Pierre D'Angkor
Le problème de la foi

C’est un fait en tout cas que l’homme est un être religieux — on l’a constaté dans tous les temps — et qu’il le demeure en dépit des dénégations matérialistes que lui oppose sans cesse son mental analytique et diviseur. Si l’Absolu, l’Infini, répond à un besoin secret vital, essentiel, de lui-même, c’est donc qu’il est le fond de lui-même. La religion nous propose ici l’explication surnaturelle : Dieu a mis en nous ce sentiment profond pour nous amener à Lui . Plus logique, moins artificielle, nous apparaît l’explication naturelle. La Nature ne crée rien d’inutile. Si elle a mis en nous telle tendance, c’est que, de quelque façon, elle est à même de la satisfaire…

L’auteur répond ici au livre de Luc Estang; « Ce que je crois »

(Extrait de Humanisme Intégral, édition Être Libre 1957)

Il me semble que votre formule : « J’aime et j’espère ce que je crois qui est » (p. 14), n’implique pas nécessairement que vous aimiez la Vérité elle-même et pour elle-même, mais que vous aimez de croire que vous êtes dans la vérité : ce qui, vous en conviendrez, est tout différent. Vous nous parlez d’une exigence fondamentale de votre être en ajoutant : « Si la foi qui seule la satisfait venait à me déserter, je m’effondrerais » (p. 40). Vous dites encore : « Sous peine de consentir à n’être plus, je suis fondé sur les 3 vertus théologales » : autrement dit, je ne puis renoncer à ma foi, à mon espérance, à mon amour; je m’identifie à mes possessions, je ne puis renoncer moi-même.

Ce n’est pas là à coup sûr l’amour désintéressé de la vérité quelle qu’elle soit, et dût-on en mourir! Pour justifier votre attitude, vous dites encore en parlant toujours de la vérité : « Je ne la possède que pour autant qu’elle me possède » (p. 17). N’y a-t-il pas ici tout simplement de l’autosuggestion? je me persuade que la vérité me possède et j’y adhère. Si encore la source authentique pouvait en être garantie. Si vous me disiez : « Je sais que c’est Dieu qui me parle, je n’ai qu’à obéir ». Mais vous ne le dites pas. Vous dites même tout le contraire : « Je ne sais pas si Dieu existe mais je le crois ».

Quand Sartre écrit : « Je sais que Dieu n’existe pas », il se trompe sans doute et sa science n’est vraisemblablement que la fausse science d’un aveugle. Mais quand vous écrivez : « Je crois que Dieu existe mais je ne le sais pas », votre foi est pareillement une foi aveugle, peu digne apparemment de l’homo sapiens puisque vous voulez croire tout de même ce que vous ignorez ou que vous ne pouvez justifier par la raison. Or, cette raison, en dépit de sa faiblesse et de ses lacunes, n’en est pas moins le flambeau mis en nous pour nous guider dans la vie, dans nos croyances et dans notre conduite. La raison est en l’homme le reflet supposé de la Raison divine. Votre foi étrangère à votre raison et que celle-ci ne peut justifier à vos yeux est donc une foi aveugle. Sans doute la raison humaine, que nous devons suivre avec humilité et en restant conscient de ses limites, doit s’éclairer d’une lumière supérieure à elle-même. Mais cette lumière — que vous nommez la Grâce — n’est pas un don gratuit du ciel, une faveur arbitraire émanant d’un Dieu totalement étranger à notre nature. Elle nous apparaît au contraire comme une puissance latente en nous-même, comme l’efflorescence en l’homme d’une fleur divine, en puissance seulement dans l’homme-animal que nous sommes tous encore, mais qui déjà s’épanouit réellement dans toute sa splendeur en certains êtres exceptionnels, tandis que quelque vague reflet de sa clarté filtre parfois en nous en tant qu’intuition supérieure, que les uns attribuent à une superconscience mystérieuse de leur être et les autres à une grâce surnaturelle. Les Êtres exceptionnels dont je parle ne sont pas les dieux mythologiques, ni les héros légendaires de la préhistoire, dont nous ne savons rien de certain. Ce sont ces quelques personnages réels qui ont effectivement transformé le monde et nous apparaissent vraiment comme des personnages divins plutôt que comme des hommes comme nous — tels Bouddha et le Christ — d’autres encore, dont nous ne nous permettrons pas de supputer le rang, un Zoroastre, un Orphée, un Pythagore, un Lao-Tsé, un Moïse, dont l’influence fut grande sur le développement spirituel et moral de leur époque et de leur peuple. Tous ces Êtres, s’ils ne témoignent pas tous en faveur du Dieu catholique, témoignent à coup sûr en faveur de la Grandeur de l’homme.

