Hubert Cuypers
Le sens de la mort

Nous ne connaissons la mort que par celle d’autrui. Il n’empêche que l’évidence de notre existence entraîne, pour chacun de nous, un sentiment d’immortalité directement lié à la fin qui nous attend. Nous acceptons la mort physique, mais, comme le remarque Echeverria, « pour montrer aussitôt qu’une telle mort n’existe que pour ceux qui nous survivent dans le temps, tandis que pour nous-mêmes elle n’est, ni ne peut être un cesser d’exister, une mort. Ou, pour user d’une formule : dans la mort je ne meurs pas; c’est le temps qui meurt en moi. »

(Revue Teilhard de Chardin. No 15. 15-6-1963)

« Car Dieu n’a pas fait la mort,

……………………………

Il a tout créé pour que tout subsiste. »

Livre de la Sagesse : 1, 13

« … il s’agit d’exorciser radicalement

notre horizon du sceptre de la Mort. »

Teilhard, Av. de l’Homme : p. 155.

Malgré une vie trépidante, l’homme ne peut manquer de réfléchir à la mort. Cette énigme réveille l’angoisse. L’homme se sait à la merci d’une « fin » qui le déverse sur un versant inconnu. Il ne lui est guère possible d’expérimenter la mort comme il expérimente en laboratoire. Par ailleurs, s’il est exact que la structure même de son être contient le postulat existentiel d’un « au delà »[1], il veut vérifier la Réalité et scruter la nature de la mort.

Nous ne connaissons la mort que par celle d’autrui. Il n’empêche que l’évidence de notre existence entraîne, pour chacun de nous, un sentiment d’immortalité directement lié à la fin qui nous attend. Nous acceptons la mort physique, mais, comme le remarque Echeverria, « pour montrer aussitôt qu’une telle mort n’existe que pour ceux qui nous survivent dans le temps, tandis que pour nous-mêmes elle n’est, ni ne peut être un cesser d’exister, une mort. Ou, pour user d’une formule : dans la mort je ne meurs pas; c’est le temps qui meurt en moi[2]. » Depuis l’antiquité, les philosophes se sont évertués à entr’ouvrir une porte sur le mystère de la mort. De tous temps, les religions ont donné de la mort des interprétations conformes aux concepts métaphysiques dont elles relèvent. Cependant c’est essentiellement la phénoménologie propre à Teilhard qui aborde la question avec une sagacité d’autant plus percutante qu’elle se fonde sur l’observation scientifique de l’évolution, et cela, dans une optique qui étudie les phénomènes à une profondeur jamais atteinte. La pensée teilhardienne apporte au problème de la mort une réponse réaliste et constructive, bien que ce terme puisse de prime abord sembler téméraire.

Il convient de rappeler que, pour Teilhard, il existe une seule réalité, l’unité matière-esprit. Par le jeu du phénomène de complexification — conscience, l’évolution consiste en une progressive élaboration de l’esprit qui, au niveau de l’homme, émerge en pensée réfléchie.

Mais l’évolution matérielle finira par un épuisement de l’énergie tangentielle, tandis que, parallèlement, le phénomène spirituel, l’esprit né de la matière, poursuivra une ascension ininterrompue.

Nous verrons comment, partant de ces données fondamentales, Teilhard montre la mort finalement un des « points critiques semés sur la route de l’Union »[3].

La Mort Cosmique

La mort sera l’étape finale de la terre, de « notre Terre périssable que guette le zéro absolu[4] ». Car, écrit Teilhard, « si permanents semblent-ils être par rapport à la durée de nos vies, les éléments physico-chimiques, nous le savons maintenant, vont eux-mêmes en se désagrégeant : il y a une mort de la  Matière[5] ». La deuxième loi de la thermodynamique enseigne que toute matière, ici sur terre, évolue vers un épuisement d’énergie, vers une croissante entropie. Mais cette loi est-elle valable pour l’ensemble de l’Univers considéré comme un Tout ? S’il est certain que notre terre progresse vers un terme où s’arrêtera tout mouvement jusqu’au sein même de la matière, il n’est guère prouvé que le Cosmos évolue de la même façon.

