Raymond Ruyer
Le sceptique résolu

On parle souvent de « terrorisme intellectuel », ou de « matraquage », de publicité ou de propagande. Ces mots sont trop gros. « Discours intimidants » est plus juste. On pourrait même parler simplement d’esbroufe. Comme ces animaux qui se gonflent pour effrayer, comme ces papillons qui montrent tout à coup, en se retournant, des yeux de chouette aux oiseaux qui les attaquent, les « intimideurs » prennent des airs terribles et se déguisent en Juges et en Inquisiteurs. Ils ont au fond d’eux-mêmes une peur latente d’être un jour démasqués et d’être victimes d’une chasse aux sorcières qui ne serait pas imaginaire. Aussi, ils prennent les devants. Ils dénoncent les Pouvoirs et les Polices, leurs « entreprises fascistes », leurs Tribunaux, en essayant d’intimider le Pouvoir, la Police, la Justice, et en s’asseyant majestueusement sur les bancs d’un Contre-Pouvoir, celui de l’idéologie dominante, c’est-à-dire de l’idéologie de la subversion.

Un des derniers essais critiques de Raymond Ruyer (1902-1987) était son livre Le sceptique Résolu paru chez Robert Laffont en 1979. Nous publions ici l’avant propos du livre qui reste d’actualité malgré l’évolution politique et social qu’ont connu nos sociétés…

AVANT-PROPOS

On parle souvent de « terrorisme intellectuel », ou de « matraquage », de publicité ou de propagande. Ces mots sont trop gros. « Discours intimidants » est plus juste. On pourrait même parler simplement d’esbroufe. Comme ces animaux qui se gonflent pour effrayer, comme ces papillons qui montrent tout à coup, en se retournant, des yeux de chouette aux oiseaux qui les attaquent, les « intimideurs » prennent des airs terribles et se déguisent en Juges et en Inquisiteurs.

Ils ont au fond d’eux-mêmes une peur latente d’être un jour démasqués et d’être victimes d’une chasse aux sorcières qui ne serait pas imaginaire. Aussi, ils prennent les devants. Ils dénoncent les Pouvoirs et les Polices, leurs « entreprises fascistes », leurs Tribunaux, en essayant d’intimider le Pouvoir, la Police, la Justice, et en s’asseyant majestueusement sur les bancs d’un Contre-Pouvoir, celui de l’idéologie dominante, c’est-à-dire de l’idéologie de la subversion.

Seuls, de jeunes lycéens endoctrinés peuvent encore croire que l’intimidation est le fait du Pouvoir officiel, de sa Propagande et de sa Police, ou des Industriels et de leurs « matraquages » physiques ou mentaux.

Pauvres hommes politiques! Qui donc, en France, a peur d’eux? On les entend toujours plaider, s’excuser, nous dire qu’ils n’ont pas fait si mal que ça, promettre qu’ils feront beaucoup mieux. On les caricature, on les ridiculise, on les interpelle sans les appeler « Monsieur », même le Président de la République, qui n’est plus que « le nommé Giscard », comme Marie-Antoinette n’était plus que « la veuve Capet ».

Pauvres policiers! Ils s’entendent tellement traiter de S.S., de « gorilles du fascisme », qu’ils en ont des complexes, alors que les malfaiteurs, les émeutiers et les terroristes se laissent complaisamment interviewer et publient leurs Mémoires    ce qui n’empêche pas les banlieusards de réclamer à cor et à cri, du gouvernement, plus de policiers pour les protéger.

Pauvres entrepreneurs, industriels et commerçants! Ils ont tous les soucis de la production, et ils s’entendent traiter d’exploiteurs, de tortionnaires, de béotiens, d’ennemis de la qualité de la vie, de pollueurs, de forceurs de consommation, de violeurs publicitaires, qui salissent les libres esprits, après avoir sali la libre nature, ce qui n’empêche pas le public de se plaindre de n’avoir que de maigres salaires et de ne pouvoir acheter assez de gadgets; ce qui ne l’empêche pas non plus de se complaire aux amusements de la publicité commerciale, car la publicité le traite poliment, le flatte, le considère comme Client-Roi, est aux petits soins pour lui — tandis que les intimideurs de l’intelligentsia le troublent et le fatiguent.

L’intimidation est aujourd’hui presque entièrement le fait du Contre-Pouvoir, du Nouveau Pouvoir culturaliste. Des « clercs » de tous ordres ont pris la place des Prêtres professionnels, déficients. Ils dogmatisent, ils jugent, ils monopolisent la propagande politico-culturelle — politique sous couvert du culturel. J’appelle « clerc », disait Butler, celui, quel qu’il soit, qui se présente comme « sachant mieux », et comme « agissant mieux », que ses voisins.

