage de comédie : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour[4] » ; de même, s’il n’y a que des « preuves » de la religion, il n’y a pas de religion. Elle s’éprouve plus qu’elle ne se prouve.

Alors, on voit apparaître toute sorte de recours pour satisfaire à ce besoin de certitudes transrationnelles. Les prophètes se multiplient en ce siècle — est-ce un des signes annonciateurs de l’Apocalypse ? —, qui prétendent nous apporter des révélations ; mais elles sont généralement simplistes, obscures, confuses ou si gratuites que l’esprit critique le moins exigeant est plutôt gêné de voir la crédulité dont elles bénéficient. A un degré plus élevé, le fidéisme, imposant silence à une raison critique dont il se plaît à dénoncer les faiblesses, les élans et les fantaisies, s’en tient à l’idée, goût du mythe, d’une révélation qui offre ses données millénaires à l’adhésion du cœur et propose l’abandon à une croyance et à un sentiment religieux que l’intelligence naturelle ne peut ni prouver ni réprouver. A l’inverse, un processus de démythisation s’efforce d’élaguer du phénomène religieux, à l’aide des méthodes psychanalytiques, sociologiques, structuralistes, toute représentation concrète, imagée, extérieure, historique, tout modèle de vie autoritaire, de sorte qu’il ne reste qu’un schéma sans foi, abstrait, bon pour une science quasi mathématisée, squelettique, ou une foi sans connaissance, sans objet et sans religion, mouvement de l’âme, pur et vide. Entre ces extrêmes — et c’est la position de prudence que Paul VI recommande aux catholiques —, se situe « la structure religieuse traditionnelle[5], mais replacée « dans un cadre théologique moderne ». Ce cadre théologique moderne, auquel le pape se réfère, reste fort indéterminé, entre les condamnations romaines du modernisme, nullement retirées, et les manifestations protéiformes d’un « aggiornamento » défini comme un vœu pieux, mais sans doctrine. Les déclarations de Vatican II ont élargi considérablement les analyses de situation, mais maintenu toute la recherche religieuse au-delà de la lettre des Constitutions conciliaires, sous le strict contrôle de Rome et sous peine de rappels à l’ordre du magistère suprême. La « structure religieuse traditionnelle » maintient donc toute interprétation de la foi, du moins pour les catholiques, dans le champ épistémologique de la Curie romaine. On retrouve alors les profondes ruptures de langage, de structure mentale, des voies de communication spirituelle que nous avons signalées.

LES FONDEMENTS DU SYSTÈME RELIGIEUX

Et pourtant le phénomène religieux retient de plus en plus l’attention de nos contemporains. Il intéresse non seulement les fidèles de chaque Église, non seulement les historiens des religions, les sociologues, les spécialistes d’anthropologie culturelle ; il tourmente même les incroyants ; il envahit les colonnes de la grande presse, écrite, parlée, visuelle, les hebdomadaires, les magazines. Oh ! certes, ce n’est pas toujours l’aspect le plus sérieux qui est pris en considération. Mais, si superficielle qu’elle apparaisse, l’attention prêtée à la vie religieuse se révèle comme un signe des temps qui pourrait bien trahir autre chose qu’une simple curiosité intellectuelle, peut-être une inquiétude de l’âme. Tout en se déclarant agnostique, Malraux rappelait, lors d’une émission télévisée sur « le Peuple de la nuit », dans la série « la Légende du siècle », que l’on peut à la rigueur éluder le problème de Dieu, mais non le mystère de la mort et l’interrogation sur une transcendance.

Le phénomène religieux se place au centre de la pensée

Le problème religieux est au centre de nombreux livres scientifiques et philosophiques, de beaucoup de romans et d’essais, de la poésie. Même ceux qui se disent, et se veulent, parfaitement « sécularisés » ont à se prononcer sur le problème religieux, ne serait-ce que pour justifier une attitude négative. Même les religions mortes ou agonisantes continuent de mobiliser l’attention. De chacune d’elles, on peut répéter ce que disait André Bareau du bouddhisme dans la leçon inaugurale faite au Collège de France le 1er décembre 1971 : « Dans plusieurs des pays où il brilla jadis d’un vif éclat, il a perdu beaucoup de son importance au cours des siècles, parfois tout récemment, et il a même complètement disparu en tant que religion vivante dans certains d’entre eux, mais il a laissé dans presque tous des traces profondes que révèle l’examen des langues, des littératures, des arts, des philosophies, des mœurs et coutumes de ces pays. On peut donc regarder l’étude du bouddhisme comme l’un des principaux moyens de comprendre les civilisations orientales et l’histoire, même contemporaine, des peuples de l’Asie. »

Il est bien certain qu’une étude de la religion nous introduit au cœur de l’activité collective et personnelle. « Il n’y a rien d’intéressant sur la terre que les religions… » avouait Baudelaire, le père des poètes maudits, dans Mon cour mis à nu.

Quels que soient les défauts des statistiques, les limites des adhésions, la pureté des religions, on ne peut comprendre l’époque où nous vivons sans tenir compte d’un fait d’une telle densité. L’effondrement des valeurs traditionnelles dans tous les domaines de l’action et de la pensée n’a pas épargné, on l’a vu, les pratiques et les croyances de la religion. Mais, située au confluent du rationnel et de l’irrationnel dans le cœur de l’homme, la religion, toutes valeurs renversées, subsiste au moins comme un problème. On peut le nier en tant qu’angoisse — si l’on est bien sûr d’avoir surmonté l’angoisse de l’inconnu ; on ne peut le rejeter en tant que question, si l’on veut continuer de penser sa vie, car c’est l’homme lui-même qu’elle met en question. Les horreurs, comme les grandeurs de la condition et de la conduite humaines au cours des siècles et de nos jours, les limites de nos connaissances sur les fondements mêmes de la science, sur les rapports de notre esprit avec le cosmos dont il formule les lois, sur les origines de la vie et la fin de l’existence individuelle, la permanence historique de certains messages spirituels, la réflexion philosophique sur l’être même, Dieu, hypothèse ou réalité —, nous rencontrons toujours ces interrogations capitales : Pourquoi suis-je vivant ? Pourquoi dois-je mourir ? Quel sens a mon existence ? Quels que soient les réponses ou les silences, le sens même des questions essentielles débouche sur le problème religieux. C’est pourquoi, à un titre encore plus astreignant que la biologie, la physique, la mathématique ou la philosophie, la religion ne peut être éludée par l’homme qui essaie de comprendre sa situation dans l’univers.

Le sens religieux serait à la fois acquis et inné

Si l’on voyage dans le passé aussi loin qu’on puisse l’atteindre, on observe des traces du phénomène religieux. Lors d’un récent dialogue avec François Jacob, Claude Lévi-Strauss disait des sociétés humaines : « Toutes ont un langage, toutes ont des croyances religieuses, toutes ont des institutions. » Ces éléments sont-ils innés ou acquis, se demandaient les deux savants. Pour le biologiste, le langage pourrait avoir un fondement cérébral et procéder, en conséquence, d’un ressort génétique. Quant aux institutions sociales et aux croyances religieuses, il est impossible de déterminer, dans l’état actuel des connaissances scientifiques, si elles sont inscrites dans un programme génétique ou si elles ne sont qu’un produit de la culture. L’anthropologue considère que tout est acquis, langage, croyances, institutions et, donc, les religions.

Mais l’opposition entre l’inné et l’acquis, surtout quand l’acquis offre un tel caractère d’universalité, perd de sa rigueur. « Ils se complètent, ils coopèrent, déclare François Jacob. On a de très nombreux exemples où le système héréditaire […] fournit une espèce de cadre qu’ensuite l’apprentissage, la culture, tout ce qui est reçu par l’éducation vient remplir. » On serait donc enclin à penser que, si la religion n’est pas inscrite dans le programme génétique de l’homme, elle n’en trouve pas moins un fondement dans ses tendances natives, dans son « programme » psychique, dans son projet « existentiel ». La religion apparaîtrait dès lors comme une manifestation naturelle du développement psychique, et c’est l’irréligion qui serait le fruit d’une lutte contre une forme de culture issue partiellement de la nature. Autrement dit, la religion serait naturelle à l’homme, quelle que soit sa forme d’expression, et l’irréligion résulterait d’un exercice de la liberté, en réaction contre certaines données de l’existence. Mais l’absence totale de religion est-elle possible, est-elle un fait ? L’irréligion n’est-elle pas un travesti sous lequel la religion continue d’agir ?

Pour Jacques Monod, la pulsion créatrice des religions est si profondément naturelle et ancienne que celles-ci dépasseraient, par leur origine, la condition de simples phénomènes de culture pour accéder, comme le pense François Jacob, au niveau d’une tendance génétique : « S’il est vrai, comme je le crois, écrit le biologiste, que l’angoisse de solitude et l’exigence d’une explication totale, contraignante sont innées ; que cet héritage venu du fond des âges n’est pas seulement culturel, mais sans doute génétique, peut-on penser que cette éthique austère, abstraite et orgueilleuse (celle de la connaissance objective de la science) puisse calmer l’angoisse, assouvir l’exigence ? Je ne sais […]. Peut-être, plus encore que d’une explication que l’éthique de la connaissance ne saurait donner, l’homme a-t-il besoin de dépassement et de transcendance[6]. »

La religion apparaît comme une tentative de dépassement des limites naturelles

On a souvent dit que la philosophie était un « passage à la limite ». Dans cette perspective, la religion apparaît comme un dépassement de la limite. Mais quelle limite ? Celle des réponses que la raison peut, à elle seule, donner à ses propres questions. La religion n’existe, en effet, que pour l’être qui s’interroge. Elle est une des premières manifestations de la raison, mais d’une raison qui, apercevant l’abîme de son ignorance, cède au vertige de la terreur, aux fabulations de l’imaginaire ou aux extrapolations de la foi. Son mouvement l’emporterait vers un transrationnel, mais il ne rencontre souvent que l’irrationnel. C’est pourquoi il est si difficile de démêler dans le phénomène religieux tel qu’il existe, ce qu’il comporte de purement religieux. Le terme de sacré, comme nous le verrons, recouvre beaucoup d’éléments confus.

L’homme se saisit comme un problème pour lui-même. Et si loin qu’il projette son regard intérieur, il ne fait qu’approfondir son problème. Ni la remontée vers les millénaires des origines, ni l’analyse biogénétique, psychologique, réflexive, ni l’histoire, ni la science, ni la philosophie ne dissipent le problème : il est au creux de l’être qui se met en question lui-même. Cette interrogation essentielle, qui n’entend jamais une réponse certaine sortir de sa propre source, n’est pas un produit du sentiment, de l’inquiétude ou de l’angoisse ; elle en serait plutôt l’origine. Tant qu’elle reste au niveau métaphysique, elle n’a rien de pathologique, si douloureuse soit-elle. Elle est cette conscience aiguë d’exister, d’une existence qui ne s’explique pas. Et c’est dans l’instant présent que l’homme est problème, tout autant et même beaucoup plus que dans son passé ou son avenir. Ce problème reste intact, quelles que soient les découvertes anthropologiques et les prévisions conjoncturelles. Celles-ci progresseront toujours, il demeurera toujours pour lui-même d’une obscurité aussi vertigineuse. L’homme qui cherche à dire son humanité arrive inéluctablement au bord de cet abîme, devant le passage à la limite, devant la dimension de la foi. Il peut alors tenter d’étouffer la quête de son intelligence, ou la laisser en suspens, ou franchir la frontière et rencontrer la foi ou la folie. Saint Paul, déjà, écrivait : « Si quelqu’un parmi vous se croit un sage au jugement de ce monde, qu’il se fasse fou pour devenir sage, car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. » (I, Épître aux Romains, III, 18-19.)