Certains auteurs croient à une mort universelle, d’autres, tel Schatzman, pensent que « les formes d’existence de la matière nucléaire peuvent être renouvelées »[6], de sorte que le Cosmos évoluerait suivant un mouvement cyclique de perpétuel renouvellement. La théorie de l’expansion de l’Univers de Lemaître ne contredit en rien cette hypothèse. Au contraire d’un atome ultra-condensé, explosant par excès de densité, dégageant l’énorme quantité d’énergie rayonnante, aurore d’un cycle évolutif, l’Univers, après avoir présenté, durant quelques milliards d’années un développement expansif, atteindrait une limite à partir de laquelle le mouvement d’expansion se renverserait pour se contracter jusqu’à revenir à l’état d’atome primitif capable d’exploser à nouveau. En somme il y aurait une conservation d’énergie pour le Tout de l’Univers, s’il y a déperdition pour certaines parties.

Notons, en passant, que la théorie de l’immortalité de la matière n’est pas en contradiction avec la notion de la création : celle-ci exprime essentiellement la dépendance par rapport au Créateur de tout ce qui existe. Mais cette question n’entre pas dans le cadre de cet article.

Le problème de la mort ou de l’immortalité du Cosmos, pour passionnant qu’il soit, ne trouvera pas de réponse de si tôt. En tout cas l’observation directe ne pourra jamais y apporter de solution. D’ailleurs, cet aspect de la mort nous touche moins que celui de la mort de l’Humanité voire de chacun d’entre nous. Examinons donc, dans la perspective du Père Teilhard, comment se présente le phénomène de la mort humaine.

La Mort de l’Humanité

En supposant que l’évolution puisse aboutir, c’est-à-dire, en admettant qu’en dépit de certaines apparences, l’homme se détourne de la tentation du suicide collectif que sa maîtrise sur les forces nucléaires rend possible, mais, qu’en même temps, une conscience plus aiguë de ses responsabilités aidera sans doute à rejeter, quel sera le processus de la fin de l’Humanité ?

La phénoménologie de Teilhard indique une évolution dont le mouvement est irréversible en même temps qu’elle préside à une personnalisation croissante; ces faits écrits par Teilhard « sont des réalités d’ordre non pas métaphysique mais physique : en ce sens qu’elles représentent, juste comme les dimensions de Temps et d’Espace, certaines conditions générales auxquelles doit satisfaire la totalité de notre expérience[7]. » La personnalisation n’est autre que l’expression humaine du développement de l’Esprit dans le monde, développement soumis à la loi d’irréversibilité et par le fait même, destiné à croître sans cesse, sans quoi, déclare Teilhard, plus rien ne tient dans l’Univers que nous savons signifier une psychogenèse « … à moins de se résoudre à admettre que le Cosmos est une chose intrinsèquement absurde, la croissance de l’Esprit doit être tenue pour irréversible. L’Esprit, dans son ensemble, ne reculera jamais. Autrement dit : dans un Univers de nature évolutive, l’existence de l’Esprit exclut, par structure, la possibilité d’une Mort où disparaîtraient totalement (c’est-à-dire, plus exactement, où ne seraient pas conservées par leur fleur) les conquêtes de l’Esprit[8]. »