Les media sont très mal nommés. Les journaux, la radio, la télévision ne sont pas des intermédiaires, des « médiateurs » entre le public et les Clercs. Il y a place, il est vrai, dans les journaux, pour le « Courrier du lecteur ». Il y a des mises en scène, des dialogues radiophoniques, où le public est censé prendre la parole. La Radio, surtout, fait des efforts louables. Et l’on parle de nouvelles techniques grâce auxquelles le public ne cessera de prendre la parole, d’interroger, de s’informer à sa guise, en « citant » les experts de son choix devant son poste de radio ou son écran de télévision. Mais ce n’est qu’un rêve.

En fait, même sans le vouloir, les Discoureurs intimidants règnent — d’abord tout simplement parce que l’on n’entend qu’eux. Par définition, la Radio-diffusion va d’un Centre à la périphérie. On n’y peut rien.

J’écoute beaucoup France-Culture, où il y a de bonnes émissions, surtout scientifiques ou historiques (les historiens sont beaucoup moins « intimideurs » que les sociologues).

Mais, dans les émissions proprement culturelles, les Intimideurs s’en donnent à coeur joie. Dans « Panorama » (vers 13 heures), l’auditeur se croit parfois devant le Tribunal de la Sainte Inquisition — quand ce n’est pas dans un Cirque, à Rome, au moment où les fauves rugissent devant leur ration de Chrétiens.

Les Intimideurs ne surveillent vraiment pas assez leur voix. Ils posent â l’impartialité, mais leur fureur apparaît malgré eux.

Malheur à l’écrivain interrogé s’il n’a pas publié chez les bons éditeurs, Maspero, les Éditions Sociales, le Seuil, et s’il est suspect d’hérésie, c’est-à-dire s’il a manqué de respect pour les révolutionnaires du Tiers Monde et n’a pas injurié les U.S.A. comme il convient. On frémit en pensant que des Féroces de ce genre pourraient un jour constituer de vrais Tribunaux. On se dit aussi qu’ils ont dû, sans le vouloir, faire perdre des voix à la gauche aux dernières élections, en épouvantant les auditeurs timides.

Comme je ne voulais pas ennuyer mon lecteur en répondant aux discours intimidants par un discours endormant, j’ai évité les longs chapitres et j’ai suivi un ordre en apparence capricant. Il serait peut-être bon, ici, d’esquisser une classification. Nous nous inspirerons d’une distinction employée par Charles Fourier dans sa « Hiérarchie du cocuage » — ce qui est bien de circonstance.

a) L’esbroufe d’ordre simple, anodine. Elle règne surtout dans l’art et dans la critique d’art. On éblouit l’auditeur par un ronron de modernité. Le truc essentiel est de mêler l’esthétique et le scientifique (de préférence mal compris). Voici le début d’un livre, dans une célèbre collection, sur un peintre contemporain :

« Nous sommes dans le temps poétique de Michaux et de Robbe-Grillet. Les logiques polyvalentes, la théorie des ensembles, et celle de l’information sont contraignantes… Nous sommes environnés de réacteurs et de musique concrète, d’effluves stéréophoniques et de masques totonaques… La peinture acclame l’indétermination des structures ouvertes. »

Dans la biographie du peintre ou du musicien, il est bon de faire référence aux découvertes contemporaines de la physique :

Année 1928, « Exposition de X… à la Galerie Y… » et « Einstein formule la théorie du champ unitaire ».

Année 1931, « Séjour de X… dans la région du lac de Constance » et « Anderson découvre l’électron positif ».

b) L’esbroufe d’ordre simple par déplacement d’étiquettes. On fait du théâtre avec le traité de Marx : « Travail salarié et Capital », avec la correspondance de Diderot, ou avec les Pensées de Pascal. On baptise « poésie » une lecture de la Botanique de Linné, ou d’un traité de géologie. Quand le poète de semaine — à une émission titrée « Poésie » — récite une oeuvre de son cru, on reçoit sur la tête de telles épluchures, obscènes ou scatologiques, que l’on croit s’être branché par erreur sur le tuyau vide-ordures de l’établissement. Après quoi une voix de mésange — c’est le seul élément poétique de l’émission — s’élève, comme si la speakerine, perchée sur le tas de fumier, s’envolait : « C’était… Poésie ininterrompue. »

c) L’esbroufe d’ordre composé. Elle est le plus souvent politico-esthétique. Elle a cet avantage que, si les Pouvoirs bourgeois et subventionnants s’inquiètent et menacent, on peut les intimider au nom des exigences de l’art moderne.