Une tension dialectique unit et oppose la foi et la religion

Mais cette foi, nous la trouverons immergée dans un donné culturel, exprimée dans un langage, tronçonnée en concepts, orchestrée en rites cultuels, ramenée elle-même à des synthèses rationnelles par les théologiens, même quand elle prétend atteindre le transrationnel. La foi, qui était ce saut dans l’inconnu, se structure en mesures humaines, elle s’incarne en des cultures variées, elle se formule, se vit, se métamorphose en religion. Cette retombée ou cette récupération de l’élan appellera un nouveau dépassement de la limite. Pour ne pas devenir simplement un aspect de la conscience culturelle d’un groupe, la religion devra accepter une perpétuelle remise en cause, sous l’impulsion de la foi qui joue, en quelque sorte, le même rôle que la libido dans le dynamisme humain. Situation dramatique de la religion, qui accueille cette force de dépassement comme son ressort naturel et qui risque de l’amortir sous l’excès de ses soins maternels : Église, mère qui conçoit et dévore. Situation également dramatique de la foi, qui a besoin de la religion pour s’exprimer et de s’en détacher pour subsister : force mystique à la fois obéissante et affranchie. La foi se structure en religion et mine toute structure ; la religion vit de la foi et risque de la tuer en l’humanisant à l’excès.

La religion se présente comme un ensemble de relations, au cœur duquel se trouve une foi, enveloppant mœurs, idées, finalités dans une totalité unique, où doivent concerter le monde, l’homme et Dieu, et où les contradictions devraient se résoudre en convergences. Mais cet ensemble est par nature conflictuel ; les pulsions de vie et les pulsions de mort s’y affrontent, de même que la liberté de la conscience et la rigidité du système, la diversité des charismes et l’unité de l’institution. C’est dans ces causes permanentes de conflits non dans une coupure entre le nouveau et le périmé — qui n’est qu’un épiphénomène auquel s’arrêtent les analystes —, qu’il conviendrait de chercher les raisons du malaise religieux actuel. Si ces tensions prennent aujourd’hui un tel caractère d’acuité, c’est sans doute qu’une vie plus intense que naguère traverse les religions, et non le signe de leur mort. La secousse, la révolte et l’indignation valent plus que l’inertie, l’indifférence et la résignation.

L’exagération du conflit, avec toutes ses passagères ruptures d’équilibre, peut engendrer un nouvel équilibre où les valeurs modernes seraient intégrées et non pas exclues. La violente affirmation de celles-ci trahit peut-être plus une revendication d’ordre religieux que le rejet de toute religion, mais à la condition qu’on se mette à l’écoute de la foi et non au service du système. La tendance innée d’une religion est de nier l’être de la foi — qui la transcendera — au nom d’une surréalité qui est sa propre création. Sa contradiction interne est de tendre à éteindre, en se refermant sur elle-même, le souffle qui l’anime. La religion n’existe que par une fulguration qui la dépasse et par la conscience de sa radicale insuffisance. Quand elle n’est pas le principe d’une conversion permanente — d’une révolution permanente et ascendante sur elle-même, comme en spirale —, elle n’est plus que la mère des plus graves illusions.

L’amour aussi tend à dépasser les limites

Si loin qu’on remonte dans l’histoire des littératures, on perçoit la plainte amère de l’amour blessé. Tout amour finit, dans le temps, par la mort ou par la trahison. Après l’exaltation qui en aiguise le goût, vient la tristesse qui en paie la caducité. Le cœur humain tend au contraire à éterniser l’amour, à lui conférer la dimension de l’infini. Il voudrait lui donner le caractère de l’absolu. Il l’a divinisé. Sur la bonté généreuse du Créateur, il croit, quand il aime, modeler sa conduite. Mais nul n’ignore la fragilité de l’amour et ses voraces ambiguïtés. On a dit qu’il était fort comme la mort : c’est suggérer qu’il est, comme elle, impitoyable. Ils sont liés d’une étreinte indissoluble. Mais l’amour est aussi la force torrentielle de la vie, force qui brise et emporte tout sur son passage, qui réjouit et féconde en attendant de détruire ! Les déesses de l’amour ont deux faces, l’une tendre, l’autre cruelle ; elles séduisent et tuent ; elles règnent à la fois sur le paradis et sur l’enfer.

Cette puissance douce-amère conduit aussi l’être humain à la limite, celle du bonheur ou du malheur, celle du plaisir ou du désespoir. La sagesse philosophique accepte ces limites, le sens religieux voudrait les dépasser. Cet absolu de l’amour que nul ne trouve chez ses semblables, il le transfère en un Dieu, infiniment autre, mais à l’image de qui la créature peut se transfigurer. Il assure au don de l’amour les privilèges de l’infinité, de la certitude et de l’éternité ; par la religion, la créature participe de ces privilèges et les transfère à son amour. Mais c’est la relation à Dieu qui les conditionne. Il s’agit donc de sauvegarder cette relation et tout un code de lois, de rites, de sacrifices va canaliser vers Dieu le courant de l’amour. L’amour ainsi institutionnalisé engendrera son contraire, avec tout son cortège de perversions. D’un mouvement libérateur, il se retournera alors contre l’institution, violera ses lois, rejoindra l’élan originel, mais s’exposera à toutes les déceptions et à toutes les douleurs que la condition humaine réserve à ceux qui aiment. La sécurité offerte par la religion n’existe qu’au prix d’une certaine répression. Éros explose, s’il ne se sublime pas. Enraciner ou transférer son amour dans le divin, c’est lui prêter les vertus généreuses du Tout-Puissant ; c’est magnifier, en idéal sans doute plus qu’en réalité, l’être aimé ; c’est venir en aide à ceux que l’on sent dans le besoin, l’épreuve ou l’injustice ; c’est prolonger l’œuvre créatrice par une dilatation simultanée de soi et de l’autre. Si des règles sociales et des censures individuelles auréolées de sacré par la religion contraignent à l’excès ce dynamisme vital, il se produit une involution autodestructrice du sujet ou une révolution destructrice de la religion. Seule une force morale présumée transcendante peut contrebalancer la force naturelle du désir dans un équilibre moins difficile à atteindre qu’à conserver.

Comme la foi dans le domaine de la connaissance, l’amour dans le domaine de l’affectivité se vit dans une perpétuelle tension que la religion, office du transcendant, porte à son point extrême. Nécessaire pour réduire les effets dévastateurs de l’amour par des règles de discipline sociale et personnelle la religion se révèle oppressive et ennemie de l’amour, si elle l’enferme dans un cadre très étroit. Et la nature brisera la culture, comme les arbres géants de la forêt cambodgienne emportent les frontons des temples entre leurs branches, l’érotisme se vengera du juridisme. Cette force extraordinaire du désir propulse l’homme vers un infini que la religion recouvre des couleurs du salut. Le salut de l’homme sera l’extinction totale du désir, selon le bouddhisme primitif, ou sa sublimation en Dieu, selon les mystiques adorateurs du Dieu unique. Les réalisations de l’amour sur terre ne sont que des images, des symboles ou des approches de son accomplissement céleste. On mesure à quel point, en face du désir de l’homme, qu’elle veut sacraliser et surélever, la religion est vulnérable : par sa double fonction, régulatrice et sublimante, elle semble se heurter au dynamisme naturel de la vie qu’elle entend, au contraire, diviniser. A une époque où l’amour, le désir et le sexe, redécouvrant leur unité profonde, décuplent la puissance de leur pulsion, ils se heurtent aux normes religieuses avec une violence qui prend aux yeux des uns l’aspect d’une lutte révolutionnaire pour la liberté créatrice, aux yeux des autres, l’aspect d’une course effrénée vers le néant. La religion se trouve encore au centre de ce conflit.

Ainsi la religion s’enracine-t-elle dans le double besoin de connaître et d’aimer, c’est-à-dire de vivre, au niveau le plus élevé de l’être, de vaincre l’ignorance et la solitude, de dépasser la limite relative de son expérience du connu, du vécu, du voulu, qui laissent en effet l’homme sur sa soif et suscitent le rêve et le besoin d’un illimité ou l’intuition et la conscience de l’absolu. La religion nourrit ce besoin et l’apaise, au risque de l’étouffer sous des sécurités précautionneuses. Jaillie du dépassement des limites de la raison et du désir, elle incline tout naturellement à revenir à l’intérieur de ces limites. En s’ancrant dans le monde, à la mesure des humains, elle perd sa raison d’être qui est de passer toute mesure. La foi est une folie aux yeux du monde, la mesure d’aimer est d’aimer sans mesure. Nous rejoignons ici une idée de Paul Ricœur : la foi ne serait plus à considérer « comme un savoir fixe qui serait de l’ordre des preuves et de la sagesse, mais comme étant une dynamique de recherche appartenant à l’ordre de l’espérance et de la folie ».

On en vient forcément à analyser le contenu de tout ce qui est qualifié de religieux. En pareille matière, moins qu’en aucune autre, aucun aspect de la réalité ne peut s’encapsuler dans une définition. Prenons garde, en effet, à ceci : l’intelligence ne doit pas s’arrêter à la lettre du mot ; qu’elle en suive le sens, la direction : plus que partout ailleurs, le mot est ici vecteur et non limite, flèche et non barrière. Cet avertissement préalable est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que la pensée religieuse, nous l’avons montré, se débat dans une situation à la fois anarchique et intolérante : chaque spécialiste élabore son langage, et tant pis pour celui qui ne sait pas le déchiffrer. Nous nous en tiendrons délibérément à un langage commun, quitte à rappeler brièvement le sens que nous donnerons aux termes principaux utilisés dans cet exposé.

ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA RELIGION

« Raisonner avec un vocabulaire inexact, c’est peser avec de faux poids », dit un jour Malraux. Mais qui déterminera l’exactitude d’un terme ? En matière religieuse, on en est venu à cette situation, nous l’avons montré, que presque chaque auteur entend les termes théologiques en un sens particulier. La Trinité, la Résurrection et la divinité de Jésus-Christ sont, dans le seul registre catholique, interprétées aujourd’hui de multiples façons. A supposer même qu’un terme soit exactement défini, qu’est-ce qui garantit qu’il sera exactement compris ? D’analyse en analyse, d’exégèse en exégèse, l’herméneutique finit, contrairement à son projet, par rompre la communication : chacun s’envole dans l’illusion de communiquer avec les autres, alors qu’il s’enferme dans la solitude de sa compréhension personnelle.

La religion jette un pont entre deux mondes, le connu et l’inconnu

Un inventaire a été fait. Si incomplet qu’il soit, il comporte au moins cent cinquante définitions de la religion. Elles vont de l’ironie cinglante d’un Salomon Reinach[7] — « la religion est un ensemble de scrupules qui s’opposent au libre développement de nos facultés » — jusqu’à la conception mystique d’une voie qui conduit à l’union béatifique avec Dieu. Nous nous bornerons ici à une analyse phénoménologique de la religion, valable, par l’ensemble ou par quelques-uns seulement de ses éléments réunis, pour toute religion.

Déjà, l’étymologie diverge : Cicéron rattache le mot à « relegere », relire, réfléchir, méditer ; Lactance, à « religare » : relier, relier l’être humain et la divinité.

Les Chinois insistent sur l’aspect doctrinal du lien religieux (« kiao » = doctrine = religion) ; les hindous, sur l’ordre sacré de l’univers (« dharma ») ; les Arabes, sur la prescription divine (« din ») ; les Germains, sur la coutume (« ê ») ; les Grecs, sur les cérémonies processionnelles et sur le destin ; les Romains, sur la famille et le droit. A partir de l’idée de « relier », disait Marcel Mauss à Roger Caillois[8], en se demandant ce que la religion relie, « chacun fabule selon sa préférence : le ciel et la terre ; la nature et le surnaturel ; les hommes et les dieux ; ou encore les hommes entre eux, en les unissant dans et par un foi commune. Bref, la religion relierait à peu près n’importe quoi […]. La vérité est dans Festus qui commente ainsi «  » religio : religiones stramenta erant  » », les religions étaient nœuds de paille. Il semble que personne n’ait jamais remarqué cette petite phrase. Mais quels nœuds de paille ? Parbleu ! ceux qui servaient à fixer entre elles les poutres des ponts. La preuve en est qu’à Rome le maître de la religion, le prêtre suprême s’appelle « bâtisseur de ponts » : pontifex. Mais, aujourd’hui, quand quelqu’un parle du pape comme du souverain pontife, sait-il qu’il l’appelle le Grand Pontonnier ? ». Le pont relie deux rives par un étroit passage, la religion, deux rives également, celles de deux mondes ; elle est la voie de passage d’une limite à l’autre, pour ceux qui ne veulent pas risquer d’être engloutis en tentant de franchir seuls l’abîme qui les sépare des deux frontières et qui est, sans doute, l’abîme de la mort souvent comparée à un voyage sur des flots tumultueux.