Vous doutez, dites-vous, que l’on puisse savoir de science rien qu’humaine, que Dieu existe. Tout d’abord il faudrait ici s’accorder, dissiper l’équivoque qui pèse sur ce que Dieu signifie, représente, tant aux yeux de qui affirme son existence que de qui la nie. Si on entend par Dieu le Principe premier, l’Essence unique de tout ce qui existe universellement, ou bien un Être personnel, c’est-à-dire une limitation de l’Être nécessaire, en tant que Créateur d’autres êtres dits contingents qui ne sont pas Lui ; ou encore si par le mot Dieu on prétend signifier le Tout existant (Parménide, Pindare, Héraclite) ou seulement l’Intelligence-une de ce tout (Anaxagore) ; ou encore une mystérieuse Entité impersonnelle ou personnelle qui transcende le tout et soit sans rapport avec lui, on envisage apparemment sous un même vocable des réalités entièrement différentes.

Bien des notions confuses, contradictoires à première vue, divisent ainsi les esprits qui se disputent et s’anathématisent mutuellement sur une Réalité suprême que tant les théologiens que les philosophes déclarent pourtant être indéfinissable, ineffable, inconcevable. Aussi monothéisme, polythéisme, panthéisme, ne sont en fait que des aspects ou des degrés différents de manifestation de la même Réalité, la mystérieuse Unité. Dans cette manifestation s’opposent 2 pôles de nom contraire, mais pareillement nécessaires à cette manifestation même. Ces pôles ont reçu des noms divers : l’Esprit et la Matière, Dieu et la Nature, le Père et la Mère, l’Éternel Masculin et l’Eternel Féminin, engendrant la Vie — ou encore symboliquement le Soleil et la Lune, le Ciel et la Terre, etc. Le Monde est construit par les forces contraires, nous dit aujourd’hui la Science ; d’où résulte la loi universelle des cycles, des rythmes, loi d’alternance, d’harmonie, d’équilibre, qui se constate partout dans l’Univers, tant dans le grand cycle de la Nature universelle (aspir et expir de Brahma Manvantaras et Pralayas — rythme des astres et des saisons, etc.) que dans les petits cycles des êtres particuliers (rythmes du corps et de l’âme — rythmes sociaux, etc.).

Tout cela est-il l’effet d’une mécanique sans âme ? Ou d’une Vie cosmique sans intelligence ?

La science, c’est-à-dire la raison, ne peut prouver de façon certaine, nous dites-vous ni l’existence, ni la non-existence de Dieu. Êtes-vous bien sûr que, du seul point de vue de la raison, cette affirmation et cette négation doivent être mises sur le même rang ? D’autre part, est-il vraiment soutenable que le Pyrrhonisme, ainsi que vous le dites aussi, doive céder le pas à une foi aveugle, sous le prétexte que celle-ci, en l’occurrence, répond à un besoin vital ? Il me semble que notre besoin vital ne justifie aucunement la foi irrationnelle que prétendent nous imposer les Églises. Pour des êtres de raison, c’est une foi raisonnée et raisonnable que postule leur besoin vital. La religion nous enseigne que c’est l’Intelligence divine qui a créé le monde. D’accord. Mais cette intelligence, comme la vie, est immanente au Monde lui-même, puisque c’est le Monde qui la produit dans une proportion grandissante au cours de son propre développement, c’est-à-dire au cours de l’évolution des 4 règnes. Suivant les vues de la Sagesse ésotérique, l’Univers tout entier c’est l’Être, l’Un, manifesté en tant que  dualité opposée de forces ou d’aspects réalisant un tout équilibré.