Une oeuvre théâtrale, grossièrement caricaturale, est censée être une peinture, fidèle au fond, « du caractère dérisoire de l’humanisme et de la culture bourgeoise ». C’est le procédé de Rezvani, d’Arrabal, et déjà de Brecht et de Sartre. Simone de Beauvoir se dit particulièrement charmée par la représentation de « 1789 », montée à la Cartoucherie de Vincennes par Mme Mnouchkine :

« Il y avait dans ce spectacle une double transposition, puisque les acteurs se présentaient comme des bateleurs qui, eux-mêmes jouaient des rôles… Grâce à quoi aucune exagération, aucune bouffonnerie ne paraissait outrée… Et en fait elles étaient au service de la seule vérité valable : la vérité populaire. » [Tout compte fait, Folio, p. 272.]  « … Ce n’est pas une calomnie de montrer le Roi et la Reine goinfrant, se saoulant, pendant que le peuple crève de faim. Car même si l’on se tient bien à table, manger à sa faim en temps de disette, c’est bâfrer. »

Quelques pages plus loin, dans le même volume, Simone de Beauvoir nous raconte — et elle a le mérite et l’habileté de la franchise [Cette franchise lui est facilitée par le sentiment exalté qu’elle a de sa propre importance] — un voyage fait avec Sartre en 1963, en U.R.S.S., jusqu’en Géorgie et Arménie soviétiques. Quel progrès de la conscience humaine, du couple Louis XVI-Marie-Antoinette, au duo Sartre-Simone de Beauvoir! Pilotés par le Président de l’Union des Écrivains c’est-à-dire des écrivains bien en cour, car « avant guerre, Staline a fait déporter et fusiller presque tous les écrivains et intellectuels géorgiens » [Op. cit., p. 408] —, ils trouvent la disette en Géorgie.

« De longues queues s’étiraient devant les boulangeries. Le Président a donné pour nous un grand dîner. Je ne sais comment il s’était débrouillé, mais le repas fut somptueux. »

Le lendemain, à Erivan, avec les écrivains arméniens (de la même Union officielle), autre festin :

« Des truites grandes comme le bras… si délicieuses que j’ai à peine pu toucher aux plats qui ont suivi. » [Ibid., p. 409]

La pauvre Simone de Beauvoir aurait voulu quitter ses hôtes sur ces truites.

Mais « nos hôtes ont tenu à nous emmener chez un de leurs amis politiques, qui venait de faire construire une maison, et qui pendait la crémaillère… Nous avons traversé un village poussiéreux, où nous n’avons pas aperçu âme qui vive, sauf une femme à l’air harassé, assise sur des marches au milieu d’enfants décharnés… Puis, nous nous sommes trouvés avec une cinquantaine de convives assis à une table surchargée de plats. Il était cinq heures de l’après-midi, et ils mangeaient encore… Il y avait des Ministres, des hauts fonctionnaires… J’ai pris place à côté d’un Ministre… Cette exhibition de victuailles était indécente à un moment où tout le pays souffrait de la faim. » [Ibid., p. 410]. « Déjà gavée de nourriture, je refusai, avec impatience, de toucher aux viandes dont mon voisin remplissait mon assiette… Que faisions-nous là? »

En effet.

d) L’intimidation proprement dite. On s’érige en professeur de Vérité et de Vertu (nouvelle manière), et selon une technique renouvelée de la Loi des suspects : « Vous êtes mal politisé? », ou même seulement : « Vous êtes non politisé? » Vous êtes donc complice de fait des Pouvoirs et de leurs crimes historiques. Les vertus bourgeoises ne sont qu’hypocrisie. La seule morale, c’est d’adopter la bonne idéologie. Si vous êtes dans le bon parti, dans le bon sens politique, vos vices apparents deviennent des vertus, car vous êtes le bon ouvrier de la démystification, de la décolonisation universelle, des femmes, des enfants, des marginaux, des déviants, des délinquants, des animaux, des moutons et des loups, des rosiers, des pucerons, et des mangeurs de pucerons, tous victimes de la morale bourgeoise, des U.S.A., et du D.D.T.

e) Le terrorisme. Nous n’en sommes pas là. Mais les intimideurs prennent souvent le ton de Saint-Just. Au nom de la Libre Pensée, après les suicides ou assassinats fanatiques de Guyana, une dame Libre-penseuse a réclamé publiquement une intervention du bras séculier, en France, contre les Églises, assimilées à des sectes, pour protéger les jeunes contre le fanatisme religieux et les propagandes épiscopales pour le recrutement des prêtres. Elle réclamait en somme des persécutions religieuses au nom de l’antifanatisme.

L’antifascisme, l’antiracisme, l’antipolice, l’anticivilisation au nom de l’écologie, deviennent terroristes, et leurs zélateurs prêchent la guerre civile.

Mais n’oublions pas que les fanatiques sont souvent des « peureux mal compensés ». Ils sont dangereux parce que, ayant peur, ils font peur.

Il faut garder son sang-froid et ne pas prendre soi-même de grands airs. Contentons-nous d’être des dégonfleurs d’esbroufe.

Ne soyons résolus que dans le scepticisme.