Il ressort de la phénoménologie de Teilhard de Chardin, que la matière évolue suivant une courbe de complexification atteignant son maximum au niveau de l’homme et, plus précisément, au niveau du cerveau humain. Du fait même de cette complexification matérielle, se développe le facteur psychologique; de sorte que, le sommet psychique coïncide avec la structure ultra-complexe du système nerveux central. Croissance psychique égale développement de la personne. « En chacun de nous, par le long travail, du Passé d’abord, et par les soins de notre liberté individuelle ensuite, se forme graduellement un noyau de perspective et d’action, un « moi », une personne » écrit Teilhard[9]. A travers l’homme et l’Humanité, l’Esprit poursuit son inéluctable progression vers « un horizon sans limites en avant ». Et l’on peut entrevoir la contradiction apparente à laquelle nous conduisent ces constatations, à savoir : comment l’Esprit destiné à un développement continu, à un enrichissement d’énergie — correspondant à l’énergie radiale dans la matière — pourra-t-il réaliser sa fin, lié qu’il est à cette matière dont la complexification demeure nécessairement limitée ? Non seulement cette structuration complexe de la matière est limitée, mais cette matière elle-même est destinée à s’épuiser par voie de désorganisation ou mort de la matière.

Le problème revient à comprendre l’immortalité de l’Esprit et d’autre part, le comportement de l’Esprit vis-à-vis de la matière mortelle. Un divorce apparaît inévitable et c’est bien ainsi que l’entend Teilhard. « La Matière est la matrice de l’Esprit », mais au terme d’une longue gestation il est nécessaire que le fruit vive autonome et libre, suivant ses propres lois. Or, les lois de l’Esprit ne sont pas celles de la matière. S’il est vrai que l’Esprit est lié à la matière, en l’occurrence au cerveau, il est tout aussi vrai que l’Esprit se meut indépendamment de la matière : notre pensée peut à loisir réveiller le passé et prévoir le futur, décider, imposer librement une volonté, il peut se jouer des lois de l’espace et du temps, se reporter en un instant aux antipodes du globe, il peut en quelque sorte s’abstraire de notre personne pour nous regarder agir et nous juger, toutes opérations sans commune mesure avec l’infime dépense d’énergie nerveuse du cortex cérébral. Cette dépense énergétique du cerveau, si elle peut à la rigueur correspondre à une certaine quantité d’énergie psychique, n’a rien à voir avec la qualité de la pensée : la même dépense énergétique permet la pensée la plus vile comme la réflexion la plus pénétrante, la pensée la plus commune comme le trait de génie. Quant à l’immortalité de l’Esprit, elle se fonde déjà sur une première motivation que Teilhard exprime ainsi : « la Conscience est une grandeur dont il est inconcevable, contradictoire même de supposer qu’elle puisse plafonner ni se courber sur elle-même… et ceci pour la simple raison que tout accroissement de vision interne est essentiellement le germe d’une nouvelle vision incluant toutes les autres et portant encore plus loin[10]. » Dans pareille perspective il est nécessaire que l’Esprit survive, qu’il soit immortel et Teilhard est justifié à écrire : « Une Mort totale, un Mur infranchissable, où se heurterait et disparaîtrait définitivement la Conscience, est donc « incompatible » avec le mécanisme… de l’activité réfléchie[11]. »

Comment comprendre une évolution, où la Conscience se présente comme immortelle, mais liée à une matière destinée à la mort ? En d’autres termes, comment concilier un mouvement de syntropie psychique illimité avec le mouvement entropique de la matière certainement limité ?

Rappelons que l’ensemble de l’Humanité constitue, en fait, une phase de l’évolution, où, la noosphère, c’est-à-dire l’élément psychique humain totalisé, se développe pour atteindre un état de conscience collective, formée des milliards d’énergies spirituelles individuelles, devant continuer à croître sans cesse dans l’avenir.