Il en résulte nécessairement que l’Intelligence est immanente en la Nature. — Où est l’Intelligence dans la nébuleuse primitive, nous objectera-t-on ? Mais où est l’intelligence dans le petit enfant qui vient de naître, peut-on répondre ? Non pas en un Dieu, extérieur à lui, mais immanente et en puissance en lui-même. Il en est de même de l’intelligence cosmique. La nébuleuse est le sein maternel renfermant en germes la vie, l’intelligence et toutes les puissances futures de l’Univers en formation. Immanente et potentielle donc en l’Univers à son origine, l’Intelligence cosmique se traduit non seulement dans l’ordre universel, mais dans le développement progressif et hiérarchique des règnes de la Nature visible et invisible. Ainsi se réalise l’incarnation universelle du Logos, la Vie, la Raison Divine transformant graduellement le Chaos en Cosmos.

Pourquoi donc le théologien veut-il séparer ce qui manifestement ne fait qu’un tout sous trois aspects : Dieu, le Monde et l’Intelligence qui les unit ? Mais ce Logos, cette Intelligence cosmique quel est son rapport à l’Absolu ? Saint Paul appelle le Logos (Verbum en latin) « la première des créatures », expression assurément étrange pour exprimer Ce qui est Dieu au même titre que le Père. Quoiqu’il en soit, le Logos est pour nous l’Unité de l’Être, l’Absolu, mais en tant que limité, incarné, pour ainsi dire, dans le monde, « l’Agneau immolé dès la fondation du monde » est-il dit dans Saint-Jean, pour signifier le sacrifice qu’implique la création, par la limitation volontaire de l’Esprit infini dans les formes de la Matière, c’est-à-dire dans les cadres d’espace, de temps, de causalité, etc. C’est donc aussi à cet Esprit, à cette Raison divine, laquelle est pour nous, je le répète, l’Absolu, que doivent se référer toutes nos valeurs humaines. Voilà pourquoi je ne puis envisager celles-ci sous l’angle purement pragmatique, ainsi que vous le faites. Le Monde est une aventure magnifique et non « privée de signification ni la morale de fondement ». Je pense bien d’ailleurs que sur ce point l’Église vous condamne. Le monde, l’évolution, c’est le plan divin, le plan du Logos. Mais la question subsiste pour le métaphysicien. Ce Logos — l’Intelligence cosmique — se réfère-t-il à un Absolu, auquel nous serions reliés nous-mêmes comme au Principe ou à l’Essence unique de toute chose ou de tout être existant ? Et cet Absolu, quelle que soit au surplus sa Nature intime, avons-nous une preuve quelconque de son Etreté réelle [1] ? — Oui, et cette preuve est inscrite au fond de nous-même. Comment, en effet, expliquer autrement ce sens positif de l’Absolu, de l’Infini, de l’Eternel, que nous découvrons en nous-même comme une Réalité vivante que, dans notre ignorance de sa Nature, nous appelons Dieu, alors que nos sens qui ont édifié notre intelligence — « Nihil in intellectu quod non prius fuerit in sensu », disaient les anciens scolastiques — ne nous donnent jamais que l’expérience du fini, du limité, du contingent ? (c’est-à-dire du Monde lui-même). Qu’est-ce qui imprime en nous ce sentiment, cette tendance irrépressible, aujourd’hui surtout, vers l’Unité, dans un monde où les intérêts, les antagonismes, divisent tous les esprits et où la multiplicité innombrable des êtres et des choses nous submerge de toute part ?