Si la religion est un pont entre l’univers visible et l’invisible, les échanges entre eux sont réglés par le pontonnier suprême, le pontifex maximus. C’est lui qui transmet en ce monde visible les révélations de l’invisible, ses règles et ses interdits, et qui impose la marque du sacré sur l’ordre des choses d’ici-bas ; et c’est lui qui, en retour, assure le passage dans l’invisible de ceux qui ont respecté l’ordre sacré et qui ont réalisé ainsi leur salut. Ils sont sauvés des tempêtes de la traversée, d’une mort définitive ou d’une damnation éternelle.

Toute société religieuse comporte des responsables, mais pas toujours un ou plusieurs dieux

Le pontife suprême représente l’ensemble du corps sacerdotal. Pas de religion sans responsable de la relation d’un groupe donné avec le divin et le sacré. Même s’il n’existe pas de hiérarchie cléricale, il y a des préposés à la prière, des animateurs du culte, des gardiens et interprètes des écritures et des coutumes, des administrateurs du sacré. Du père de famille au sorcier, du brahmane et du swâmi (maître), du grand prêtre, du respectable vieillard au diacre, au prêtre, à l’évêque, au pontife, partout se rencontre une sorte de responsable des relations religieuses. Avec une autorité plus ou moins grande sur un groupe social plus ou moins étendu, allant d’une famille à une Eglise de plusieurs centaines de millions d’adhérents, le pontife nomme ses délégués aux fonctions sacrées. « Il veille sur les formules des prières, sur la correction du rituel ; il préside aux jeux, au culte des morts ; il assure la protection des temples, des autels, des lieux consacrés ; il interroge les livres […]. Il établit le calendrier des fêtes […]. Le contrôle du domaine religieux : clergé, cérémonies, immeubles et objets liturgiques, est presque totalement entre ses mains[9]. »

On s’est demandé si la religion comportait nécessairement la foi en un ou plusieurs dieux. Baudelaire disait crûment en voyant la religion de son époque : « Quand même Dieu n’existerait pas, la religion serait encore sainte et divine. Dieu est le seul être qui, pour régner, n’a même pas besoin d’exister[10]. » Plus savamment, Durkheim écrivait : « Il existe de grandes religions où l’idée de dieux et d’esprits est absente, où, tout au moins, elle ne joue qu’un rôle secondaire et effacé. C’est le cas du bouddhisme et du jaïnisme et de certaines formes du brahmanisme[11]. » L’idée de Dieu apparaîtrait même de façon tardive dans l’histoire de la religion[12]. L’histoire du bouddhisme est beaucoup plus complexe, comme l’a montré André Bareau, que ne l’imaginait Durkheim. Mais, à supposer qu’il y ait des religions sans dieu, on ne peut qu’en conclure que les nombreux éléments révélés par l’analyse ne se retrouvent pas tous dans toute attitude religieuse. Aujourd’hui, c’est plutôt l’idée même de religion qui serait rejetée par certains de ceux qui se réclament le plus vivement de Dieu et de son amour ; mais ils n’entendent avoir avec lui, ou avec Jésus-Christ, que des relations directes, sans la médiation d’une Église.

Les divers éléments du phénomène religieux s’intègrent d’innombrables façons

Nous trouvons, dans les multiples descriptions ou définitions données, la plupart des éléments constructifs de toute grande religion : un personnel plus ou moins spécialisé de « professionnels » (« paterfamilias », prédicateur, prophète, ministre du culte, homme de prière, etc.) ; des croyances, comprenant des mythes stylisés avec un certain art et des formules dogmatiques intellectuellement agencées ; un culte ; un sacrifice ; des rites ; des impératifs et des interdits de morale fixes ; des écritures ou des traditions, censées révélées par Dieu ou communiquées par les ancêtres ; une foi et un amour, d’une ferveur plus ou moins mystique ; un sentiment individuel d’appartenance à une société naturelle, élective ou divine. Le bouddhisme résume ces divers éléments en trois termes : le Bouddha (l’Illuminé Fondateur), « dharma » (la doctrine et la loi), « sangha » (la communauté, son culte et ses rites). On peut simplifier encore plus : la religion est un système de relations, pensé et vécu, entre l’homme et une puissance transcendante. Ces éléments, qui ne sont pas classés ici suivant un ordre d’importance intrinsèque (un classement par priorité serait bien subjectif !), sont intégrés de façon très inégale dans les diverses religions, de même que dans le sentiment religieux de chaque croyant. Mais c’est par rapport à eux que l’on pourrait, d’une certaine manière, mesurer la puissance d’intégration et de cohérence d’une religion, ainsi que la force et la sincérité d’une adhésion personnelle. Le phénomène religieux est un composé de ces éléments, variable en chaque groupe et en chaque sujet. Tout adepte les intègre d’une façon très inégale en une unité globale et sans pareille, où les uns se trouvent dégradés, voire inexistants, les autres, exaltés au point d’être exclusifs. Mais chacun d’eux, et surtout leur synthèse, tend à faire traverser l’abîme de l’insondable, à jeter un pont entre les deux rives du connu et de l’inconnu, entre la satisfaction terrestre et limitée d’un désir toujours inassouvi et la plénitude comblée des aspirations humaines les plus hautes.

De nombreux auteurs ont voulu privilégier certains éléments de cette analyse. Pour les uns, l’élément le plus spécifique serait le sacré. Le monde serait divisé en deux domaines, celui du profane, celui du sacré qui relèverait exclusivement de la religion. La religion serait alors, suivant Durkheim, « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale appelée Eglise tous ceux qui y adhèrent[13] ». Accentuant encore l’aspect collectif du phénomène religieux, Durkheim tend à réduire le religieux au social : il y aurait un social sacré et un social profane. C’est la catégorie du social qui engloberait les deux domaines. Mais cette réduction sociologique est rejetée par d’autres auteurs qui maintiennent la spécificité du sacré pour définir la religion.

Le bouddhisme illustre le passage de l’illumination personnelle à la religion instituée

L’histoire du bouddhisme illustre avec un certain éclat ces interactions entre les divers éléments qui composent une religion et, notamment, le passage de l’illumination[14] à l’institution, que certains considèrent comme une dégradation, d’autres, comme une intégration. Le Sage Gautama s’était « éveillé » à une nouvelle vision du salut qui délivrerait les hommes de l’emprise de la douleur. Elle ne comportait ni prières aux dieux, ni offrandes, ni dogmes, ni rites. Elle consistait à prendre conscience du vide d’une existence trompeuse et à éteindre tout désir de cette existence, sous toutes les formes où elle déploie ses séductions illusoires. « Rien, nous dit André Bareau, dans sa célèbre leçon inaugurale au Collège de France, rien, dans l’existence fort simple du Bienheureux et de ses premiers disciples, n’appartient à ce que l’on entend généralement par le mot de religion : ni dieu dont on se reconnaît le fidèle, ni, par conséquent, dévotion, adoration, prières, offrandes, sacrifices, ni rites, ni cérémonies cultuelles, rien non plus de mystérieux, de secret, d’ésotérique, rien de sacré, rien de mystique. Pour ses disciples, le Bouddha n’est qu’un homme, un maître respecté, certes, mais un homme d’une nature identique à celle des autres hommes, qui a découvert une voie de salut permettant de se passer complètement de l’aide des dieux et des moyens divers par lesquels on cherche à obtenir cette aide. Les deux occupations essentielles du Bienheureux et de ses moines sont, d’une part, les exercices psychophysiologiques empruntés ou apparentés au yoga. — méditation et concentration mentale visant à purifier, apaiser et délivrer la pensée — et, d’autre part, la prédication de la doctrine et ce qui s’y rattache : enseignement, discussion, conseils, encouragements, consolations, prodigués aussi bien aux laïques qu’aux jeunes moines. »

Mais ces doctrines et ces pratiques apparurent dans un milieu déterminé avec lequel elles se trouvaient en opposition et qui parvint à les transformer et à les récupérer. Au temps du Bouddha, comme aujourd’hui encore, en grand nombre les Indiens croyaient que l’ascèse et la méditation développaient en l’homme des pouvoirs surnaturels et transformaient leurs adeptes en demi-dieux redoutables qu’il importait de se concilier par des hommages et des offrandes. D’autre part, les aumônes distribuées aux ascètes (voir Sâdhu) et la vénération des saints compensaient les mauvaises actions et assuraient de favorables réincarnations. Ces idées entraînèrent rapidement, après la mort de l’« éveillé », « la naissance du culte bouddhique, la transformation de la voie de la Délivrance prêchée par le Bouddha en une véritable religion ». On recueillit les reliques des saints, on édifia des monuments sur leur tombe, on peignit et sculpta leur image, on inventa de nouvelles classes de divinités, on leur rendit un culte, on imagina des rites, on codifia une morale. Le bouddhisme, qui s’était constitué comme une voie de salut sans dieu, s’institua en vraie religion, et le Bouddha fut divinisé. Une scolastique tenta de justifier, subtile et intarissable, cette insertion, en un milieu culturel donné, d’un mouvement qui était destiné à s’en détacher. « La religion bouddhique, conclut André Bareau, est donc née et s’est développée sous l’effet des actions et des réactions des laïques et des moines, sous l’effet d’une adaptation inévitable aux besoins spirituels et autres des premiers et du souci des seconds, du moins des plus sages d’entre eux, de ne pas trahir l’esprit de la doctrine que leur avait léguée le Bouddha. » Le jour où cet esprit n’aurait plus assez de vigueur pour se distinguer de sa gangue culturelle et institutionnelle, le bouddhisme aurait cessé de vivre.

Cette analyse reste évidemment sommaire, comme celle qui oppose, dans le judaïsme et les religions qui en sont issues, le prophétisme et le sacerdoce, le charismatique et le juridique, l’esprit et l’institution, l’amour et la loi, la foi et la scolastique, l’élan de la fête et le culte rituel. Mais elle est éclairante sur la situation conflictuelle de tout ce qui touche à la religion.

TROIS ATTITUDES CONTEMPORAINES

Sa nature complexe et conflictuelle rend le phénomène religieux particulièrement vulnérable. Selon que l’on considère l’un ou l’autre de ses éléments à l’exclusion des autres, il se prête à des critiques plus ou moins radicalement négatrices. Voyons, par exemple, quelques-unes de ces critiques, parmi les trois attitudes les plus répandues aujourd’hui.

Le marxisme ne considère que deux aspects antinomiques de la religion

La religion, selon Karl Marx, se présente à la fois sous deux aspects différents : elle est l’expression compensatrice de la détresse réelle des hommes et, en ce sens, elle tend à les endormir, comme un opium, dans le rêve d’une vie meilleure, future, au-delà, pour qu’ils se résignent mieux à leur détresse présente, ici-bas. Mais la religion est aussi une protestation contre la détresse réelle[15], comme en témoignent les invectives des prophètes contre l’injustice des puissants, les malédictions de Jésus-Christ à l’adresse des riches et des pharisiens, les révoltes des petits contre les princes au nom du christianisme et la participation de tant de chrétiens, prêtres et laïcs, aux révolutions des temps modernes. D’un côté, force de maintien de l’ordre établi ; de l’autre côté, force de subversion. Mais ce second aspect est le seul qui puisse valoriser la religion aux yeux du marxiste : elle sert d’instrument dans la lutte sociale pour la justice, tandis que, sous son premier aspect, elle éteint au contraire l’ardeur au combat. La justice n’est conçue par le marxiste que comme une meilleure organisation de ce monde-ci, non point comme une juste conformité aux volontés divines, ainsi que l’entendent les religions issues de la Bible. Dans la perspective marxiste, Dieu décentre les efforts de l’homme ; au lieu de se diriger vers un monde toujours plus humain, ils se dispersent et se neutralisent en face des exigences de l’Autre ; l’« Autre » détourne du semblable.

La religion devrait être aussi éliminée à un autre titre, comme obstacle à l’analyse scientifique de la vie politique, sociale et économique.

