Robert Linssen
Le sens suprême de la passion

Beaucoup de personnes, même familiarisées avec les valeurs spirituelles évoquées fréquemment dans les ouvrages consacrés à l’étude de la vie intérieure, sont choquées à la lecture de textes évoquant l’intensité des expériences religieuses. Disons immédiatement ici, que le terme « expérience religieuse » est utilisé dans un sens très large et totalement indépendant de l’appartenance à une religion ou à une secte particulière.

(Revue Être Libre, Numéro 283, Avril-Juin 1980)

Beaucoup de personnes, même familiarisées avec les valeurs spirituelles évoquées fréquemment dans les ouvrages consacrés à l’étude de la vie intérieure, sont choquées à la lecture de textes évoquant l’intensité des expériences religieuses.

Disons immédiatement ici, que le terme « expérience religieuse » est utilisé dans un sens très large et totalement indépendant de l’appartenance à une religion ou à une secte particulière.

Le terme « religion » est utilisé par nous dans le sens d’un lien, ou plus exactement d’une re-liance s’établissant entre l’être humain encore totalement identifié à son égoïsme et la réalité spirituelle formant sa nature véritable.

Nous adoptons ici le point de vue de Krishnamurti pour qui l’expérience religieuse est un état d’être naturel de perception globale immédiate. Cet état d’être se situe bien au delà des limites habituelles de la conscience égoïste, de ses habitudes, de ses attachements, de ses identifications. Dans cette optique, et à ce niveau ultime, il n’y a plus de dualité entre l’entité d’un expérientateur et l’expérience. Il s’agit d’un processus vivant d’expérimentation intégrale échappant à toute description verbale, dépassant tout concept et défiant heureusement toute spéculation intellectuelle.

Toujours est-il qu’un tel processus d’expérimentation se caractérise par une intensité exceptionnelle.

Celle-ci résulte d’une convergence de toutes les énergies d’attention dans la momentanéité de chaque instant. Du côté « attention » la conscience est libérée du fardeau des mémoires du passé. Celles-ci sont toujours présentes. Mais l’Eveillé se libère de leur emprise. A la mécanisation, aux automatismes aux habitudes répétitives du passé succède la libre expression d’une énergie intensément créatrice. Il s’agit ni plus ni moins de l’énergie ultime de l’univers, formant l’essence suprême des êtres et des choses. Il est donc normal et naturel que la réalisation d’une parfaite disponibilité à cette énergie illimitée apporte une grande intensité dans la vie intérieure.

Sur le plan « cœur » ou « affectivité » ou « amour » (pour autant qu’à ce niveau ces termes puissent être utilisés) une intensité tout aussi grande, sinon plus puissante encore, se manifeste.

Et si nous venons de prendre en considération un côté « conscience » et un côté « amour » c’est uniquement pour répondre aux exigences du langage et pour les commodités de l’exposé. Car bien entendu, au cours du processus expérimental vivant, il n’y a qu’une seule et même réalité, englobant sans aucune division ni compartimentation le sommet de ce que nous désignons par des mots tels que « conscience, intelligence, amour ». En plus de ce qui précède, il n’est pas inutile de rappeler que les valeurs suggérées par ces mots doivent être affranchies de tout anthropomorphisme.

Logiquement, nous devrions admettre que si vraiment, l’être humain a la possibilité d’accéder à une prise de conscience, ou plus encore, de se rendre totalement disponible à l’énergie cosmique qui forme l’essence ultime des êtres et des choses, une telle expérience ou un tel processus d’expérientation doit être empreint d’une grande acuité.

Le sens de cette intensité est évoqué de façon fréquente par Krishnamurti.

Parlant de l’amour véritable, Krishnamurti écrit dans « l’Eveil de l’intelligence » page 84 :

« Vous saurez ce qu’est l’amour, la compassion — ce qui implique la passion pour tous les hommes; Nous sommes sans passion, nous connaissons le désir… Quand vous demeurez en présence de votre souffrance complètement, sans aucun frémissement de votre pensée vous découvrez alors que cette souffrance devient « passion », et cette passion, a en elle-même, la qualité de l’amour, et l’amour (véritable) ne connaît pas la souffrance. »

Nous nous permettons d’attirer l’attention sur le passage le plus important de la phrase : « sans aucun frémissement de la pensée ». C’est ici que réside la clef de l’attention parfaite, perception globale immédiate, qui est à la fois amour et intelligence.