Partant de ces considérations, Teilhard a pu tracer deux courbes énergétiques : celle de l’entropie de la matière et celle de la syntropie de l’Esprit ou de croissance psychique. Il porte en abscisse ox l’entropie croissante, et, en ordonnée oy le fait de l’évolution complexifiante de l’énergie cosmique d’après le processus dont il écrit que : « pour passer entropiquement d’un état initial « tendu » à un état final « détendu » (c’est-à-dire où l’énergie matérielle s’épuise), l’Énergie cosmique est assujettie à décrire, dans sa totalité, un circuit à travers le compliqué (atomisation, moléculisation, vitalisation et réflexion) circuit suivant lequel elle s’arrange avant de se désarranger en fin de compte conformément aux lois de moindre effort et de plus grande probabilité. » En d’autres termes, la matière évolue en se complexifiant d’abord pour se désorganiser ensuite au cours d’un processus d’épuisement.

C’est ce mouvement que traduit la courbe abc de la figure : ab étant la représentation du mouvement de structuration complexifiante dont l’apogée est figuré au point b, la partie descendante bc marque la chute en direction du dés-arrangement total ou maximum d’entropie de la matière.

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La courbe du développement psychique — dont nous savons qu’il est parallèle au degré de complexité matérielle — se superpose à la première partie ab du graphique : « Tant de Matière, tant d’Esprit[12]. » Mais nous savons, par ce qui précède, que l’Esprit poursuit sa poussée toujours plus avant; dès lors, le point b d’arrangement maximum de la matière se vérifie être un point critique, un seuil évolutif au delà duquel un phénomène nouveau doit émerger. De fait, c’est le moment où, le mouvement de l’Esprit se désolidarise de la chute entropique de la matière : la courbe psychique poursuit son tracé dans une progression vers le point d, tandis que la matière va en se désagrégeant vers le point c.

Pour Teilhard, le point b marque « le point critique supérieur de la Réflexion planétaire (de la réflexion unanime des hommes) au delà duquel, nous pouvons dire que, avec d’autres dimensions encore irreprésentables, l’Univers continue[13]. » Ce point b correspond à l’instant où la quantité et la qualité d’énergie spirituelle de la noosphère atteindra un tel degré d’intensité qu’un nouveau seuil doit être franchi de nécessité bio-psychique.

Ce seuil franchi, l’Esprit échappe à l’étreinte de la matière. Il poursuit une existence propre affranchie des lois de la matière, dégagée des limites d’espace et du temps : l’Esprit se pose dans l’immortalité. Merveilleuse métamorphose qui bouleverse toutes les existences les libérant définitivement des entraves et des impératifs de la matière : seule la matière évolue vers la mort, l’Esprit demeure à jamais, il se déploie dans une Vie aux horizons infinis. Il reste que l’on ne peut rien conjoncturer sur la nature de cette vie nouvelle : la mort demeurera toujours ce qu’en dit Beaudelaire : « C’est le portique ouvert dur des cieux inconnus. » Il ressort cependant de toute la phénoménologie de Teilhard que par delà la mort, l’Esprit s’avance indéfiniment à la rencontre de la Conscience Absolue : Oméga-Dieu.

Est-il permis de faire un rapprochement entre cet événement unique dans l’histoire de l’Humanité tel que le conçoit la phénoménologie teilhardienne et l’enseignement de saint Paul écrivant que la Parousie, coïncidant avec le Plérôme, aura lieu quand « le nombre sera atteint », c’est-à-dire, quand le degré de spiritualisation de l’Humanité aura atteint le point critique requis pour accéder à l’immortalité en même temps qu’aura lieu la transfiguration ou spiritualisation de tous. Aux théologiens de se pencher sur la question.

La fin collective de l’Humanité se situerait cependant aux confins d’un temps que Teilhard prévoit très lointain. Pour lui, l’Humanité se trouve encore au stade de sa jeunesse. Mais alors nous nous posons la question, combien actuelle pour chacun de nous, de la mort individuelle.

