Gabriel Monod-Herzen
Le problème sexuel

Quand, comme je l’ai fait, on a vécu pendant une dizaine d’années avec les Hindous, on a l’impression — et les questions religieuses y sont pour quelque chose — que nous sommes tous des obsédés sexuels. Là-bas l’idée ne vient à personne d’établir un lien quelconque entre les rapports sexuels et le péché. Tout le monde sait ce qui se passe chez les animaux, on en parle lorsque c’est nécessaire et non le reste du temps. Je n’en veux pour preuve que le petit monument que l’on rencontre le plus souvent en Inde, le lingam de Shiva, à la vue duquel les Européens concluent tout de suite, que le pouvoir créateur divin qui, pour les Hindous est quelque chose de capital, parce que le pouvoir créateur universel se manifeste comme cela dans l’homme, n’est pas autre chose qu’une sublimation de la création humaine.

(Revue Panharmonie. No 174. Novembre 1978)

Le titre est de 3e Millénaire

Compte rendu de la rencontre du 7.6.1978

Tout le monde sait que nous sommes faits d’un corps et d’une conscience. Or on s’est beaucoup occupé du corps par l’éducation physique, mais au point de vue psychologique nous n’avons pas fait grand-chose. C’est pourquoi, pour la saison prochaine j’ai choisi le thème de l’éducation psychologique.

Donc si nous sommes merveilleusement bien physiquement, de l’autre côté nous sommes des infirmes et ce terrain pas encore défriché nous offre énormément de possibilités. Mais il demande une qualité exceptionnelle et peut-être un peu rare pour se développer : la persévérance. Nous sommes tous tributaires d’habitudes prises, de certaines idées que notre famille, notre entourage nous ont mises dans la tête, nous réagissons d’une façon beaucoup trop automatique. Pour nous en libérer, il faut du temps.

Dans l’école où j’ai été professeur on se préoccupe beaucoup de ce côté de la culture des individus. Les résultats ne donnent pas des êtres plus intelligents que les autres — on est ce qu’on est — mais ils sont certainement plus heureux, parce qu’ils ont un plus grand équilibre.

La plupart du temps nous sommes poussés par des impulsions intérieures souvent mal adaptées au monde extérieur, parce que nous avons nos propres souvenirs, nos propres habitudes, nos propres tendances. Nous voudrions changer le monde pour l’adapter à nous-mêmes et si les différents individus ont tous de bonnes idées, elles ne sont malheureusement jamais les mêmes ! Et c’est une raison pour laquelle les gens ne se sentent pas bien dans leur peau.

Pour réaliser ce programme je vous demanderai quelque chose de très important et aussi de très difficile : Je voudrais que ce soit vous qui me posiez des questions, car il s’agit de savoir ce qui pour vous est important et non pour moi. Il faut que nous arrivions à établir un dialogue, car il n’y a aucune raison pour que mes intérêts et les vôtres soient les mêmes.

Ceci dit, nous allons terminer notre programme de cette saison. Nous étions partis de ce que Sri Aurobindo avait dit : les points essentiels, les problèmes qu’il faudrait arriver à résoudre, sont le pouvoir, l’argent et le sexe. Si ces trois questions étaient prises sous une forme normale et complète, les huit dixièmes de nos difficultés disparaîtraient. Nous avons déjà parlé de l’argent et du pouvoir, reste le sexe.

Quand, comme je l’ai fait, on a vécu pendant une dizaine d’années avec les Hindous, on a l’impression — et les questions religieuses y sont pour quelque chose — que nous sommes tous des obsédés sexuels. Là-bas l’idée ne vient à personne d’établir un lien quelconque entre les rapports sexuels et le péché. Tout le monde sait ce qui se passe chez les animaux, on en parle lorsque c’est nécessaire et non le reste du temps. Je n’en veux pour preuve que le petit monument que l’on rencontre le plus souvent en Inde, le lingam de Shiva, à la vue duquel les Européens concluent tout de suite, que le pouvoir créateur divin qui, pour les Hindous est quelque chose de capital, parce que le pouvoir créateur universel se manifeste comme cela dans l’homme, n’est pas autre chose qu’une sublimation de la création humaine.

Ces vues ne sont pas seulement celles de l’Inde, mais elles sont les mêmes en Orient et en Afrique.