Le grand savant, le P. Teilhard, de Chardin, a écrit cette phrase étonnante : « L’unité ne grandit que supportée par un accroissement de conscience, c’est-à-dire de vision. L’Histoire de la Vie se ramène à l’élaboration d’yeux toujours plus parfaits [2]. » Il en résulterait que l’adage scolastique précité serait applicable à l’extension de la vision, du monde visible au monde invisible, correspondant à un accroissement de l’intelligence elle-même. Nous croyons toutefois que la perception de l’unité du tout ressortit, je l’ai dit, à l’éclosion d’une faculté supérieure à l’intelligence proprement dite — celle-ci instrument adapté à l’analyse, au raisonnement inductif et déductif, plutôt qu’à la synthèse. Elle ressortit à l’intuition directe de l’esprit, et, plus haut encore qu’à une simple vue du mental, à une expérience vivante qui progresse en chacun suivant la purification intérieure de sa conscience. Comme le disait André Niel dans un article suggestif sur l’éminent penseur hindou Krishnamurti : « Notre chair est faite de la substance essentielle de l’Infini… C’est l’appartenance de chacun à la Réalité qui lui donne son prix inestimable en valeur d’être » (Revue « Synthèses »). Et il ne s’agit pas ici d’une abstraction de l’esprit, mais du Suprême Concret. L’Infini, l’Être, la Réalité absolue, c’est en dernière analyse nous-même et tout ce qui est : mais n’appartenant pas au domaine sensible, l’approche de son Unité ne peut en être effectuée que par la voie psychologique et postule cet affinement de la conscience qu’il importe de réaliser en soi. Le grand philosophe Henri Bergson n’entrevoyait-il pas cette vérité au Congrès de philosophie de Bologne (1911), lorsqu’il disait : « Les forces qui travaillent en toute chose, nous les sentons en nous : quelle que soit l’essence de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes », vérité qu’exprimaient déjà depuis des millénaires les vieux philosophes de l’Inde : « Tat twam asi » — « tu es Cela », Cela, l’Unique.

C’est un fait en tout cas que l’homme est un être religieux — on l’a constaté dans tous les temps — et qu’il le demeure en dépit des dénégations matérialistes que lui oppose sans cesse son mental analytique et diviseur. Si l’Absolu, l’Infini, répond à un besoin secret vital, essentiel, de lui-même, c’est donc qu’il est le fond de lui-même. La religion nous propose ici l’explication surnaturelle : Dieu a mis en nous ce sentiment profond pour nous amener à Lui [3]. Plus logique, moins artificielle, nous apparaît l’explication naturelle. La Nature ne crée rien d’inutile. Si elle a mis en nous telle tendance, c’est que, de quelque façon, elle est à même de la satisfaire. Concluons que c’est du tréfonds de notre nature supérieure que vient en nous l’appel divin. Et, comme nous le montre l’ésotérisme chrétien, tel est aussi l’enseignement du Christ. Mais je ne veux pas anticiper. C’est aussi parce que cet appel divin vient du plus profond de nous-même et non d’un Dieu étranger à notre nature que le « comment » des choses ne nous suffit pas, il nous faut en connaître le « pourquoi », la raison dernière.

Il semble aujourd’hui, à un nombre toujours croissant d’esprits libres, que la distinction théologique entre le surnaturel et le naturel est une distinction moyenâgeuse, factice, périmée. « La Nature est surnaturelle », nous dit le poète Browning. Qui a pu mesurer les bornes de l’Univers ? est-il écrit dans la Bible. Ce qu’on nomme le surnaturel ne peut être autre chose que l’aspect invisible, transcendant, de la Nature intégrale. Pourrions-nous d’ailleurs rien comprendre de ce qui serait totalement étranger à cette Nature intégrale du tout existant ? Vous dites Vous-même : « L’intelligence veut comprendre ». Or le surnaturel, s’il existe au sens théologique, est, par définition, au-dessus de notre intelligence et de nos raisonnements et la foi aveugle n’en est à coup sûr pas un instrument de connaissance. Au surplus, même dans l’ordre naturel, notre instrument rationnel n’est pas l’unique moyen de connaissance ainsi que vous le reconnaissez vous-même (p. 20).