La pensée de Marx et celle d’Engels se sont développées à une période où les théories socialistes naissantes s’affublaient volontiers du manteau d’un néo-christianisme inspiré des communautés évangéliques primitives[16]. Les théoriciens du socialisme scientifique ont combattu obstinément ces tendances. De même que la science physique moderne s’est constituée en s’émancipant de la métaphysique, ainsi la science de l’évolution sociale devait-elle s’élaborer indépendamment de la tutelle d’une théologie. Le communisme refusait d’être une nouvelle religion : il se voulait une science. De même, Marx et Engels rejetaient toute formule qui eût fait de l’athéisme, comme certains réformistes le disaient vers 1850, « une nouvelle religion ». Leur athéisme se voulait réfractaire à toute divinisation et à tout culte ; il n’y aurait pas une religion de l’homme, à la suite d’une religion de Dieu. C’était la sensibilité et la pensée religieuses elles-mêmes qu’il importait d’écarter de tout raisonnement sur le devenir social. Ils ne toléraient aucune équivoque sur ce point. La chimie contemporaine n’est pas une nouvelle alchimie ; elle procède d’un tout autre esprit. Ainsi en va-t-il de la science du socialisme : elle ne substitue pas une religion à une autre, elle élimine le sentiment religieux.

Mais le marxisme ne devait parvenir à cette dignité de « science » qu’à la suite d’une lutte dialectique acharnée dont l’analyse montre fort bien ce que Henri Desroche appelle « l’ontogenèse religieuse du marxisme ». L’exemple est remarquablement choisi pour illustrer le fait que l’irréligion plonge ses racines dans le religieux et cette conséquence qu’une même sociologie devrait réunir ces phénomènes antithétiques pour les comprendre. Il permet aussi de mieux situer les causes de l’antichristianisme marxiste. Celui-ci est beaucoup moins déterminé par les défaillances morales des gens d’Église, par leur collusion avec le pouvoir et avec un régime économique d’exploitation de l’homme, que par cette volonté radicale de constituer une science de la société, qui ne se réfère qu’à son objet, à l’exclusion de toute considération étrangère à cet objet, comme celle de Dieu ou de l’âme immortelle.

Ainsi la discontinuité formelle de deux univers mentaux, celui de la sécularisation marxiste et celui de la théologie chrétienne, se détache sur une continuité historique et génétique. Le marxisme naît, en effet, de cette conjoncture dialectique de deux forces, l’une traditionnelle et théologique, l’autre révolutionnaire et sécularisante ; il part de deux points de vue opposés sur le monde, le point de vue de l’éternité et celui de la temporalité. Il revendique l’autonomie des sciences humaines et de l’État. A ses yeux, l’État n’a pas d’autre centre de gravité que lui-même ; mais il ne doit pas pour autant se transformer en une nouvelle Église. Henri Desroche marque très fortement la triple discontinuité qui sépare la pensée marxiste de la pensée religieuse : rupture avec les religions du passé et les régimes sociaux qui leur sont liés ; rupture avec les religions du présent déguisées sous les masques du progrès social ; rupture avec les religions de l’avenir, athéisme d’État ou étatisme athée. Le christianisme, qui fut « l’un des éléments les plus révolutionnaires de l’esprit humain », ne peut être dépassé en tant que religion ; il est voué à disparaître en tant que tel, pour être remplacé par le socialisme athée qui « dé-déifie » le christianisme, comme celui-ci avait « dé-déifié » les autres religions. L’athéisme marxiste apparaîtrait ainsi comme un achèvement des idéologies qui l’ont précédé, qui s’étaient institutionnalisées en Églises, et dont il sauvegarderait, en le retournant contre elles, le ferment révolutionnaire originel, dans un mouvement analogue à celui qui leur donna naissance.

Cette dialectique aide aussi à mieux approfondir certains aspects de l’athéisme contemporain. S’il vise à laïciser l’État, en éliminant toute trace de religiosité ou de sacré dans la conception même de l’État, il ne tend pas moins à supprimer tout ce qu’il y aurait d’étatique dans les manifestations de la religion. Il atteint en premier lieu les institutions ecclésiastiques qui prétendent gérer la vie religieuse des hommes. Il rejette toute idée et toute pratique de médiation. L’« opium du peuple » n’est qu’une formule de combat qui ne doit pas dissimuler une critique beaucoup plus fondamentale non seulement des institutions religieuses, mais des théologies. L’athéisme des milieux modernes, a écrit G. Le Bras, nous oblige à scruter tous les cadres sociaux et toute la vie de l’esprit : car la sociologie de l’irréligion constitue l’un des principaux, chapitres, le plus émouvant de toute sociologie religieuse. » Les chrétiens qui se disent marxistes ne voient pas à quelle profondeur ils se trouvent en opposition avec le marxisme ou avec le christianisme. Il serait plus logique de dire : ni Marx ni Jésus.

Comme nous l’avons indiqué, des éléments du phénomène religieux peuvent se repérer dans les attitudes les moins religieuses d’intention. C’est ainsi, par exemple, que Mircea Eliade[17] a discerné dans le marxisme la survivance et la projection d’un des mythes eschatologiques fondamentaux du judaïsme et du christianisme, le rôle rédempteur qu’il attribue au juste persécuté — en l’occurrence le prolétariat —, victime de la société qui l’exploite et médiateur de salut de la société future. Jacques Monod[18], de son côté, a beau jeu de dénoncer « la projection animiste dans le matérialisme dialectique » de Marx et Engels.

Pour Freud, la religion naît du désir de compenser la détresse humaine

Freud adopte une position analogue à celle de Marx, du moins sur un point fondamental, mais pour d’autres motifs : la religion naît du besoin de rendre supportable la détresse humaine. Cette détresse s’enracine dans un profond sentiment de culpabilité pour toutes les prohibitions qui ont été enfreintes, notamment les meurtres du père et des frères et l’inceste. Ce sentiment lui-même dérive de désirs humains indûment ressentis ou satisfaits. La seule façon de les légitimer est de les transposer à un niveau supérieur, celui de la religion. Elle est ainsi le fruit, à la fois, du désir et de l’illusion.

La détresse humaine procède aussi du sentiment, qui va jusqu’à l’angoisse, des dangers auxquels l’existence se trouve exposée. Face aux forces de la nature, l’homme est aussi faible qu’un enfant. Il éprouve le besoin d’une protection, de sa mère d’abord, puis du père, puis d’un être surhumain, la divinité, qui est toujours conçue, selon Freud, comme « un Père d’une dignité plus élevée ». Il en a les attributs de législateur, de juge et de protecteur tout-puissant.

« La religion est une illusion qui tire sa force du fait qu’elle va au-devant de nos désirs instinctifs. » Et Freud la compare à « la psychose hallucinatoire qui est un état de confusion mentale bienheureuse » ; ou encore à la névrose obsessionnelle, qui est « une religion privée défigurée », tandis que la religion serait une « névrose obsessionnelle universelle[19] ».

Freud oppose la religion à la science, comme la puissance antagoniste la plus dangereuse. A la manière d’Auguste Comte, il distingue trois conceptions du monde, correspondant à trois âges de l’humanité : la conception animiste (mythologique), la conception religieuse et la conception scientifique. Ces trois conceptions peuvent d’ailleurs subsister dans une même époque historique, comme notre XXe siècle, et coexister dans un même individu qui n’a pas parfaitement réalisé son unité mentale. La maturité de l’individu se caractérise par la prédominance du principe de réalité sur le principe de plaisir, qui distingue également la phase scientifique du développement de l’humanité. La religion, qui disposait à son profit « des plus fortes émotions de l’homme », est à l’opposé de la science qui rejette les miracles, les dogmes, l’intolérance et jusqu’à l’idée « qu’il y ait dans l’univers une puissance pleine de sollicitude pour chacun et occupée à mener à bonne fin tout ce qui le concerne… ». Il objecte l’existence du mal, qui exclut l’existence d’un ordonnateur et protecteur suprême. Celui-ci n’a pas réussi, au cours de centaines de millénaires, à rendre les hommes plus heureux et plus vertueux. Les consolations de la religion ne sont qu’un narcotique, comme ses croyances n’étaient qu’illusion, autant de signes d’une survivance de désirs et d’idées infantiles dans l’âme humaine. Les idées religieuses ne sont qu’une « création de la culture », destinée à défendre l’homme contre « l’écrasante suprématie de la nature »[20].

Il appartient à l’homme d’aujourd’hui d’assumer en adulte les vicissitudes de sa condition. C’est une idée qui sera reprise par beaucoup de théologiens contemporains de « la mort de Dieu. », dans un contexte souvent plus freudien que nietzschéen. « L’abandon de la religion aura lieu avec la fatale inexorabilité d’un processus de croissance et nous nous trouvons à l’heure présente, justement dans cette phase de l’évolution » (Idem). Et le psychanalyste interpelle, en les opposant, croyants puérils et savants adultes : « Votre univers s’écroule, dit-il aux premiers, il ne vous reste qu’à désespérer de tout, de la civilisation et de l’avenir de l’humanité. » Puis, s’adressant aux esprits scientifiques : « Préparés à renoncer à une bonne part de nos désirs infantiles, nous pouvons supporter que certaines de nos espérances se révèlent comme étant des illusions. Nous ne perdrons pas pour cela tout intérêt pour les choses de l’univers et de la vie… »

Délivré de ses illusions qui l’aliénaient dans des rêves d’au-delà, plus satisfaisants pour une libido égarée que pour la raison, l’homme ne rencontrera pas pour autant le bonheur : « Il se trouvera sans aucun doute dans une situation difficile il sera contraint de s’avouer toute sa détresse, sa petitesse dans l’ensemble de l’univers ; il ne sera plus le centre de la création, l’objet des tendres soins d’une Providence bénévole. Il se trouvera dans la même situation qu’un enfant qui a quitté la maison paternelle où il se sentait si bien et où il avait chaud. Mais le stade de l’infantilisme n’est-il pas destiné à être dépassé ? L’homme ne peut pas éternellement demeurer un enfant, il lui faut s’aventurer enfin dans l’univers hostile. C’est ce qu’on peut appeler l’« éducation en vue de la réalité. »[21]

Certains interprètes de la psychanalyse ont pensé que les considérations de Freud sur la religion restaient d’ordre purement psychologique et thérapeutique et réservaient entièrement le problème de la transcendance. A lire les textes sans préjugé, on peut difficilement adopter cette interprétation quant à la pensée personnelle de Sigmund Freud. Mais nous admettons volontiers que la psychanalyse[22], en tant que méthode, puisse négliger certaines extrapolations et hypothèses de son fondateur et garder une ouverture sur la transcendance. Freud a eu conscience, en effet, des limites de ses recherches, quand il écrivait : « Seule une synthèse des résultats fournis par différentes branches de recherches pourra montrer quelle importance relative il faut attribuer, dans la genèse des religions, au mécanisme que nous allons essayer de décrire ; mais un travail pareil dépasse aussi bien les moyens dont dispose le psychanalyste que le but qu’il poursuit » [23]. On observera que ce texte est l’un des premiers qu’il ait écrits sur la question et qu’ensuite l’auteur s’est montré plus catégorique, tout en « tempérant son zèle », selon sa propre expression.

Pour Jacques Monod, la religion naît d’un besoin d’explication

Une bonne partie de l’analyse freudienne paraît, malgré de nombreuses différences de perspectives, à la base des conclusions du savant biologiste, prix Nobel, Jacques Monod, sur « le Royaume des ténèbres[24] ». La destinée de l’individu se confondant avec celle de son groupe, depuis les origines connues de l’histoire des hommes, les contraintes sociales, écrit-il, « ont dû influencer l’évolution génétique des catégories innées du cerveau humain. Cette évolution devait faciliter l’acceptation de la loi tribale, mais créer le besoin de l’explication qui la fonda en lui conférant la souveraineté. Nous sommes les descendants de ces hommes. C’est d’eux, sans doute, que nous avons hérité l’exigence d’une explication, l’angoisse qui nous contraint à chercher le sens de l’existence. Angoisse créatrice de tous les mythes, de toutes les religions, de toutes les philosophies et de la science elle-même ». Ce besoin était si impérieux qu’il s’est inscrit — et ici le vocabulaire du biologiste remplace celui du psychanalyste — « dans le langage du code génétique », où il ne cesse de se développer. « L’invention des mythes et des religions, la construction de vastes systèmes philosophiques sont le prix que l’homme a dû payer pour survivre en tant qu’animal social sans se plier à un pur automatisme. Mais l’héritage purement culturel ne serait pas assez sûr, pas assez puissant à lui seul, pour étayer les structures sociales. Il fallait à cet héritage un support génétique qui en fasse une nourriture exigée par l’esprit. S’il n’en était pas ainsi, comment expliquer l’universalité, dans notre espèce, du phénomène religieux à la base de la structure sociale ? Comment expliquer, en outre, que, dans l’immense diversité des mythes, des religions ou des idéologies philosophiques, la même « forme » essentielle se retrouve ? »

Jacques Monod nomme « ontogénies » ces créations d’entités — histoires, héros fondateurs, mythes, explications — qui sont destinées à fonder la loi du groupe, à la structurer d’après des origines imaginaires et à calmer ainsi l’angoisse de vivre dans un monde hostile, en offrant la sécurité d’un refuge collectif. Il croit retrouver cette forme élémentaire de structure dans toutes les religions. « Les grandes religions sont de même forme, reposant sur l’histoire de la vie d’un prophète inspiré qui, s’il n’est pas lui-même le fondateur de toutes choses, le représente, parle pour lui et dit l’histoire des hommes ainsi que leur destinée. De toutes les grandes religions, le judéo-christianisme est sans doute la plus « primitive » par sa structure historiciste, directement attachée à la geste d’une tribu bédouine, avant d’être enrichie par un prophète divin. Le bouddhisme, au contraire, plus hautement différencié, s’attache uniquement, dans sa forme originale, au karma, la loi transcendante qui régit la destinée individuelle. C’est une histoire des âmes, plus que des hommes ».