Nous avons, avec mes élèves, essayé de mettre un peu d’ordre dans tout cela et nous sommes arrivés à ceci : il y a, chez les êtres vivants deux tendances fondamentales, l’entretien de la vie individuelle, donc l’alimentation, et l’entretien de la vie de l’espèce, donc la reproduction. Ces deux tendances organisent toute notre vie. La question nourriture est souvent la plus angoissante, principalement en-dehors de l’Europe, les enfants y étant très nombreux. Ce sont toujours ces mêmes problèmes qui reviennent et qui sont étroitement liés. Y introduire un facteur moral est incompréhensible aux Hindous, cela n’a rien à voir. Mais ce qui leur paraît important, et c’est exactement la même chose pour la nourriture, c’est de s’attacher à ces actes et de se dire qu’ils sont ce qu’il y a de plus important au monde. Nous autres, Occidentaux, nous jugeons les choses à travers un verre déformant, la maladie en est le résultat. Ce qui est donc à redouter, ce n’est pas l’acte en lui-même, mais l’attachement. Deux siècles avant l’ère chrétienne, cela a déjà été dit dans la Bhagavad Gîta, l’Evangile quotidien des Hindous.

Chaque chose doit avoir sa place, avoir son activité et doit agir le mieux possible. Vivre dans le monde est incompatible avec une vocation spirituelle, par exemple pour un moine bouddhiste. Pour les Hindous  il n’y a pas de difficultés sociales parce que précisément les questions morales n’ont rien à voir avec ces choses-là, avec la vie privée des individus.

En Inde les animaux sont très bien considérés, les vaches en particulier sont en quelque sorte sacrées, mais cela ne les empêche pas d’avoir des veaux ! Les Hindous admettent que les animaux pensent, mais que l’homme est le seul animal qui sait qu’il pense, et que, par conséquent il peut réfléchir, comme un miroir reflète quelque chose. Nous pouvons nous rendre compte de ce que nous pensons, de ce que nous sentons. Mais s’en rendre compte, c’est pouvoir le maîtriser, le diriger et alors là, il y a une porte de sortie. Il est bien certain que si l’on se raccroche tout le temps en bas, on ne peut monter en haut. Il ne s’agit pas de renoncement à la vie extérieure quand on a choisi d’y vivre. Chacun suit son chemin aussi complètement que possible. Et c’est là où le Maître Spirituel a sa raison d’être. Il n’est pas un professeur, ni un directeur de conscience, mais un guide, parfois un conseiller. Il vous laisse faire vous-même vos expériences.

Les choses sont facilitées en Inde parce qu’on croit à la réincarnation. La grande question est de savoir comment aborder les différentes périodes de la vie. Celle de la jeunesse et de l’enfance dure environ jusqu’à 18, 20 ans. L’enfant dépend alors de ses parents ou de son précepteur qui est un maître spirituel, l’aidant à se développer selon ses propres tendances, afin qu’il ait en main ce qu’il lui faut pour organiser sa vie. La deuxième période est celle au cours de laquelle il se marie. En Inde le mariage est différent de ce qu’il est ici, il est définitif et arrangé par la famille. Les enfants, ayant été élevés comme cela, trouvent cela tout naturel. Puis il y a la vie de famille, la période sociale avec tout ce qu’elle comporte, comme de faire des dons à des œuvres ou des fondations, et, finalement, si le couple existe toujours, ayant marié ses enfants et rempli complètement son rôle social, il a le droit de se concentrer sur sa vie intérieure, aussi bien sur la méditation, la vie spirituelle, que sur des activités poétiques, artistiques. Si un des conjoints disparaît, « s’il quitte son corps », le survivant peut aller vivre dans une parfaite solitude. Voilà les quatre âges.

Ce que les Hindous nous reprochent et reprochent aussi aux musulmans, c’est de faire déborder un âge sur un autre.

Il faut profiter de sa jeunesse dont la sensibilité donne une possibilité de s’améliorer, ce qu’on n’a pas plus tard. C’est le moment où, se connaissant soi-même, on doit être capable de choisir dans quelle direction on va vivre. Ce qui rapporte le plus d’argent ne rend pas le plus heureux. Heureux ne signifie pas satisfait de tout ce qui existe, mais être en parfait équilibre avec soi-même et avec la vie qu’on aime. Ce n’est qu’alors qu’on pourra aider efficacement les autres.

Un participant : La sexualité comprendrait donc uniquement la fonction de reproduction ?

Réponse : Dans toute espèce animale ou végétale, la sexualité, avec toute la séduction qui l’accompagne, est faite en vue de la reproduction. La capacité de créer est quelque chose de fantastique ! Elle est déclenchée par l’homme, mais elle est réservée à la femme qui, dans ce cas, est indiscutablement supérieure à l’homme. La sexualité a été faite pour assurer la reproduction, donc la conservation de l’espèce.

