Robert Linssen
Le « plus universel » a des limites

Beaucoup de philosophes, tels Carlo Suarès et Teilhard de Chardin, ont évoqué l’existence d’un processus d’enrichissement constant du devenir évolutif. Cette notion a été reprise et développée par Jean Charon évoquant l’existence d’un processus de mémorisation à la fois indestructible et cumulatif. Le savant anglais Rupert Sheldrake, membre de l’Académie des sciences de Grande-Bretagne, développe la même idée et met en évidence l’existence de champs morphogénétiques constituant les enregistrements mémoriels de tous les faits physiques et psychiques de l’Univers.

(Revue Être Libre, Numéro 314, Avril-Juin 1988)

Beaucoup de philosophes, tels Carlo Suarès et Teilhard de Chardin, ont évoqué l’existence d’un processus d’enrichissement constant du devenir évolutif. Cette notion a été reprise et développée par Jean Charon évoquant l’existence d’un processus de mémorisation à la fois indestructible et cumulatif. Le savant anglais Rupert Sheldrake, membre de l’Académie des sciences de Grande-Bretagne, développe la même idée et met en évidence l’existence de champs morphogénétiques constituant les enregistrements mémoriels de tous les faits physiques et psychiques de l’Univers.

Ces auteurs évoquent un processus de néguentropie au cours duquel le patrimoine informationnel de l’univers et des êtres humains s’enrichit constamment. Il s’agit là de faits incontestables. Nous assistons à une marche vers le « plus », non seulement au cours de l’évolution biologique mais aussi lors de la structuration psychique de plus en plus élaborée des êtres humains.
Il importe cependant de souligner le caractère résiduel des mémoires. Si celles-ci contribuent à l’enrichissement des informations individuelles et universelles, elles finiront par former l’obstacle le plus résistant à la libération finale de l’être humain.
Les mémoires constituent en fait le « Vieil homme » dont il faudra nécessairement se dépouiller. Ce que nous avons considéré comme éléments positifs au cours d’une ancienne phase de notre évolution peut se transformer en éléments négatifs.
Ainsi que l’exprimait Sri Aurobindo dans ses « Aperçus et pensées » (édition Maisonneuve, 1941, Paris), « l’égoïsme fut une aide, l’égoïsme est l’entrave », « la raison fut une aide, la raison est l’entrave ». Dans un même sens, le mouvement vers le « plus » fut une aide, le mouvement vers le plus, appliqué au domaine psychologique est une entrave.
La constatation du « plus universel » peut nous conduire à des généralisations excessives. Un examen plus minutieux de la totalité des processus de l’Univers à tous les niveaux nous oblige à formuler des réserves. Celles-ci sont très importantes non seulement au niveau des concepts mais surtout concernant les conséquences de la pratique spirituelle et de la méditation.
Nous sommes ici dans un domaine où se révèle l’inadéquacité des mots ou expressions du langage familier. Celui-ci ne s’applique qu’au monde extérieur accessible à nos perceptions sensorielles communes. Mais le monde visible ne constitue qu’une infime partie d’une Totalité englobant plusieurs dimensions. Dans ces dimensions multiples se déploient des énergies dont le comportement est non seulement différent mais parfois radicalement opposé aux mécanismes fonctionnant dans le cadre du temps et de l’espace.
Au cours d’un article écrit dans un précédent numéro do notre revue « Etre Libre », article intitulé « Importance de vivre au Présent », nous avons commis l’erreur inévitable qui résulte de l’emploi de mots et concepts adéquats aux déroulements des faits de l’univers manifesté mais des mots sont complètement inadéquats aux processus qui se déroulent dans les autres niveaux d’énergie ou dimensions. Faute de termes adéquats, nous avons procédé à une généralisation excessive du «  mouvement vers le plus ». Certains faits contraires doivent être examinés. Nous corrigeons donc et précisons dans la mesure du possible.
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Les dialogues sont toujours utiles. Lors d’un long entretien avec Sylviane Delourmel, nous avons commenté l’excellent exposé de Guy Duval sur l’œuvre de Carlo Suarès et ses considérations sur le « plus universel ». L’acuité d’attention exceptionnelle de Sylviane a perçu à la fois la confusion, les contradictions d’une généralisation trop hâtive du concept de « plus universel » et les dangers de son application pratique dans la poursuite de notre propre soif d’expansion. Celle-ci pourrait nous paraître légitime alors qu’elle constitue l’obstacle majeur à notre éveil spirituel.
Après l’exposé sur « le plus », nous avons remarqué l’empressement avec lequel certains auditeurs sont retombés dans le «devenir» de l’ego, le désir d’être plus, et de conjuguer les verbes «  avoir », aller vers, etc. Faute de réagir et de préciser les nuances, ce sont là autant de pièges qui nous étaient tendus avec les meilleures intentions du monde.
Tout ceci est radicalement opposé aux exigences élémentaires de l’Eveil qui nous disent «  Etre rien ». Tanha, la soif de devenir et d’avoir « plus », est dénoncée avec force dans tous les textes du Chan et du Bouddhisme et de l’Advaita Védanta et Krishnamurti. Alors, que faire ? Une mise au point très claire s’impose donc absolument.
Tout, dans l’univers manifesté grandit. Une marche constante vers la complexification résulte du « plus » et d’une habitude associative. Atomes ionisés d’abord, atomes plus complexes, ensuite petites molécules, grosses molécules, êtres monocellulaires, êtres pluricellulaires. Tout est dans le « devenir ». Le gland devient petite pousse verte, puis arbrisseau et enfin grand chêne.
Tous les événements illustrant l’histoire d’un univers sont enregistrés, mémorisés sous forme de « champs indestructibles et cumulatifs ». Sans cet enrichissement constant du patrimoine informationnel, l’évolution des espèces n’aurait pu se réaliser. Une marche constante vers le plus, dans la matière et dans le psychisme se manifeste. Dans le règne humain apparaît ensuite la naissance d’un égo immature suivie de la réalisation d’un égo « mûr », porteur d’un patrimoine énorme d’informations disposant d’un corps composé de 150 milliards de cellules. Jusqu’ici, la marche vers le « plus » est irréfutable. Mais le processus ne se poursuit pas indéfiniment. La partie visible de l’univers cache des niveaux d’énergie et des processus de création qui sont un défi constant aux lois mécaniques qui nous sont familières.