Le même sens de la « passion » en tant qu’intensité intérieure est évoqué par Krishnamurti dans un autre fragment.

Il ne s’agit donc ni de la passion de quelqu’un pour quelqu’un, ni de quelqu’un pour quelque chose mais au contraire, d’une passion transcendantale inhérente à un état d’être intérieur délivré des limites habituelles de l’ego. Etat non anti-naturel, mais au contraire suprêmement simple et naturel.

Il s’agit donc d’une véritable mutation spirituelle.

C’est par le passage d’un état de souffrance intense auquel s’applique une attention sans choix, sans jugement, sans formulation verbale, que se réalise l’intensité sans souffrance donnant le sens véritable de la passion transcendantale.

Le strict rationaliste ne comprendra évidemment pas.

Un autre fragment des écrits de Krishnamurti évoque le même processus auquel nous venons de faire allusion.

Il est écrit dans « Truth and Actuality » p. 133: « Then you will notice, if you go that far, if you are willing to observe so closely that something totally different takes place: a Mutation… Out of that suffering comes great passion. If you have done it, tested it out, you will find it. It is not the passion of a belief, passion for some cause, passion for some idiotic conclusion. It is a totally different kind of energy; not the movement of thought, which is mechanical. …can there be love, not just something personal between you and me or somebody else, but the enormous feeling of compassion, passion for everything, for every body. Passion for nature, compassion for the earth on which we live, so that don’t destroy the earth, the animals, the whole thing…»

Traduction approximative :
« Alors, vous remarquerez, si vous allez à ce point, si vous voulez observer de près, que quelque chose de totalement différent prend place : une mutation. De cette souffrance vient une grande passion. Si vous l’avez réalisée, vécue, vous la trouverez. Ce n’est pas la passion pour une croyance ou pour quelque cause, ni la passion pour une conclusion (intellectuelle) stupide. C’est une espèce d’énergie totalement différente. Ce n’est pas le mouvement de la pensée qui est mécanique. L’amour peut-il exister, sans être simplement personnel entre vous et moi ou quelqu’un d’autre ?… mais simplement le vaste sentiment de compassion, la passion pour la nature, la compassion pour la terre sur laquelle nous vivons, de telle façon qu’on ne détruise pas la terre, les animaux ?… »

Nous avons souligné intentionnellement l’expression évoquant l’existence d’une énergie totalement différente de celle qui nous est familière.

Dans le « Krishnamurti’s notebook » Krishnamurti utilise très souvent l’expression anglaise « the otherness », ce qui traduit en français donnerait : « l’autreté ».

A diverses reprises il évoque le caractère de toute puissance, d’intensité, de solidité  de cette « autreté ».

Par contraste avec le caractère d’intensité, de réalité absolue de cette « autreté » le monde qui nous est familier intervient à titre second et dérivé.

Dans certains fragments Krishnamurti déclare notamment p. 39
« It was there and besides it, there existed nothing. It was there without another. It was totally itself and nothing else; it was the totality of all things, the essence. It was pure light. »

Ce qui peut être traduit comme suit :
« C’était là… et à côté de cela… rien n’existait. Cela était là, sans rien d’autre. C’était la totalité — elle-même et rien d’autre. C’était la totalité de toutes choses, l’essence. C’était une pure lumière. »

Pour autant que l’on puisse se pénétrer l’esprit et le cœur du sens profond évoqué par les quelques fragments que nous venons de citer, il apparaît évident que l’expérience intérieure revêt un caractère d’intensité, de force spirituelle autorisant l’utilisation du mot « passion ». Toute critique faisant état d’un lyrisme mystique exagéré est inopportune et preuve d’incompréhension.

R. LINSSEN.