La Mort Individuelle

Quelle idée les peuples se sont-ils faits de la mort ? La notion de survie se traduit par le culte des mânes chez les peuples primitifs tels les Bantous et les Pygmées, mais ce culte remonte aux religions primitives de la Chine et des peuples Indo-européens. On la retrouve chez les Grecs, les Romains, les Celtes et les Germains. Les Égyptiens avaient la conception de l’âme. Au Japon, le Shintoïsme développe le culte des ancêtres devenus esprits tutélaires. Aux Indes, le Brahmanisme enseigne la transmigration de l’âtman : sorte de « moi » profond de l’âme; idée qui a été reprise par le Bouddhisme où la transmigration trouve cependant un terme dans le nirvâna. Seul le Confucianisme exclut toute notion métaphysique se contentant d’enseigner une morale invitant l’homme à bien vivre.

Socrate admet l’immortalité de l’âme et juge que la mort guérit du mal de vivre. Platon voit dans la survie une sorte de fusion de l’esprit du mort dans le monde des Idées où il participe au Bien suprême, à la Beauté suprême qui est le Dieu platonicien : l’Idée des idées.

Plotin, dernier des philosophes grecs, reprend les idées de Platon, mais il voit le Bien suprême comme auteur du Logos ou Intelligence de qui procède l’âme du monde qui anime le corps. L’âme individuelle tend vers le retour au Bien suprême.

La notion de l’âme demeurera longtemps vague dans la religion d’Israël. On lit dans l’Ecclésiaste (12,7) : « la poussière retourne à la terre, selon ce qu’elle était, et le souffle de vie retourne à Dieu qui l’a donné. » La notion d’une survie personnelle est explicitée pour la première fois dans le livre de la Sagesse (5,15) « Mais les justes vivent éternellement; leur récompense est auprès du Seigneur. » Le livre des Macchabées (2,7,9 et sv.) enseigne la résurrection des morts. Le Christianisme est venu compléter ces concepts en précisant l’immortalité de l’âme personnelle.

La pensée du Père Teilhard peut aider à saisir dans quelle mesure la mort s’inscrit dans la logique de la vie humaine, celle de l’individu en particulier, et quel est son sens.

Une conception statique du monde, où tout serait établi une fois pour toute, doit laisser l’homme perplexe devant le problème de la mort; delà qu’il l’interprète comme une contradiction avec la vie, comme un châtiment pour quelque mystérieuse défaillance, ou comme Mallarmé, n’y voit qu’une « croyance sombre », ou tel Valéry, un « Non-Etre ».

Heidegger croit la mort constitutive de l’homme lequel serait un « être-pour-la-mort », c’est-à-dire que tout son destin serait axé sur la mort. Le contraire est vrai : l’homme, soumis à la nécessité de la mort, ne réalise jamais sa destinée qu’à travers la mort. La mort n’est pas une fin, mais un seuil critique au delà duquel la Vie s’ouvre sur des perspectives totalement nouvelles.

Je ne me place pas, ici, au point de vue théologique. La matière serait trop vaste. Je tente simplement d’indiquer comment la mort s’inscrit dans le courant normal de l’évolution de l’individu, et ce, à la lumière de la pensée de Teilhard. Si la biologie apprend que tout organisme s’achemine vers la mort par usure, par auto-intoxication et affaiblissement général, Teilhard nous rappelle qu’« aucune réalité physique ne peut s’accroître indéfiniment sans atteindre la phase d’un changement d’état[14] ». Par ce qui a été dit, il résulte que l’élément spirituel de notre corps, c’est-à-dire notre âme, avec toutes ses facultés de jugement, d’intelligence, de volonté et de liberté, progresse syntropiquement vers toujours plus de conscience; mais notre corps évolue lui vers un maximum pour régresser ensuite et se désorganiser dans la mort. « Par nature, l’Énergie spirituelle croît positivement, absolument et sans limites assignables, en valeur « radiale » suivant la complexité chimique grandissante des éléments dont elle représente da doublure interne » écrit Teilhard.

Que se passe-t-il donc à l’instant de la mort ?

Exactement ce qui se produit à l’instant b de la courbe énergétique étudiée au paragraphe précédent : l’élément spirituel, l’âme, subsiste détaché de la matière qui se désorganise.