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Nous sommes à l’aube d’une marche « vers le moins ». Tout change pour l’être humain qui s’achemine vers l’Eveil. Ses mémoires innombrables sont là, collants à ses cellules, à sa peau, à son cerveau, mais un niveau supérieur naturel lui commande « le moins », le « lâcher prise », la dissociation complète et la non-identification aux savoirs, mémoires accumulées. Bref, en un mot, l’anéantissement de l’ego psychologique conduisant à la disponibilité, à la Plénitude du Présent intemporel. Ainsi que l’écrit Lao Tseu :
Celui qui s’adonne à l’étude Augmente de jour en jour.
Celui qui se consacre au Tao Diminue de jour en jour. Diminue et diminue encore Pour arriver à ne plus agir. Par le non-agir
Il n’y a rien qui ne se fasse. C’est par le non-faire. Que l’on gagne l’univers. Celui qui veut faire ne peut gagner l’univers.
Ajoutons que « gagner l’univers » ne doit pas être interprété dans le sens habituel du « plus ». C’est autre mais inexprimable.

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Pour la première fois dans l’histoire de notre univers, nous sommes en présence d’un processus radicalement opposé à l’habitude associative dont l’être humain est l’aboutissement et l’incarnation. Jusqu’alors les niveaux physiques, biologiques et psychologiques de l’énergie emboîtent le pas au fleuve immense du « plus » de l’accumulation des savoirs, des mémoires pour aboutir à ce que Krishnamurti appelle l’ego de l’humanité. Ceci correspond à l’inconscient collectif contenant non seulement les plus hautes informations des sciences humaines, des expériences religieuses, mais aussi les pensées de haine, de violence, de cruauté, d’envie, d’intrigues, de vices, de raffinements incroyables des tortures. En bref, faut-il le dire et le répéter : une véritable poubelle psychique se forme. Son influence sur le conscient et l’inconscient des êtres humains est considérable. Il est très important d’insister sur ce point. Neutraliser l’influence négative de l’ego de l’humanité est l’une des tâches incombant aux « Eveillés ». Ce rôle se réalise d’ailleurs spontanément sans être la manifestation d’un code de morale ou d’un acte de volonté. Il est la conséquence naturelle, irrésistible de l’état naturel d’Amour de l’Eveillé.
La mutation spirituelle de l’Eveillé ne constitue pas un « plus » pour la Plénitude intemporelle du Présent. Celle-ci est située en dehors de tout enchaînement causal. Se suffisant à elle-même, elle est étrangère à toute croissance. Son changement et sa recréation constante sont d’une autre nature. Les termes d’enrichissement et de marche vers le « plus » sont donc inadéquats aux processus de l’Eveil intérieur authentique. Il serait plus adroit de dire ce qu’il n’est pas et de souligner qu’il n’est en tout cas pas une accumulation.
Une autre réserve s’impose quant au « plus universel ». En fait, un gigantesque mouvement vers le « moins » et la contraction se produit dans les « trous noirs ». Ceux-ci absorbent tout ce qui se trouve dans leur rayon d’action. Les photons eux-mêmes s’y engouffrent et vraisemblablement les champs morphogénétiques les plus anciens. Le temps et l’espace se métamorphosent complètement sous une forme indivise qui pourrait ressembler aux profondeurs dont ils émanent. Mais nous sommes encore ici au niveau des hypothèses mathématiques de la nouvelle astrophysique.
Toujours est-il que selon les plus hautes traditions, les périodes d’activité et d’expansion sont suivies de résorption et de repos. Ces alternatives ne concernent que le monde phénoménal et non la Plénitude intemporelle du Présent. L’interaction est à sens unique. Ainsi que le confirment très paradoxalement les entretiens entre David Bohm et Krishnamurti, la « réalité fondamentale peut agir sur l’être humain mais la réciproque serait inexistante ».

R. LINSSEN août 1988.