Ces explications ontogéniques ne sont, à ses yeux, que des manifestations de l’animisme primitif qui confondait l’homme, la nature, le cosmos dans un même ensemble d’êtres animés, en perpétuelle interaction les uns sur les autres et commandés par une même loi. A cette alliance sécurisante, le savant d’aujourd’hui oppose « la connaissance objective comme seule source de vérité « authentique ». Pas plus que Freud, ce n’est pas le bonheur ni un apaisement affectif qu’il attend de la science en l’opposant à la religion, c’est la vérité, avec « son prodigieux pouvoir de performance ». On ne saurait imaginer divergence plus radicale avec cette pensée des « Upanishad » : « La nature est magie et le Grand Seigneur est le magicien ; ce monde entier est pénétré de choses qui sont des parcelles de Lui. » (Svestâvara Upanishad IV, 10.) La connaissance objective ne remplace le bien précieux de la religion, Jacques Monod l’avoue franchement, que par « une quête anxieuse dans un univers glacé de solitude […]. L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres ». C’est le propre de l’homme d’assumer seul son angoisse par la seule recherche de la vérité.

On ne s’étonnera pas qu’une position aussi austère, si elle est capable de convaincre des esprits exigeants et impressionnés par les découvertes scientifiques, soit incapable de conquérir les « âmes ». Mais les manifestations religieuses que l’on voit se multiplier aujourd’hui, revanches de l’« âme » sur l’esprit, de l’angoisse « ontogène » sur la pure objectivité scientifique, ne sont que des résurgences sauvages de l’animisme ancestral. Au lieu d’« un épanouissement prodigieux de l’humanité » par la science, se creuse devant nous « un gouffre de ténèbres ». La société contemporaine veut bien profiter des pouvoirs et des résultats de la science, mais sans renoncer à un système de valeurs éthiques d’ordre encore animiste. C’est la racine de ses contradictions et de ses déchirements : elle n’a pas le courage de choisir, c’est-à-dire de porter ses responsabilités et de vivre avec cohérence. « Le mal de l’âme moderne, c’est le mensonge, à la racine de l’être moral et social. »

TYPOLOGIE DES RELIGIONS

Si la complexité du phénomène religieux le rend vulnérable à la critique, elle élève aussi beaucoup d’obstacles à l’établissement d’une typologie précise des religions. Nombreuses sont les tentatives de classification des religions. Elles varient suivant le caractère qui est choisi comme signe distinctif primordial. C’est ainsi que les religions de l’esprit ou de la conscience (centrées sur le développement de la vie intérieure personnelle sans médiation obligée d’Église, comme le piétisme) sont opposées aux religions d’autorité (structures sacrées très organisées comme l’Église catholique, religions d’État) ; les religions primitives (avec survivance de magie, comme l’animisme), aux religions évoluées (comme le bouddhisme ou le christianisme, qui s’efforcent de concilier foi et raison) ; les religions des œuvres (qui recherchent le salut dans les actes), aux religions de la grâce (qui donnent la primauté à l’abandon mystique et à la prière) ; les religions de l’écriture (Bible, Coran), aux religions orales (animisme) ; la religion naturelle, aux religions révélées et, parmi ces dernières, les religions immémoriales (védisme), aux religions historiques (bouddhisme, zoroastrisme, judaïsme, christianisme, islâm) ; les religions sacerdotales (brahmanisme), aux religions prophétiques ; les religions institutionnelles, aux religions charismatiques ; les religions cosmiques (Dieu maître de tout l’univers, connu et inconnu, et le salut affectant tout l’univers), aux religions acosmiques (la divinité n’intervient pas dans le monde, même si elle lui a donné à l’origine existence et mouvement) ; les religions d’un peuple (tribalisme), aux religions universalistes ; on distingue encore les religions de salut, les religions à mystères (aux premiers siècles de notre ère, le culte de Mithra, etc.), un christianisme conventionnel et un christianisme optionnel, etc.

La science des religions comparées n’en est encore qu’à ses balbutiements. Ces essais de classification n’ont rien de rigoureux. Ils révèlent seulement l’extrême diversité et l’extrême complexité du phénomène religieux. Et surtout, il ne faudrait pas ériger en absolu ces oppositions entre types de religions[25], car des religions ainsi opposées peuvent très bien posséder des traits semblables, mais inégalement accentués et différemment composés entre eux.

Le problème serait plutôt de savoir s’il y a un fonds commun à toutes les religions, si indéfini soit-il, et comment il a évolué de la religion dite « primitive » aux religions « positives » les plus richement intégrées.

ÉVOLUTION DES RELIGIONS

On peut admettre qu’il existe, sinon une religion naturelle, puisqu’il n’y a pas de magistère religieux naturel, du moins une religiosité naturelle, avec ses sentiments, ses croyances, ses pratiques. Il serait trop long de remonter ici à travers les méandres incertains de l’histoire des religions, pour essayer d’en dessiner le profil. La religiosité naturelle est de tous les temps, d’aujourd’hui comme des âges les plus reculés. Essayons seulement de déceler dans les expériences spirituelles de notre temps les racines de cette religiosité naturelle.

La religion est elle-même changeante

On pourrait rappeler ici l’émouvant retentissement qu’a connu la prière d’émerveillement du pasteur-cosmonaute entre la Terre et la Lune. La déclaration de Gagarine : « Je n’ai pas rencontré Dieu dans le ciel » a, au contraire, plutôt porté à sourire, et personne ne l’aurait cru s’il avait aperçu Dieu à travers son télescope. Le Dieu de la religion et des philosophes n’a rien d’un météore. Mais l’interprétation de l’immensité du cosmos, comme jadis celle du ciel étoilé, l’angoisse toujours plus profonde de l’homme moderne, comme celle de tous les poètes, y compris Lucrèce, les limites des connaissances scientifiques les plus poussées, l’insatiable soif de connaître, d’aimer et de vivre entretiennent une interrogation quasi religieuse, que certains tentent d’apaiser par la négation, d’autres par la croyance en Dieu[26].

Il est plus facile d’éluder théoriquement ces questions que de les empêcher d’affleurer obstinément à la conscience. Elles constituent le milieu psychique où se développe la religiosité naturelle d’aujourd’hui. Ce ne sont plus les terreurs sacrées des tempêtes, des orages, des glaces, des forêts, des fauves, des séismes qui entretiennent le sentiment du sacré — encore que s’ils revenaient… ! —, mais les perceptions des limites du savoir, du pouvoir et de l’amour, et le désir de franchir ces limites. Le matérialisme, le positivisme, l’athéisme, le scientisme laissent intact le mystère de l’être. Même si le spectacle des espaces infinis nous effraie moins que Pascal, l’existence d’une seule goutte d’eau reste un mystère. On a beau l’analyser, la mesurer, la peser, la transformer en gaz, en solide, en invisible énergie, on n’a pas épuisé le mystère de son existence immédiate. Alors, que dire de l’homme même ? La religion, exploitée par une classe contre une classe ou inventée pour compenser la détresse, a pu servir d’« opium du peuple » mais la croyance, qui naît à la pointe de ces interrogations essentielles, est, au contraire, l’oxygène de l’âme. L’âme étouffe dans les limites de la raison : elle s’y sent corsetée. Elle aspire, certes, à suivre les lignes de la raison et, sans les démentir, à les prolonger, mais, alors, dans une atmosphère qui n’est plus celle de l’évidence, qui est celle de la foi. Cette foi peut être plus ou moins réservée ou féconde, froide ou fervente, aller « du refus à l’invocation », de l’intuition à la prière, de la conviction intellectuelle à l’attitude morale. Elle peut engendrer un système plus ou moins riche, plus ou moins contraignant d’idées et de préceptes. Aucun magistère autre que la conscience, en dehors d’une révélation, n’en définit les contours. Cette religiosité pourra servir de terrain naturel aux religions positives qui viendront y implanter leurs dogmes, leurs lois, leurs rites.

Les religions positives sont d’une incroyable diversité

Il est assez hallucinant le tableau des religions inventées par l’homme. On ne saurait dépasser en dérision de soi-même les récits mythologiques découverts dans tous les continents. Mais quelle gravité ne se cache pas sous le grotesque des situations ! Quels drames sous la bouffonnerie ! Avec quelle ironie les philosophes présocratiques n’ont-ils pas déboulonné les dieux grecs : « Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qui, chez les mortels, provoque opprobre et honte : vols, meurtres, adultères et tromperies réciproques […]. Oui si les bœufs et les chevaux et les lions avaient des mains […], ils peindraient des figures de dieux pareilles, les chevaux à des chevaux, les bœufs à des bœufs, les lions à des lions… » (Xénophane, fragments II, 15). Mais ils n’ont pas cessé pour autant de témoigner d’un sens religieux de la vie : il était seulement plus purifié. Les religions positives prétendent inclure dans leur message les réponses aux énigmes de la condition humaine. A la religiosité subjective et naturelle, elles apportent une réponse correspondante qu’elles déclarent objective. Mais leur diversité, leur intolérance réciproque et parfois leurs luttes sanglantes ont renforcé, par leurs contradictions, l’agnosticisme, le doute ou l’indifférence.

Cependant, c’est en elles que se vérifient le plus complètement les traits caractéristiques de toute religion pleinement constituée : un dogme, une morale, un culte, une hiérarchie, une communauté. Cette hiérarchie n’est souvent que fonctionnelle (préposé au culte, à la lecture, à la prédication) et non pas juridictionnelle. L’Église catholique est le plus achevé de ce type d’organisation hiérarchique juridictionnelle, avec ses autorités territoriales, limitées en étendue et en pouvoirs, sous l’autorité suprême, le pape, qui règne directement sur toute l’Église. Les conciles œcuméniques n’ont eux-mêmes de valeur définitive que s’ils sont en accord avec le souverain pontife.

Les religions positives invoquent en général une révélation qui leur serait transmise par un messager de Dieu, sage, prophète, ange, ou par Dieu lui-même. Cette révélation peut être d’origine immémoriale, comme le Veda pour l’hindouisme, bien que les notations écrites les plus anciennes soient datées par les érudits entre 1500 et 900 avant notre ère. Elle peut être datée de façon précise et sûre pour presque tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Les mutations religieuses passent par trois phases

Entre ces deux extrêmes d’une religiosité naturelle, de caractère indéfini, et les religions positives, intégralement constituées en Églises, existe-t-il des indices suffisants pour situer la naissance de la religion dans l’histoire de l’humanité ? Les théories sur l’évolution de la religion sont également très diverses et aucune ne rend compte de la totalité des faits. Cette évolution n’est d’ailleurs pas continue, même au sein d’un peuple. Telle tribu connaîtra, par exemple, comme chez les juifs, des alternances de polythéisme et de monothéisme et parfois l’existence simultanée de croyances opposées. Bien plus, elles se compénètrent souvent et il se révèle difficile, dans une même attitude religieuse, de faire la part exacte des éléments mêlés d’animisme, de manisme, de totémisme, de magie, de naturisme, de polythéisme, d’hénothéisme, de monothéisme, etc. Le vécu religieux n’est pas divisible et circonscrit avec la netteté des concepts qui l’analysent ; il procède d’une sédimentation culturelle et psychique complexe.