Je l’ai dit, notre raison doit s’éclairer des lumières de l’intuition. Mais cette intuition étant pareillement une faculté de l’homme, comment serait-elle plus apte que la raison à pénétrer le domaine surnaturel ? Saint Paul nous dit : « Spiritus omnia scrutatur etiam mysteria Dei ». Mais ces secrets de Dieu que pénètre l’Esprit, ce sont, pour l’apôtre, les profondeurs secrètes de la Nature et non des spéculations abstraites sur l’Un ineffable.

L’intuition supérieure de l’Esprit — ce que le grand philosophe et Yogi hindou Shri Aurobindo appelle le supramental — appartient donc à l’ordre naturel, mais à un degré, à une octave plus élevée, de cet ordre naturel, et qui nous échappe encore.

L’intuition moderne rejoint ici l’antique sagesse ésotérique dans son irrésistible tendance à l’Unité du tout existant, contrairement au dualisme irréductible que prétendent maintenir les théologiens entre l’Esprit créateur et la Nature créée, alors que cette dualité opposée ne représente en fait, je le répète, que les deux pôles d’orientation contraire d’une unique Réalité indivisible, transcendante et inconnaissable en son essence première. Nous trouvons donc ici la vraie base philosophique de toutes ces trinités religieuses, personnifiées ou représentées symboliquement : l’Unité ineffable dont la manifestation revêt le triple aspect : le Principe actif, le Père créateur ; le Principe passif, la Mère, la Nature, le Principe féminin [4], et la conjonction des deux Principes engendrant le Fils, le Fils macrocosmique, l’univers, ou le Fils microcosmique, l’homme, ceux-ci reliés d’ailleurs par la grande loi d’analogie exprimée sur la « Table d’émeraude » : « le petit est comme le grand… et le tout est Un ». Bien avant l’ère Chrétienne les sculptures anciennes représentaient symboliquement le Fils comme un petit enfant sur les genoux de sa Mère. Sur cette Trinité philosophique les divagations religieuses ont brodé à l’infini.

Il est remarquable de constater que les principaux dogmes chrétiens reçoivent de l’antique tradition ésotérique une interprétation que notre raison ne rejette nullement, tandis que la déformation qui résulte d’une interprétation trop étroite et trop rigide de la lettre nous en présente un sens irrationnel et absurde que notre raison se refuse énergiquement à admettre. Les apologistes chrétiens le reconnaissent d’ailleurs. « Credo quia absurdum », disait Tertullien, bien que la théologie orthodoxe se soit toujours efforcée de nous persuader que le tout de la foi était au-dessus de notre raison et jamais contre elle. Au « Credo quia absurdum », vous opposez la formule de saint Augustin « Credo ut intelligam » pour nier ce divorce, trop visible, entre la foi et la raison. Le malheur est que cette foi n’éveille en rien notre intelligence, laquelle se butte toujours aux mêmes absurdités, révérencieusement et craintivement enseignées depuis des siècles et dévotement recueillies par nous depuis l’enfance, parce que nous les avons sucées avec le lait maternel et qu’elles ont ataviquement moulé les cerveaux d’innombrables générations depuis deux millénaires.

Absurdes, disons-nous, pour notre raison, le dogme du péché originel qui nous rend tous responsables du péché d’Adam au Paradis terrestre (l’épisode devant être considéré comme historique), alors qu’il est de justice élémentaire de ne rendre chacun responsable que de ses propres actes ; le dogme de la rédemption de l’Humanité, coupable de ce péché originel, par le sacrifice et la mort prémédités d’un Dieu innocent ; le dogme de la résurrection de la chair, c’est-à-dire d’un corps mort, détruit, décomposé et dont les éléments ont subi d’innombrables métamorphoses dans le creuset de l’immense nature —ce dogme barbare de la résurrection des corps, ramené par les Juifs de leur captivité de Babylone, étant la déformation de l’antique idée ésotérique de la renaissance ou réincarnation des âmes dans des corps nouveaux, etc.