Le participant : Ce que vous appelez attachement est, je pense, le plaisir qu’elle comporte et pour lequel on fait l’acte sexuel ?

Réponse : C’est la même chose que de manger pour le plaisir. On s’attache au plaisir de manger et de boire des choses agréables, et on oublie les conséquences que cela comporte.

Le participant : Je pense que si on dépasse certains stades, cela permet aussi à l’être de prendre conscience de sa vie, c’est-à-dire qu’il y a dans la jouissance sexuelle une prise de conscience de l’être, un épanouissement.

Réponse : Comme dans n’importe quelle activité de nos sens. L’acte sexuel n’est pas fait pour faire plaisir, il fait plaisir pour qu’on sache qu’il existe et qu’il se répète pour assurer la survie et l’entretien de l’espèce. Cela ne veut pas dire que le plaisir en soi-même soit un péché. Il est une activité nécessaire dans l’ensemble de la vie, sans laquelle vous ne vous développerez jamais d’une façon complète.

Une participante qui se dit 100 % orientale, pense que la sexualité n’est pas seulement l’acte entre deux contraires (M. Monod-Herzen rectifie : entre deux complémentaires) mais qu’il peut aussi bien être dans le contact avec les choses, avec le vent, la pluie, ou l’eau sur le corps. En tant qu’artiste, elle dit que la sexualité peut être aussi bien de jouer avec un pot de couleurs.

Réponse : Il ne faut pas confondre sexualité avec sensualité.

La participante : Une sensualité poussée à l’extrême arrive peut-être à donner certaines émotions sexuelles comme cela s’est vu chez de grands mystiques.

Réponse : Tous les mystiques vous le diront et aussi que cela dépasse infiniment tout ce que vous pourrez avoir physiquement. Permettez-moi d’ajouter que Freud disait que ce qui était très gênant, c’est que les gens confondaient sexualité et génitalité. La sexualité est infiniment plus vaste. Elle existe à n’importe quel âge. L’amour considéré comme une coopération de sexes complémentaires devient alors quelque chose d’extrêmement important. Il transcende le physique, il l’inclut et le dépasse, sans le négliger pourtant, car cela en fait partie.

Le participant : Toute aspiration à un devenir nous attire vers Dieu. Nous n’en avons pas conscience et un des premiers éveils se fait au niveau de la sexualité. On ne voit plus que l’autre et cette communion à travers l’autre n’est que les prémices de ce besoin d’absolu et même l’apprentissage qui va nous mener à cela.

Réponse : C’est cela la base véritable du tantrisme, c’est une communion. Il y a complémentarité en nous-mêmes aussi. Jung, dans sa psychologie des profondeurs l’a exprimé en disant que l’homme a un anima et la femme un animus. Cela a été dit longtemps avant lui par Stanislas de Guaita qui avait trouvé cette expression un peu familière en lisant de vieux textes de la Renaissance : la femme a un cerveau et l’homme a une cervelle ! Cela explique que certains êtres ne s’intéressent pas aux choses extérieures, mais peuvent trouver en eux-mêmes l’élément voulu pour se compléter. Par contre chacun peut trouver hors de lui, dans son complément la réalisation physique de ce que lui, ne peut pas réaliser. Et si le couple s’unit dans tous les domaines aussi parfaitement que possible, il réalisera un être complet dont chacun bénéficiera. Dans l’Inde on considère cela comme un bonheur magnifique et le moine n’est pas vu comme supérieur à celui qui mène la vie de famille. Spirituellement parlant ils sont autant l’un que l’autre. Il est à la portée de tout le monde de réaliser un ensemble harmonieux qui suppose que chacun respecte la liberté de l’autre. Alors ce serait là la voie de la solution : de considérer toute la vie et toutes les relations entre hommes et femmes comme conduisant à l’harmonie de deux complémentaires pour réaliser un progrès commun.

Le participant : C’est d’une importance capitale, car finalement c’est le vrai, le seul moyen d’évolution.

M. Monod-Herzen : Non, car vous pouvez renoncer à la vie de famille et à la vie professionnelle.

La participante : Par le rôle que doit jouer la femme dans le couple, la sexualité peut être transcendée. C’est la femme qui fait avancer, c’est elle qui guide. Actuellement elle n’en a plus conscience et c’est une des raisons de l’échec des couples qui ont, pendant des années vécu que physiquement. On ne procrée pas que par la chair, mais aussi par l’esprit. La véritable femme se meurt, il n’y a plus de havre de paix pour l’homme.