Le vrai problème est celui de la survie de l’esprit. On a vu comment Teilhard en établit la réalité. L’Esprit, dés l’instant où il existe, est immortel. Sans doute demeure-t-il provisoirement relié à la matière; comment en serait-il autrement puisqu’il émerge à partir de la matière; mais il peut agir librement, indépendamment de la matière. D’autre part, détaché de la matière il ne relève plus des lois qui la gouvernent. L’Esprit arrive nécessairement à posséder son existence propre délivré de sa matrice par l’opération de la mort.

Ainsi la mort se découvre-t-elle finalement « comme représentant une simple phase de croissance : elle marque notre ascension à une sphère supra-humaine de self-conscience, de personnalité[15]. »

Mais il y a plus : la phénoménologie de Teilhard apprend que l’évolution obéit à la loi de l’Union personnalisante et d’autre part qu’elle progresse nécessairement vers un point de convergence transcendant Oméga-Dieu, en même temps que la nature amorisante de l’énergie cosmique exige un aboutissement dans l’Union avec un Amour absolu.

La Mort « soulevant son voile d’annihilation, prendra figure de Vie[16] », car le Dieu-Oméga est aussi le Dieu Créateur : Il est la Vie; et, par la mort, l’être rejoint sa source.

P. L. Landsberg écrit : « la participation de l’homme à l’éternité de la personne divine ne se réalise intégralement qu’au delà de la mort et de telle manière que la mort même devienne une naissance supérieure à la naissance empirique. S’il y a une vie qui est en réalité la mort, il y a une mort qui est la Vie. »

Euripide se demandait avec angoisse : « qui sait, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie. » Goethe lui répond par son « Stirb und werde » : meurs et deviens !

Teilhard de Chardin enseigne la logique de l’évolution qui élabore, au fil du temps, à travers une matière-esprit toujours plus complexe, un esprit capable de survie autonome; Esprit, dont l’essence même est identique à l’Amour, orienté naturellement vers l’Amour : exigence essentielle qui ne peut toutefois être satisfaite qu’une fois conquises les « dimensions spirituelles » requises pour rendre possible la participation définitive à l’Être Suprême, Dieu, qui est Amour. Dans un passage illuminant du Milieu Divin le Père Teilhard rappelle aux chrétiens la signification de la mort : « Le Maître de la Mort viendra nécessairement bientôt — et peut-être entendons-nous déjà ses pas. Ne prévenons pas son heure, ni ne la craignons. Quand il entrera en nous pour détruire, en apparence, les vertus et les forces que nous aurons, avec tant de soin et amour, distillées pour lui de toutes les sèves de la Terre, ce sera comme un Feu aimant, pour consommer notre achèvement dans l’Union. »

Hubert Cuypers.


[1] Essai sur l’Expérience de la Mort. P.L. Landsberg, Seuil, 1951.

[2] Réflexions métaphysiques sur la Mort et le Problème du Sujet. J. Echeverria, Vrin, 1957.

[3] L’Énergie Humaine, Teilhard de Chardin, p. 109.

[4] L’Avenir de l’Homme, Teilhard de Chardin, p. 154.

[5] L’Énergie Humaine, p. 176.

[6] Origine et Évolution des Mondes, Evry Schatzman, Albin Michel, 1957.

[7] Introduction à la Pensée de Teilhard de Chardin, p. 59, Tresmontant, cit.

[8] Idem. cit., p. 59.

[9] L’Énergie Humaine, Teilhard de Chardin, p. 177, Seuil.

[10] Le Phénomène Humain, Teilhard de Chardin, p. 256, Seuil.

[11] Idem, p. 256.

[12] La Réflexion de l’Énergie, Rev. des Quest. scient., oct. 52.

[13] L’Énergie Humaine, p. 125.

[14] Idem, p. 108.

[15] Idem, p. 130.

[16] Idem, p. 176.