Admirables au contraire ces mêmes dogmes, si on en perçoit le vrai sens symbolique que nous en a transmis une tradition de la sagesse secrète, tradition aussi ancienne et plus vénérable que l’autre. Pourquoi secrète? « Non margaritas ante porcos », nous explique l’Évangile. Et puis encore les anathèmes et les bûchers n’étaient pas de vaines menaces du Pouvoir en ces temps de fanatisme et de barbarie. Jésus déclare qu’il ne parle aux foules, que par paraboles, et le sens figuré de bien des enseignements qu’il donna est démontré de nos jours par la science comparée des religions qui en souligne le parallélisme souvent étonnant avec d’autres mythes et récits légendaires appartenant aux cultes étrangers dits païens. C’est par cet usage de l’allégorie et du symbole, que fut évité que ne se perdent les Vérités supérieures que dissimulaient, sous le voile d’apparences parfois saugrenues, bien des récits poétiques ou mythologiques. Prendre à la lettre les dogmes chrétiens n’est sans doute pas plus raisonnable que d’en agir ainsi vis-à-vis des fables du paganisme. Se tourner vers l’ésotérisme, ce n’est pas se livrer aux risques et aux fantaisies de l’imagination personnelle, c’est retrouver une lumière que les Princes et Pontifes de l’Église ont perdue, s’ils l’ont jamais perçue. De tout temps, la Sagesse demeura toujours ésotérique.

Parlant de la foi, vous dites qu’elle « lance l’esprit vers plus de réalité ». Oui, à la condition expresse de ne heurter ni notre raison, ni notre cœur ; condition indispensable pour être acceptée par une conscience, honnête envers elle-même. Autrement, ce n’est qu’à l’autosuggestion qu’elle doit infailliblement nous mener, c’est-à-dire à une illusion plus profonde encore, plus ancrée au fond de nous-même, à un préjugé d’autant plus difficile à extirper que ses racines depuis 2.000 ans ont pénétré davantage et informé notre mentalité. C’est dès lors à plus de réalité compréhensible que la foi doit nous conduire pour n’être pas suspecte à nos yeux. Ne dites-vous pas vous-même : « Pour être, j’ai besoin que tout ait un sens ». Vous présentez votre foi comme une révolte contre l’incompréhensible, l’inexplicable. Pourtant, la ligne d’après, vous proclamez votre foi à l’inexplicable, au mystère, parce que, dites-vous, il vous donne au moins à connaître pourquoi vous ne comprenez pas. Voilà un raisonnement qu’un esprit cartésien ne parviendra pas à saisir, car si l’on admet que cette incompréhensibilité puisse à la rigueur ne pas entraver votre foi, on ne comprend pas qu’elle la détermine. « Je crois parce que je ne sais pas », dites-vous. Non, vraiment, je ne vois pas de lien logique entre cette ignorance et votre foi ! Il est vrai que votre foi elle-même fait quelques discriminations. Vous ne croyez pas à l’enfer éternel, mais que l’empire des ténèbres sera envahi par la Lumière, à la fin des temps. En ceci évidemment vous n’êtes pas catholique, mais comme saint Augustin avant sa conversion, manichéen. Toutefois si vous rejetez un dogme, pourquoi pas les autres, qui, pris à la lettre, sont tout aussi impensables ?