La préhistoire, l’ethnologie, la psychologie, la philosophie, la sociologie culturelle, toutes les sciences humaines ne sont encore que les champs clos où s’affrontent les théories. L’une l’emporte un moment, une autre la supplante. Nous ne les évoquerons ici que dans la mesure où elles aident à percevoir, sous un autre angle, la complexité protéiforme du phénomène religieux.

Il n’est pas impossible de situer l’évolution de la religion, et d’une religion en particulier, à l’intérieur du processus dialectique fondamental de toute société. Il comporte trois moments ou trois phases[27] : l’extériorisation, l’objectivation, l’intériorisation. Les degrés d’évolution d’une société, profane ou religieuse, peuvent être appréciés en fonction de ces trois étapes. La première, l’extériorisation, consiste dans une projection de soi dans le cosmos, toutes les activités humaines étant prêtées, par identification, à tous les êtres qui nous entourent ; ce qui engendre une attitude animiste ; le projeté se donne un répondant. Dans la seconde phase, ces projections se sont objectivées ; elles ont pris consistance en elles-mêmes : de créatures de l’homme, elles sont devenues créatrices de l’homme et de l’univers ; dogmes et institutions se sont formés, consolidés et ont fini par imposer leur loi, comme s’ils venaient d’un « autre » que l’homme ; l’homme s’est aliéné dans ses propres projections. Lors de la troisième phase, l’intériorisation, il se ressaisit ; il se découvre créateur de ses mythes, de ses croyances, de ses lois, de ses institutions ; au lieu de leur attribuer un fondement extérieur et étranger transcendant, il en situe l’origine dans sa conscience, il les critique ou les assume par sa raison ; il est à la fois libéré du passé, engagé dans le présent, responsable de l’avenir. La société est alors pleinement sécularisée et uniquement humaine. Il va sans dire que ces temps sont purement théoriques, qu’ils se chevauchent dans l’histoire d’une seule et même société, qu’ils servent seulement, en pratique, à évaluer une dominante à un moment donné de l’histoire d’une société.

L’hypothèse d’une révélation primitive est indémontrable

C’est ainsi que la théorie d’une révélation primitive, à la source de la religion, relève nettement de la première phase, Qu’il y ait eu une révélation primitive, faite aux premiers âges de l’humanité, voire au premier homme, et transmise ensuite de génération en génération, en s’altérant et en se dégradant puis en se ranimant à la flamme de quelque prophète, c’est une théorie purement abstraite. Elle ne repose sur aucun autre fondement qu’un mythe de la création, d’après lequel Adam, l’homme, aurait apparu soudain, beau, intelligent, parfait immortel et aurait perdu dans le péché tous ces privilèges originels. Dans une telle hypothèse, il était inévitable qu’il eût de Dieu une connaissance profonde, non pas une fulgurante vision intuitive — qui l’eût fixé dans une éternelle contemplation —, mais une révélation directe, comme en confidence une voix lui décrivant les attributs et les desseins divins, détachée sur le murmure des micocouliers, comme une parole articulée sur un bruissement de verger.

Mais ce beau rêve ne résiste pas aux leçons de la préhistoire. On n’a, jusqu’ici, trouvé aucun indice de religion avant le paléolithique supérieur, vers 30000 avant notre ère, alors que les anthropoïdes remontent au-delà de 500000 ans. Des ensevelissements de défunts, avec aliments, ocre, objets divers déposés dans la tombe, dénoteraient une croyance en une certaine survie après la mort. Des squelettes recroquevillés qui furent apparemment attachés, pourraient indiquer que les mouvements des défunts étaient redoutés. Bonne ou mauvaise, une influence leur était attribuée. Ce culte des morts ressemblait à des rites de défense, à des mesures de protection contre des menaces, autant que d’imploration pour d’éventuel secours. Cette découverte de tombeaux ne permet de préciser aucune idée religieuse, aucune croyance en l’au-delà, en un être divin, en une justice rétributive du bien et du mal. En quoi eussent bien pu consister, à cette période, les vestiges d’une révélation primitive ? Il n’y en a point.

La religion primitive reste dans la pénombre

Devant des extrapolations abusives et innombrables, le grand spécialiste français de la préhistoire, André Leroi-Gourhan, est extrêmement réservé : « Avant l’homo sapiens, écrit-il, c’est-à-dire 30 ou 40000 ans avant notre ère, il n’y a presque rien qui résiste à l’examen. » Il ironise sur les théologies fragiles qui tournent sur des pointes d’aiguille : « A travers les ouvrages, l’homme préhistorique change de personnalité religieuse, tantôt magicien sanguinaire ou pieux collectionneur de crânes d’ancêtres, tantôt danseur libidineux ou philosophe désabusé, suivant les auteurs ; son comportement serait à étudier […] à travers des biographies de préhistoriens ». Pour s’en tenir aux faits, il a étudié crânes, mandibules, fossiles, sphéroïdes, cupules, etc., exhumés des cavernes et des tombes. « C’est suffisant, conclut-il, pour admettre que derrière les orbites proéminentes des Paléanthropiens quelque chose se passait déjà qui allait prendre beaucoup d’importance par la suite ; c’est très insuffisant, même pour faire l’esquisse d’un comportement religieux. Que l' »extraordinaire » ait été perçu explicitement établit une forte présomption en faveur de la perception d’un surnaturel, mais probablement pas au sens où nous le concevons depuis quelques millénaires[28]. »

Au contraire, dès le paléolithique supérieur, chez les aïeux immédiats de l’homo sapiens, vers 30000, des témoins commencent à s’exprimer mieux. C’est, selon l’expression de Roger Caillois, « un stade où l’observation naissante se compose avec l’émotion religieuse ». Le symbolisme graphique a été inventé, indice certain d’un passage à la pensée abstraite. Mais, là encore, les explications amplifiantes par la magie, par le totémisme, par le chamanisme sont pour le moins téméraires. « La magie existait très vraisemblablement au paléolithique », conclut André Leroi-Gourhan, mais rien ne le démontre, « ni les figures ni les organisations ». Tout ce que l’on peut affirmer, à partir des images d’animaux couplés et blessés, c’est qu’il existait une certaine idée de la vie et de la mort, illustrée par le sexe. C’est art pictural trahit « un arrière-plan touffu de symboles attachés au plus intime du mystère », « des préoccupations paraissant dépasser l’ordre matériel », « une activité psychique d’un contenu certainement religieux », mais la religion paléolithique reste « dans une faible pénombre ».

L’ethnologie, ou cette partie de l’ethnologie qui étudie les peuplades primitives d’aujourd’hui, pourrait-elle enrichir l’interprétation donnée aux phénomènes religieux du paléolithique supérieur ? La méthode est toujours risquée d’essayer de comprendre le passé par le présent. Mais voyons ses résultats.

En particulier, autour de la mort — universelle et irrémissible — qui pose avec une brutale évidence l’énigme de la vie, connaissons-nous des rites révélateurs d’une religion primitive ? Les explorateurs signalent chez quelques tribus archaïques, comme les Andamènes, les Négrites des Philippines, les Tasmaniens, les Kurnai d’Australie, les Tchouktches, l’usage de porter sur soi le crâne ou la mâchoire inférieure d’un défunt. « Lorsque la chair est décomposée, la dépouille est exhumée. Les os sont nettoyés dans la mer ; crâne et mâchoire inférieure sont ensuite peints d’argile rouge et retenus par un lien tressé. Plus tard, les pièces ainsi traitées seront portées sur la poitrine ou sur le dos. Les parents portent le crâne de leurs enfants, les femmes, celui de leur mari[29] ». Que conclure de ces observations ? On y voit le désir de perpétuer un certain lien entre le mort et le vivant. La conservation des crânes est presque universellement attestée. Peut-on parler d’un culte religieux ? Ces coutumes signifient-elles plus qu’une symbiose continue, une communication perpétuée, un culte affectif, le substitut d’une présence réelle ? Il paraît bien difficile d’en préciser le sens religieux.

Dans certains cas, pourtant, le culte des crânes prend un aspect sacrificiel. Dans des régions voisines du cercle polaire, chez les Esquimaux de la Terre du Roi-Guillaume ou du centre du Canada, le sacrifice du renne « s’adresse à un être suprême, maître du ciel, dispensateur du succès à la chasse […]. Il est interdit de manger un os à moelle et aucun gourmet ne peut se régaler d’une cervelle de renne fraîche. Les crânes et les os à moelle doivent être noyés intacts dans l’eau si l’on veut s’assurer bonne chasse pour l’avenir. Car telle est la volonté de la Mère des animaux[30] ». Ailleurs, ce sont les ours qui sont offerts en sacrifice, par exemple chez les Karagasses. Chez les Samoyèdes jurok, un renne blanc est étranglé au sommet d’une colline et offert à Num, le dieu suprême de la tribu. Dès que le chaman a passé le lasso autour du cou de l’animal, il lui saisit la patte gauche et dit à haute voix : « Num, nous te donnons notre renne, prends-le ! » La viande est ensuite mangée crue. Puis la tête et les os sont disposés sur une haute planche. Les participants se tournent face à l’est et s’inclinent à plusieurs reprises. Ils croient que Num descend du ciel et accepte leur sacrifice.

Inutile de multiplier les exemples. Il y a là une croyance manifeste en une relation avec l’invisible, qu’on peut en conséquence qualifier de religieuse. Ce culte, même s’il n’est pas le culte d’un animal comme le croient certains ethnologues, confère à l’animal des attributs qui dépassent ceux de sa nature visible. Un dépassement de la limite du sensible est opéré, pour déboucher sur un au-delà des sens et de la raison. Quel est l’être de cet au-delà ? Une divinité, une puissance secrète, un maître des eaux, des forêts ou des cavernes ? Lui offrir une part du butin de la chasse, c’est reconnaître sa souveraineté ; en manger une part, c’est communier à la même vie ; et cette parenté avec le maître doit attirer ses faveurs et assurer l’avenir de la chasse. Le désir d’un butin toujours aléatoire incite à réduire les risques du hasard et à rechercher un régulateur des subsistances en dehors d’un monde où tout est voué à l’incertitude et à la mort. Le primitif ignore le hasard et attribue tout événement à la volonté de puissances mystérieuses.

La magie est une perversion de la religion

Bien vite, le détournement par l’homme et la captation à son profit de ces puissances supérieures indéterminées se révèlent en d’autres opérations que ce culte élémentaire. C’est la perversion du religieux en magique. Les peintures rupestres, les statuettes d’argile figurant des animaux de chasse, bondissant, blessés, percés de flèches, seraient autant de sortilèges par lesquels l’artiste entend mettre sous la puissance ce qu’il représente. De nos jours encore, dans beaucoup de régions, avoir l’image, le nom, un objet propre à une personne, c’est posséder le pouvoir de la subjuguer. La volonté du chasseur s’imposera à l’animal dont il aura dessiné les traits, et la scène qu’il aura représentée se reproduira dans la réalité. La mise à mort imaginaire prélude au succès de la chasse. De la période glaciaire à nos jours, en Afrique, en Asie, en Australie, ces jeux magiques d’images n’ont pas cessé. Ils ne visent pas qu’à la capture. Ils figurent aussi des animaux accouplés et des femelles gravides : ils traduiraient alors une volonté de repeuplement des aires de chasse désertées ou appauvries. Ce sont des rites de fécondité qui tendent à rendre le gibier abondant. Mais ils expriment la même croyance en un pouvoir invisible qui tient sous sa coupe tous les êtres et auquel la magie permet de participer, comme à une énergie diffuse que la volonté de l’homme pourrait diriger à distance. Le revêtement de masques, les danses cultuelles, les rites initiatiques, les rythmes scandés par divers instruments de musique, les simulacres ludiques de toutes sortes sont autant de moyens destinés à mieux faire participer à cette énergie diffuse en vue d’obtenir des triomphes de guerre, de chasse ou d’amour et de conjurer les menaces adverses. Le charme magique de l’image ne s’enracinerait-il pas dans la puissance médiatrice de l’imaginaire, carrefour de toutes les influences internes et externes, du moi et de l’univers ?