Le participant : L’homme devient un animal, il se perd, il en est lui-même perturbé. Parce que, effectivement, la femme qui doit représenter cette mère, ne joue plus son rôle.

La participante : L’antenne de la femme qui devrait être continuellement en éveil, s’est atrophiée, elle n’existe plus. C’est absolument nécessaire de faire revenir cet instinct chez la femme. C’est la femme qui sauvera la société future.

M. Monod-Herzen : Elle ne pourra pas le faire sans l’homme. C’est le couple qui sauvera l’humanité, il est complémentaire, l’un a besoin de l’autre.

Une autre participante : Peut-être est-ce nécessaire de sortir l’Occident de sa culture. Il est tellement dégoûté de ce qui se passe maintenant qu’il reviendra à un équilibre. Avant on était trop prude, l’inégalité entre homme et femme était trop grande. Alors cela a éclaté et c’est allé trop loin. A présent il faut arriver à un nouvel équilibre.

On aborde la question de l’homosexualité :

M. Monod-Herzen : Si l’homosexualité n’est pas une chose acquise, mais de naissance, l’individu, au point de vue spirituel, va avoir une terrible difficulté. On pourrait dire que notre personnalité est enfermée dans une sorte de zone qui limite les possibilités de nos sens. La peau n’est pas seulement cette limite. Il y a tout un ensemble de choses que nous disons être « moi », et puis, il y a le reste. Les Orientaux font la comparaison avec une coquille d’œuf qui serait transparente. Nous voyons les choses extérieures, mais nous n’y participons pas, nous n’avons pas de contact. Par conséquent il n’y a pas de possibilité d’identification, de connaissance par identification qui est la vraie connaissance sans aucune espèce de barrière. Chez l’homosexuel homme ou femme, au lieu d’avoir une vitre transparente, il y a un miroir, ce qu’il voit, c’est lui-même. Ainsi, dans la mesure où il pourra se replier sur lui-même, il sera en mesure d’arriver aussi haut qu’il voudra. Mais s’il veut jouer à la vie extérieure, il ira vers une perpétuelle désillusion, parce qu’il voudra se retrouver lui-même sous différentes formes et cela n’a aucune chance de réussir. Le choix qui est offert à tout le monde exclut la vie de famille. Le couple homosexuel vivra soit comme de petits animaux ou pourra devenir important si chacun est capable d’avoir un parfait repli sur lui-même.

Nous ne pouvons à la fois choisir les plaisirs de la vie et avoir un développement spirituel.

Sur le Bouddhisme :

Une participante : Tout est illusion et tout est manifestation du mental. Cela veut dire que tout est vide, sans nature propre.

M. Monod-Herzen : Au point de vue bouddhique tout est impermanent. Il n’y a pas d’âme permanente en nous, tout ce qui naît doit mourir. Alors qu’est-ce que le Nirvana ? Là se trouve le paradoxe du Bouddhisme. Le Christianisme aussi a le sien : si mon grand’père Adam a commis au Paradis une faute abominable, ce n’est pas moi qui l’ait commise. Comment alors puis-je en supporter les conséquences ? Il n’y a péché que quand on le fait volontairement et soi-même et, comme mon âme est unique… S’il y avait réincarnation, Adam étant collectif, étant une humanité primordiale dont toutes les autres ont pu dériver, cela pourrait s’admettre. La réincarnation n’est d’ailleurs pas contraire au dogme.

Les théologiens bouddhiques disent que le monde extérieur n’est qu’illusion. Nos sens découpent certaines images dans ce qui nous entoure. Une abeille ne voit pas le monde comme le voit un chien ou un homme. Par conséquent tout est relatif, sans consistance, fantasmagorique. C’est notre ignorance qui nous fait considérer qu’il y a une permanence des choses. Donc, quand je parle de réincarnation, admise chez les Bouddhistes, elle n’est pas tout à fait permanente. Alors, si je dois atteindre au Nirvana qui est permanent, qui est-ce qui l’atteint si ce n’est quelque chose de moi ? Voilà le paradoxe.

J’en ai parlé à quelqu’un qui a fait l’expérience du Nirvana. Il m’a dit : « Il n’y a pas de paradoxe, parce que quand la conscience atteint le Nirvana, à ce moment-là elle ne possède plus rien qui puisse dire « Je ».

Le Bouddhisme est très beau, admirable à bien des points de vue. C’est par lui que j’ai commencé à m’intéresser à ces choses-là. En Europe c’est ce qu’il y a de plus accessible.

La participante bouddhiste : Mon Maître dit que ce ne sont que les Bouddhas qui peuvent atteindre et vraiment comprendre le fond du Bouddhisme.