Mais la foi ne se raisonne pas, dites-vous, elle est une « substance vivante ». — D’accord. Mais cette « substance vivante » ne constitue-t-elle pas aussi des fois différentes ? Elle fait vivre également le Catholique, le Protestant, le Bouddhiste, le Musulman, etc. Et chacun se persuade de sa vraie foi, foi subjective, également efficace d’ailleurs, pourvu qu’elle soit sincère. Seul le préjugé ou l’ignorance pourrait soutenir le contraire. La Vérité est Une certes, mais au sommet seulement. Aussi, peu de différence sépare-t-elle les plus hautes expériences des saints véritables de toutes les religions qui se rapprochent singulièrement les uns des autres dans la perception de la même Réalité suprême, alors que leurs docteurs et fidèles respectifs qui n’en perçoivent que des reflets variés, obscurcis par la contrainte des crédos différents et la crainte qu’ils inspirent, s’hypnotisent et s’immobilisent dans leurs rites, leurs croyances figées et leurs cérémonies propres. Le catholique romain ne croit-il pas que Dieu ne réside que dans ses seules églises, à l’exclusion des temples, synagogues, pagodes ou mosquées, des cultes voisins ? Et comment prêtres et pontifes interprètent-ils cette parole, par deux fois répétée dans les « Actes », que « Dieu n’habite pas dans les temples de pierre, construits de la main des hommes »? (Discours de saint Etienne, proto-martyr, et de saint Paul aux Athéniens.)

Voici pourtant un texte explicite qui pourrait être pris à la lettre et qui néanmoins fut sans cesse méconnu par nos constructeurs de basiliques et de cathédrales, oubliant que c’est au cœur de l’homme et de la Nature que le Divin réside [5]. Que penser aussi de la splendeur des rites liturgiques, de la pompe des offices, de la somptuosité vestimentaire — le violet des évêques, la pourpre cardinalice, toutes les richesses de la Cour Vaticane — le tout en regard de l’extrême simplicité évangélique ? Et quand j’entends mon curé enjoindre à ses ouailles de se tenir agenouillées devant le Saint-Sacrement et d’adorer en silence Jésus-Dieu présent dans l’hostie, je ne puis m’empêcher de songer en écoutant les chants d’église, en voyant les prosternations des fidèles, ces cierges allumés et l’encens qui monte en symbole d’adoration, que Jésus, en son vivant, n’exigeait pas autant des foules assemblées autour de lui. Il leur disait de s’asseoir tout simplement, les nourrissait et les enseignait sans plus de façon.

De façon générale, que convient-il de penser aussi de cette vaste superstructure de doctrines et de rites, échafaudée par les docteurs sur la pure substance de l’Évangile ? Le Christ a fondé une Église. Il y appelait les hommes de toute croyance, mais de bonne volonté. Il la mettait au service de l’humanité et de son salut. Mais les docteurs ont mis les hommes au service de l’Église déifiée, ils ont fait de l’institution une idole à laquelle ils ont sacrifié la pensée et la liberté humaines [6]. De la grande Église catholique universelle, accueillante à tous les hommes sincères et de bonne foi, ils ont fait une secte étroite, soupçonneuse, persécutrice, qui lance des condamnations et des anathèmes ! La notion de la Grâce même a été altérée. La foi, grâce divine, ne peut, nous dit-on, surgir que dans une âme qui abdique sa raison. C’est une puissance objective et surnaturelle, gratuitement accordée par Dieu. Elle ne peut nous arriver que par le canal de l’Église, intermédiaire indispensable. Pour la tradition de l’ésotérisme, au contraire, la Grâce est une Puissance subjective, inhérente au tréfonds secret de nous-même, car c’est dans les profondeurs cachées de notre être que réside cette « Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » (saint Jean). Et c’est précisément cette méconnaissance du vrai caractère du surnaturel divin — lequel ne doit pas être opposé mais intégré dans les profondeurs secrètes de la Nature et de l’homme — qui fut cause de tous les errements des exotérismes religieux. Ceux-ci ont ignoré la véritable nature de l’homme et du Christ : car l’Esprit divin, issu du Père, n’est pas étranger à l’homme mais la partie divine de son être et le Christ n’est pas cette incarnation unique d’un Dieu étranger à notre nature, d’un Dieu extra-cosmique, inimaginable. Le Christ fut réellement le « frère aimé » des hommes, le prototype historique, pour nous Occidentaux, d’un état divin auquel tout homme est appelé, l’état de l’Homme-Christ ou l’Homme-Dieu, parce que la divine étincelle de l’Esprit est le tréfonds même de tout homme. Tout homme doit dès lors atteindre à la conscience de cet Esprit en lui, et y parviendra lorsqu’il aura réussi à dépasser, à transcender son moi. Notre moi, en effet, c’est l’obstacle, un complexe instable d’éléments éphémères, ainsi que nous l’enseigne le Bouddhisme. C’est, nous dit pareillement l’Évangile, le « vieil homme » en nous qui doit souffrir symboliquement la passion et la mort, être crucifié, autrement dit qui doit être renoncé, transcendé, pour que l’homme vrai puisse ressusciter en nous, transfiguré comme Homme-Christ.