Les conclusions des ethnologues ne dépassent guère, à vrai dire, le niveau des hypothèses, du folklore ou du mythe, au-delà de cette affirmation élémentaire d’une croyance en une énergie transcendante. On peut en analyser les implications logiques — ce que n’ont pas manqué de faire des historiens de la religion —, mais rien ne prouve qu’elles aient toutes explicitement affleuré dans la conscience primitive. Les Vénus de Willendorf et de Lespugue, idoles de l’amour ou déesses de la fécondité, ont bien gardé leur secret.

« Dans l’ombre de ton lourd sommeil,

parmi les neiges et les pierres,

un premier rêve éclot…

Seules tes mains, comme des cages,

Gardent ce qui reste des nuits[31]. »

FUTUROLOGIE OU L’AVENIR DE LA RELIGION

S’il est dangereux et ridicule de prétendre jouer au prophète, il n’est pas déraisonnable d’esquisser des prévisions à partir des indices visibles aujourd’hui.

La mort de Dieu conduit à la mort des Églises

Qui n’a entendu annoncer la fin prochaine des religions ? Qui n’a entendu parler de la mort de Dieu, de la mort du Christ ? L’Église se meurt, les institutions religieuses vont mourir. Proférer de telles paroles, c’est aller bien vite en besogne de nécrophores.

Mais cette suite d’accidents mortels est parfaitement logique. Les religions qui définissaient la foi en Dieu, qui ordonnaient en fonction de Dieu la morale et le culte perdent toute raison d’être si Dieu n’est plus, si Dieu est absent de la pensée et de l’action, s’il ne subsiste plus que comme un surmoi issu de l’inconscient collectif. Dieu n’est plus le deus ex machina, ce personnage de théâtre préposé à sauver l’homme de sa détresse. « Nous devons vivre, disait le pasteur Bonhoeffer, comme des hommes qui arrivent à se tirer de la vie sans Dieu ». Telle est la sanction de la maturité.

La fin des religions ressortirait également, toujours aux yeux de certains, de la prétention scientifique et technique de s’en tenir à « la connaissance objective ». Les croyances religieuses sont en effet incontrôlables et invérifiables dans leur objet ; leur contenu, qui échappe à l’analyse, ne relève que de l’histoire de l’esprit, de l’imagination et des sentiments de l’homme. Il ne nous reste qu’à fonder une morale sur cette connaissance objective et à limiter nos prétentions métaphysiques et religieuses aux dimensions de cette connaissance, seule digne de la raison humaine.

Le problème religieux devient capital

Y aura-t-il encore des religions dans trente ans ? La question serait bien naïve, si elle ne comportait une invitation à réfléchir sur la religion même. La densité accrue de la population humaine, l’expansion des moyens audio-visuels de communication, la tension nerveuse provoquée par la concentration urbaine et industrielle augmenteront certainement en intensité l’activité psychique des hommes. Devant l’ampleur des risques encourus du fait de la civilisation actuelle (songeons seulement à la pollution des éléments : eau, air, terre, feu, qui menace la survie de la biosphère), l’homme est amené à se poser les problèmes les plus concrets et les plus fondamentaux et, notamment, sur le sens de la vie. On a prêté à André Malraux cette formule : « Le prochain siècle sera métaphysique et mystique. » On peut toutefois citer du même auteur des lignes qui vont dans ce sens : « La tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux[32]. » « Le problème capital de la fin du siècle sera le problème religieux, sous une forme aussi différente de celle que nous connaissons que le christianisme le fut des religions antiques[33]. »

Il y aurait alors des religions, en ce sens que les hommes, qui partagent des interrogations, des espérances ou une foi identiques, auront toujours tendance à se rencontrer pour se confronter et, au besoin, pour défendre la liberté de leur conscience. La religion ne peut se vivre dans l’isolement. Mais ces sociétés religieuses de l’avenir, après des alternances critiques de réaction rigoriste et de libéralisation laxiste, finiront par trouver un centre d’équilibre dans la convergence intime et vécue des croyants eux-mêmes. L’aimantation de l’Esprit saint, la liberté des enfants de Dieu, la loi d’amour —forces auxquelles les orthodoxes se fient peut-être plus que les catholiques — auront tendance à se substituer aux codes dogmatiques, moraux et canoniques. Les religions tireront leur cohérence d’une adhésion intime, intense, vécue, qui rayonnera spontanément en actions et en prières, beaucoup plus que d’un système d’institutions entre les mains d’une hiérarchie. Des structures d’accueil très variées demeureront et l’on pourrait envisager, avec beaucoup de tolérance, un pluralisme dans les rites, les cultes, la morale et même les croyances. « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. » (Saint Jean, XIV, 2.)

La vie religieuse subsistera dans une situation tragique

Une pause dans la fermentation intellectuelle et religieuse est difficilement prévisible, étant donné l’accélération continue de l’histoire et l’intensification de la vie consciente qui résulte d’une plus grande densité démographique (ce qui ne signifie pas que l’éveil de la conscience n’ait pas aussi d’autres causes, plus personnelles). La paix du croyant ne cessera d’être troublée dans la mesure où elle dépend de la stabilité dogmatique et institutionnelle. Elle devra s’appuyer sur des forces moins vulnérables que celles des concepts, des lois, des rites et des habitudes. Elle retrouvera ainsi la situation tragique des origines et y puisera une nouvelle sève. Dans un excellent article sur Kierkegaard, Charles Blanchet décrit ce tonifiant retour du tragique dans la foi : « Les croyants, sous la pression de la culture moderne, se sont brusquement réveillés d’un sommeil dogmatique anesthésiant la vie de l’esprit. Beaucoup se sont réfugiés dans une agitation fébrile, la guérilla contre les évêques ou l’Église, dernier prurit d’une mentalité infantile. D’autres veulent prolonger à tout prix le sommeil dogmatique en s’efforçant de ne pas entendre les craquements du sol mental sur lequel reposait le système intellectuel du catholicisme. Kierkegaard nous dirait sans doute qu’une seule chose compte : scruter dans la vérité et l’honnêteté notre rapport au Christ en osant aller jusqu’au bout de nos questions, dans ce déchirement dialectique qu’il a vécu et exprimé, sans tricher avec le contenu du paradoxe chrétien. Cette rigueur serait source de paix. Jamais plus le croyant n’aura l’accent triomphaliste des siècles passés. Il a définitivement perdu la sotte prétention d’un dogmatisme primaire et de la possession orgueilleuse de la vérité face aux autres. Il sera hanté plus que dans le passé par ces voix contradictoires qui nous harcèlent chaque jour, la voix de la nécessité impersonnelle et la voix de la paternité divine, la voix de l’absence et la voix de la présence, la voix de l’illusion et la voix de l’interpellation. Notre vision de la nature elle-même est plus ambiguë qu’autrefois. La lecture du sens et celle du non-sens nous apparaissent parfois également plausibles : l’aventure climique du hasard et de la nécessité et l’émergence d’êtres de plus en plus subtilement organisés, Jacques Monod et Teilhard de Chardin, selon l’angle de vision. Parce qu’il nous faut vivre la foi avec ces voix discordantes, Kierkegaard et Dostoïevski nous apparaissent comme les grandes figures typiques de ce retour du tragique dans la foi. Ils nous ont appris qu’il est impossible de vivre la foi sans cette tension au centre même de la raison dont la vocation est de vouloir tout comprendre et tout assimiler. » [Esprit (déc. 1971)]

La religion deviendra plus universaliste et, à la fois, plus personnalisée

Il serait bien présomptueux de dessiner le visage des religions actuelles vivantes, tel qu’il se présentera à la fin du siècle. Mais il est permis de penser que toutes les religions se trouveront dans une situation sociale à bien des égards analogue, du fait qu’elles subsisteront dans un univers technicisé et sécularisé. Quels que soient les aléas du développement économique et social dans le monde, il se réalise suivant un modèle technologique, organisateur, idéologique, que les mêmes objectifs de production et d’échanges tendent à rendre universellement semblable. Les réactions antisociales, contre la société de production-consommation en croissance indéfinie, n’affectent pas encore les grands nombres. Les complexes urbains et industriels obéissent aux mêmes lois sous toutes les latitudes et tous les régimes et les traits de leur visage dénotent un air de famille. Les vitesses supersoniques contribueront encore à réduire les différences d’environnement. Il est bien évident que la religion, sous ses différentes formes, ne pourra rester étrangère et indifférente à ces changements. A vouloir demeurer totalement conservatrice, elle s’isolerait d’une telle société et se condamnerait à mort ; mais à vouloir épouser l’évolution actuelle, elle risque de s’y dissoudre. Peut-elle échapper à ce dilemme ?

Toutes les religions tendront à s’universaliser. En dehors du christianisme, dont le caractère « catholique » s’est manifesté dès les origines, on voit déjà l’islâm, le bouddhisme essaimer dans tous les continents. Ce mouvement implique que la religion ne sera plus liée à un territoire, à un peuple, ni même à une culture. Elle se transformera à tel point qu’elle pourra s’exprimer et se communiquer à travers diverses langues, diverses liturgies, diverses sensibilités, divers symboles, peut-être même diverses logiques. Il peut paraître paradoxal que l’universalisation conduise à la diversité. Mais il faut considérer les différents niveaux d’existence. Si les religions se dépouillent des traits culturels particuliers qu’elles doivent à leurs origines historiques, c’est pour se rendre plus aptes à faire pénétrer l’essentiel de leur message dans tous les milieux culturels particuliers où elles tendent à s’insérer et qu’elles désirent assumer. En s’universalisant, elles se détachent de certains conditionnements sociaux et deviennent plus aptes à animer des types différents de sociétés. Par le fait même que les milieux socioculturels auront été sécularisés en conséquence de la civilisation moderne, ils seront eux-mêmes plus disposés à accueillir des messages nouveaux ou différents, moins particularisés que ceux dans lesquels ils plongeaient jadis leurs racines et qui firent obstacle à leur développement.

Un mouvement de décentralisation se dessine

D’autre part, dans la mesure où elles sont institutionnalisées, ces religions universelles se décentraliseront. Elles épouseront le mouvement qui s’amorce déjà vers des sociétés de type régional. Les grands ensembles politico-économiques, tels que les communautés européennes élargies, sont parmi les plus attentifs à la nécessité des autonomies régionales. Ces régions, qui peuvent s’inscrire dans un cadre national, multinational ou international et chevaucher les frontières d’Etats, jouiront d’une relative indépendance culturelle, économique et politique. Celle-ci ne pourra que rejaillir sur l’organisation des pouvoirs ecclésiastiques. L’universalité du message n’implique pas nécessairement l’unité du pouvoir central. L’Église catholique, surtout, sera affectée par ces structures évolutives. Elle s’y prépare déjà, depuis le concile Vatican II, par une lente mise en place du système collégial, par l’institution d’un synode épiscopal mondial, des synodes épiscopaux à base nationale, voire régionale ou subcontinentale : autant de jalons sur la voie des autonomies locales, en même temps que sur celle de la participation aux responsabilités universelles.

On peut aller encore plus loin dans le sens de la démocratie. Comme nous l’avons écrit dans « la Politique du Vatican » : « C’est des extrémités du grand corps ecclésial, non du centre de la Curie, que vient la tendance à un pouvoir non seulement collégial, mais intégralement démocratique.

« Certains théologiens, qui se classent peut-être parmi les prophètes, ne voient d’ailleurs dans la collégialité qu’une étape. Dans un avenir encore lointain, ils aperçoivent un polycentrisme se substituant peu à peu au pluralisme intérieur, sur d’autres bases que la nation.

« Après seize siècles de domination, l’appareil constantinien de l’Église aurait dès lors vécu. Les Églises chrétiennes autocéphales seraient reliées entre elles par une autre force que l’autorité pontificale, par la force spirituelle des vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité. N’est-ce pas, d’ailleurs, la situation des Églises orthodoxes d’Europe orientale et d’Asie Mineure ?