Tel est donc le sens profond des Évangiles qui sont, avant tout, une allégorie de la condition humaine et une initiation au but de la vie. Ce but c’est la résurrection de l’homme-Christ hors du cycle alterné de la vie et de la mort et son ascension au ciel intérieur de l’âme, car le Royaume des Cieux est au-dedans de vous, nous a également enseigné Jésus.


[1] Au surplus, le monde est la manifestation de l’Être. Comment le néant pourrait-il se manifester ?

[2] Cité par Maurice Lambilliotte : Synthèses avril-mai 1956.

[3] On nous opposerait à tort ici le Bouddhisme, en nous présentant le Bouddha comme un agnostique et un athée, sous le prétexte qu’il ne faisait intervenir dans la connaissance que des facteurs d’ordre humain et psychologique. Sans doute le sage hindou se refusait-il à se prononcer sur tout problème métaphysique, estimant à l’époque, que ceux-ci dépassaient la connaissance positive de l’homme. Dès lors, affirmer ou nier, soit l’existence de Dieu, soit en l’homme l’existence d’un principe permanent survivant à la mort, eût été, de sa part, pareillement induire en erreur ses disciples qui l’interrogeaient anxieusement sur le sujet. De tels problèmes représentent donc ce qu’on a nommé les « questions réservées » du Bouddha, c’est-à-dire qu’il se refusa toujours énergiquement, vu l’incompréhension de ses auditeurs, soit à l’affirmation soit à la négation. Néanmoins — et on l’a trop oublié — le Maitre a positivement enseigné le « Nirvâna », notion purement métaphysique, soit la délivrance du « Samsâra », le cycle des vies et des morts alternées. Le « Nirvâna » est, disait-il sans plus. Le « Nirvâna », réalité ou état suprême, au-delà de notre conscience actuelle, état de plénitude où il avait accédé lui-même et non le néant, comme l’ont interprété si souvent les Indianistes occidentaux.

[4] Dans le Christianisme primitif, le Saint-Esprit était symbolisé par la Colombe, signe de la Puissance féminine dans tous les temples de l’Asie. Cfr. le baptême de Jésus par Jean-Baptiste.

[5] Si vous voulez prier, enseignait Jésus, « retirez-vous dans votre demeure et priez votre Père céleste qui est dans le secret ». Aurait-il approuvé ce débordement de sentimentalité émotionnelle qui se déploie dans les églises et que l’on exploite, sentimentalité qui n’a que peu de rapport avec la spiritualité véritable ? Cette émotivité religieuse prédispose à des visions suspectes, contre lesquelles la grande sainte Thérèse elle-même mettait en garde ses compagnes, tableaux psychiques de sensualisme sublime, d’érotisme mystique, extases voluptueuses menant à d’extravagantes aberrations, à ce dérèglement pseudo-spirituel, dont telle ou telle sainte proclamée par l’Église, ou telle nonne vénérée pour sa piété, nous ont apporté le troublant et affligeant témoignage. Le spirituel véritable est bien au-delà de ces visions d’images.

[6] « L’Église seule me donne le Christ grâce à l’Esprit-Saint qui l’anime… L’Église ne doit rien à ceux qui la servent. C’est un privilège surhumain de lui appartenir », p. 133.