« Ce serait la grande aventure religieuse d’une communauté dont la cohésion serait suspendue à la seule loi de l’amour divin. Cette vue d’avenir, les uns l’appelleront utopie, les autres, l’Évangile[34]. »

En somme, les religions de l’avenir redeviendraient « le sel de la terre » dispersé partout et faisant lever des communautés séculières et religieuses sur tous les points du globe, communautés que relieraient une foi, une espérance, un amour universels et que visiteraient des pasteurs-apôtres à l’exemple de saint Paul. Sociétés religieuses aux liens purement religieux et non plus juridiques, institutionnels, culturels. Ce serait, certes, la fin d’un rêve de chrétienté, mais non d’une espérance de christianisme. Comme l’écrit le célèbre théologien jésuite Karl Rahner, ce serait « une Église de diaspora et qui devra s’affirmer par sa propre force au sein d’un monde séculier et neutre (dans le cas le plus favorable) […]. Cette condition sociale de l’Église, et donc aussi de sa théologie, me paraît, certes, pour une bonne part, déjà réalité ; […] elle me paraît en train de devenir pure évidence pour le proche avenir[35] ». Pour les religions moins structurées que l’Eglise, ces perspectives sont d’autant plus probables, sous peine d’extinction.

Les sectes tendent à suppléer aux religions défaillantes

Le besoin d’adhésion religieuse cherche des issues. Il en trouve toujours. En bordure des grandes religions se détachent d’abord de nombreuses sectes. Elles se caractérisent, pour la plupart, par le syncrétisme d’une pensée, qui n’exclut pas une forte certitude d’initiés peu propice au dialogue, par une tendance au mysticisme sentimental, par une certaine instabilité des adhérents, qui entraîne un constant renouvellement non des idées, mais des personnes. On a compté 343 sectes pour la seule population blanche des Etats-Unis. Certains mouvements spirituels font même figure de « religions nouvelles », comme par exemple, en Occident, les pentecôtistes, qui compteraient quelque 23 millions de membres. Les sociétés théosophiques, partout répandues et assez diversifiées malgré plusieurs traits communs, se rapprocheraient plutôt d’une sagesse, d’une sociologie, que d’une religion structurée. Les religions nouvelles dérivent souvent de contaminations entre des spiritualités étrangères et des rites locaux, à l’instar des cultes vaudous chez les Noirs d’Amérique latine, comme le kibanguisme et le kitawala et tous les dérivés du harrisme en Afrique noire. En Asie, on connaît le cao-daï au Viêt-Nam, l’i-kwan-tao en Chine, diverses formes de néo-hindouisme qui se réclament aussi bien et simultanément de Jésus, de Muhammad, voire de Victor Hugo, que de Brahma, du Bouddha et de Confucius. ; le teuri-kyo du Japon organise ses millions d’adhérents en une puissante hiérarchie, d’une influence grandissante sur les familles et la vie nationale. Il n’est pas jusqu’à certaines façons de penser, caractérisées à l’origine par une lutte légitime contre des valeurs pseudo-sacrées en faveur de la science, de la technique, d’une raison émancipée, d’une société plus équitable, de la liberté d’entreprise, qui ne se muent, par un curieux retour des choses, en des religions nouvelles, celles du scientisme, du technicisme, du rationalisme, du socialisme, du capitalisme ; elles sécrètent des institutions, des rites, des dogmes, une intolérance, une inquisition, des instruments d’exécution, qui ne laissent rien à envier aux pires époques, désavouées par ailleurs, des religions traditionnelles. Il n’est pas jusqu’aux révoltes de la jeunesse et ses refus de la civilisation actuelle, à ses recherches de nouveaux modes de vie, à ses expressions artistiques, à ses évasions dans la drogue ou le sexe, qui ne soient interprétés comme des manifestations, impures peut-être, mais réelles, du besoin religieux. « Dans la société technico-scientifique telle qu’elle est actuellement pratiquée, écrit Jean Onimus, aucune religion n’a la moindre chance de survie. La mentalité pragmatique, l’ambiance froide et objective sont à la longue destructrices de ce qui entretient en l’homme la foi, l’espérance et l’amour. Les religions ne s’y maintiennent que par habitude et s’y réduisent à un corps de formules et de pratiques sclérosées. Si les religions ont encore un avenir dans l’humanité, elles le devront aux nouvelles aspirations qui se font jour, aux richesses poétiques de la contre-culture, à l’élan idéaliste qui restaure le sens des valeurs, à l’enthousiasme — fût-il agressif — et à la nostalgie de l’amour vrai. Le monde technico-scientifique n’a plus d’espérance et n’en éprouve même plus le besoin. Il fonctionne. Mais ceux qui, du haut de leur insolence, le contestent et même l’affrontent doivent leur audace à l’espérance d’une vie plus noble, mieux remplie, plus digne. Une telle visée, droitement poursuivie, débouche nécessairement sur la transcendance et implique une métamorphose de l’existence. C’est toujours le vœu de Rimbaud : rendre à l’homme son état primitif de fils du soleil. Là où le robot bien dressé dans la foule solitaire attend que le progrès le fasse automatiquement monter tout en subissant avec résignation ses servitudes, la violence inspirée bouscule et conteste radicalement les faits, proclame que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être et interroge l’horizon[36]. »

Le siècle à venir sera-t-il religieux ?

Il semble bien se confirmer que l’homme soit un animal religieux aussi bien qu’un animal raisonnable, tantôt sauvage, tantôt discipliné. Quand il prétend effacer les religions révélées qu’il considère sans discernement comme des produits historiques de la conscience collective, il reconstitue aussitôt de nouvelles religions, qui satisfont à un incoercible besoin d’absolu. Il ne faudrait d’ailleurs pas réduire à ce besoin le sentiment religieux, infiniment plus complexe. Dès lors, une angoissante question se pose. S’il est vrai, apparemment, que les grandes religions universelles connaissent un certain mouvement de repli, une récession, s’il est vrai qu’une certaine qualité d’adhésion diminue dans la masse alors qu’elle progresse chez un petit nombre, on peut se demander quelles religions de suppléance se préparent à naître, en attendant un éventuel renouveau des religions traditionnelles.

Car l’esprit religieux, la volonté d’une vie spirituelle ne cessent de s’affirmer devant le désarroi des institutions religieuses, comme devant les incertitudes d’une civilisation technique qui menace d’être inhumaine. Du sein de ce bonheur confortable qu’elle promet et compromet à la fois, jaillit la revendication permanente de l’homme en vue d’une condition supérieure, en vue d’une vie spirituelle dans laquelle il se sentirait vraiment lui-même, libre de ses pensées et de ses dons, ouvert à des perspectives qui transcendent le quotidien et l’horizontal. Il faut éclairer les voies de sa recherche. Qu’il connaisse, qu’il compare, qu’il découvre ! Peut-être, après une longue montée en spirale, reconnaîtra-t-il le foyer qui l’aspirait dès le départ. De cette crise, un renouveau sortira sans doute. On a dit que le XXIe siècle serait un siècle éminemment religieux. Le grand historien des civilisations, Toynbee, dans une de ses dernières œuvres, esquissant une interprétation « prophétique » de l’histoire qui ne relève plus du calcul, pense que les Églises remplaceront un jour les civilisations dégradées. La crise d’aujourd’hui n’apparaîtrait plus, dès lors, que comme une crise de mutation.

***

Jean Chevalier (1906-1993), docteur en philosophie et en théologie, a été successivement professeur de philosophie, doyen de faculté, chef de cabinet du directeur général de l’Unesco, puis directeur spécialisé dans les affaires de coopération technique et dans les relations avec les gouvernements à l’Unesco. Vice-président de l’Institut métapsychique international, il a été également directeur littéraire et a écrit/dirigé de nombreux livres.

Quelques livres :

Saint Augustin et la pensée grecque, Librairie de l’Université, Fribourg, Suisse, 1937.

L’Ame grecque (en collaboration avec René Bady), Éditions Marguerat, Lausanne, 1941.

L’Ame française (en collaboration avec René Bady), Éditions Marguerat, Lausanne, 1945.

La Cité romaine, Éditions Marguerat, Lausanne, 1948.

Le Dossier politique de l’électeur français, Éditions planète, Paris, 1967.

La Politique du Vatican, Éditions CAL, Paris, 1969.

Le Soufisme, Retz ; « que sais-je », PUF, Paris, 1984.

Dictionnaire des symboles (avec Alain Gheerbrant et le concours de quinze spécialistes), 1969, Laffont, collection « bouquins », Paris, 1982.

La dynamique de la paix, Unesco, Paris, 1986.


[1] J. Onimus : l’Asphyxie et le cri (Paris, Desclée de Brouwer, 1971).

[2] K. Marx : Manuscrits de 1844, Œuvres et lettres (Paris, Gallimard. 1941).

[3] Voir J. Prieur : les Témoins de l’invisible (Paris, Fayard, 1972).

[4] Ces dames du bois de Boulogne (1945). Film de Robert Bresson, d’après un épisode de Jacques le Fataliste, de Diderot.

[5] Déclaration de Paul VI, lors de l’audience générale du 5 janvier 1972.

[6] J. Monod : le Hasard et la nécessité (Paris, Le Seuil, 1970).

[7] S. Reinach (1858-1932), dans Orpheus, Histoire générale des religions (Paris, Librairie d’éducation nationale, 1928).

[8] R. Caillois : Cases d’un échiquier (Paris, Gallimard, 1970).

[9] R. Caillois : Cases d’un échiquier (Paris, Gallimard, 1970).

[10] C. Baudelaire : Fusées, I.

[11] E. Durkheim : les Formes élémentaires de la vie religieuse (Paris, Alcan, 1912).

[12] Voir G. Van der Leeuw : la Religion dans son essence et ses manifestations (Paris, Payot, 1970).

[13] E. Durkheim : les Formes élémentaires de la vie religieuse (Paris, Alcan, 1912).

[14] Le baptême chrétien a été assimilé aussi à une « illumination ». Justin : Apologies, trad. Pautigny (Paris, Picard, 1904). Voir M. Jourjon : « le Baptême, bain de lumière », in Parole et Pain, no 49 (mars-avril 1972).

[15] Voir K. Marx : Contribution à la critique de la philosophie du droit et G. Morel : « Communisme aujourd’hui », in les Etudes (décembre 1971).

[16] Voir H. Desroche : Socialismes et sociologie religieuse (Paris, Editions Cujas, 1966).

[17] M. Eliade : le Sacré et le profane (Paris, Gallimard, 1965).

[18] J. Monod : le Hasard et la nécessité (Paris, Le Seuil, 1970).

[19] Pour l’étude de la religion selon Freud. Voir S. Freud : Totem et tabou (Paris, Payot, 1971) ; l’Avenir d’une illusion (Paris, P.U.F, 1971) ; Nouvelles conférences sur la psychanalyse (Paris, Gallimard, 1936) ; Moïse et le monothéisme (Paris, Gallimard, 1948).

[20] S. Freud : l’Avenir d’une illusion (Paris, P.U.F, 1971).

[21] S. Freud : Totem et tabou (Paris, Payot, 1971).

[22] M. Dantereau y voit une invitation à purifier notre idée de Dieu le Père : Freud et l’athéisme (Paris, Desclée, 1972).

[23] S. Freud : Totem et tabou (Paris, Payot, 1914).

[24] J. Monod : le Hasard et la nécessité (Paris, Le Seuil, 1970).

[25] On peut voir encore une autre typologie dans G. Van der Leeuw : la Religion (Paris, Payot, 1970).

[26] Sur les aspirations religieuses naturelles, voir l’allocution de Paul VI, du 12 janvier 1972, dans Documentation catholique, no 1612 du 6 février 1972.

[27] Voir, à ce sujet, les analyses sociologiques, avec de nombreuses références, in P. Berger : la Religion dans la conscience moderne (Paris, Le Centurion, 1971).

[28] A. Leroi-Gourhan : les Religions de la préhistoire (Paris, P.U.F, 1964). Mots soulignés par nous.

[29] P. Schebesta : le Sens religieux des primitifs (Paris, Mame, 1963).

[30] P. Schebesta : le Sens religieux des primitifs (Paris, Mame, 1963).

[31] R. Ganzo : Poèmes, Lespugue (Paris. Gallimard, 1942).

[32] « L’homme et le fantôme », in l’Express (21 mai 1955).

[33] « Lignes de force », in Preuves (mars 1955).

[34] J. Chevalier : la Politique du Vatican (Paris, C.A.L.-Denoël, 1969).

[35] K. Rahner : Bilan de la théologie au XXe siècle, t. II (Paris, Casterman, 1971).

[36] J. Onimus: l’Asphyxie et le cri (Paris, Desclée de Brouwer, 1971)