A.M.J. Claessen
Le soufisme et la réalité

Regardons le monde dans lequel nous vivons. Il n’y a aucun terrain où notre vie commune fonctionne convenablement. Qu’il s’agisse de religion, de science, d’éducation, de commerce, de l’argent, de l’industrie, de la santé, de la circulation ou des communications, du sport etc. etc. – l’homme a perdu la maîtrise. La politique, les impôts, l’aide sociale – tout est en proie au désordre, conséquence de cette perte de maîtrise. La nature est violée, l’environnement menacé. La seule chose qui échappe encore à notre connaissance est de savoir si nous n’avons pas atteint le point de non-retour.

(Revue La pensée Soufie. No 6. 1983)

L’ultime réalité est Dieu. Le Soufisme est une voie vers Dieu – une des voies. Si nous sommes des Soufis cela veut dire que nous sommes à la recherche de Dieu. Il serait donc naturel que cette réalité soit notre point de départ, que nous tenions à elle autant que nous le pouvons.

Mais-est-ce vraiment le cas ?

Ne devons-nous pas, nous aussi, écouter le cri qui vient du cœur des très Grands ? Le Christ a dit : « Ils ont des oreilles pour entendre, mais n’entendent pas; ils ont des yeux pour voir, mais ne voient pas. » Et Bouddha a dit : « Le monde est plein de douleur, plein de souffrance, issues de nos mauvais désirs, de notre haine et de nos illusions. Seule la connaissance vraie peut écarter ces causes de nos souffrances. »

Pouvons-nous vraiment dire que cette souffrance s’écarte de notre monde, que ce soit bien vrai qu’elle disparaisse dans le monde tel que le voient les Soufis ?

Hazrat Inayat Khan a dit : « Rechercher la réalité cachée dans toute chose est le but de la vie » et : « Les faits ne sont que les ombres de la réalité ». Pourquoi insisterait-il si souvent sur la recherche de la Vérité, c’est-à-dire de la Réalité, si ses adeptes n’avaient pas besoin qu’on le leur rappelle ?

Regardons le monde dans lequel nous vivons. Il n’y a aucun terrain où notre vie commune fonctionne convenablement. Qu’il s’agisse de religion, de science, d’éducation, de commerce, de l’argent, de l’industrie, de la santé, de la circulation ou des communications, du sport etc. etc. – l’homme a perdu la maîtrise. La politique, les impôts, l’aide sociale – tout est en proie au désordre, conséquence de cette perte de maîtrise.

La nature est violée, l’environnement menacé. La seule chose qui échappe encore à notre connaissance est de savoir si nous n’avons pas atteint le point de non-retour. Les premiers astronautes parlaient de notre planète comme d’une planète bleue. Mais cette année les journaux nous ont appris que les astronautes du « Challenger » ont vu de gros nuages de pollution au-dessus de grandes parties de la Terre. La Terre semble être devenue une planète grise et sale.

Il y a quelque temps à la télévision un documentaire nous a montré des centaines de kilomètres carrés de forêts mortes – conséquence de la pluie acide ; et ceci non pas de l’autre côté du globe, mais près de nous, en Allemagne, en Suède, en Pologne etc. Des forêts totalement mortes, des lacs totalement morts : pas un seul petit poisson, même pas la moindre petite plante aquatique. Ceci est la vérité, la réalité. On a bien proposé un remède, une solution même pas tellement difficile, mais un peu chère. Donc on ne fera rien. La concurrence ne le permettra pas.

Le Christ a bien dit : « On ne peut servir deux Maîtres, on ne peut servir Dieu et Mammon ». On danse toujours autour du Veau d’Or. Le Veau d’Or s’appelle maintenant la Consommation, et ses grands-prêtres s’appellent Production et Concurrence. Et nous, les Soufis, est-ce vrai que nous ne dansons pas comme tout le monde ?

Vous me demanderez : « Quel rapport entre tout cela et notre recherche de Dieu ? » Cela prime tout, absolument ! Car Dieu nous a confié cette planète non pas pour la détruire, mais pour en faire un lieu dans lequel le divin puisse rayonner à travers chacun de nous.

Si vous commencez à craindre que je ne vous fasse une prédication apocalyptique, que je vous prédise toutes les catastrophes et même la des­truction finale, vous n’y êtes pas du tout. Il y a de l’espoir pour demain, il y a de la joie dans l’avenir. Mais cela, il faut le réaliser; le réaliser nous-mêmes, car tout seul cela ne se fera pas. Et pour le faire il faut d’abord se rendre compte de la réalité.

Qu’est-ce que la réalité ? Que sont les faits ?

Descartes a commencé à introduire la pensée rationnelle. Il vécut à la fin d’une époque où les gens agissaient beaucoup d’après les sentiments et l’in­tuition, et au début d’une époque où la connaissance concrète augmentait; de sorte que ces deux tendances ne pouvaient plus coexister. Pensez à Galilée! Dans les divers conflits d’avant et d’arrière-garde, conséquences inévitables des grands changements, les points de vue se sont durcis. Descartes acceptait encore l’existence de Dieu, mais le durcissement continua petit à petit, jusqu’à ce que seuls les faits concrets, prouvés et expérimentés fussent acceptés par les sciences. L’homme est même devenu si aveugle qu’il a introduit la notion de sciences neutres : c’est-à-dire que les valeurs humaines ne doivent aucunement influencer les observations scientifiques.

Récemment, toutefois, on a découvert que l’observateur, par son caractère propre, sa mentalité, son comportement, influence inconsciemment ce qu’il observe donc il le change. Ceci n’est pas encore reconnu par tout le monde, même pas dans le monde scientifique. Le gros de l’humanité continue tranquillement à confondre les faits avec la réalité.

Et voici la cause pour laquelle actuellement aucune mesure politique ou sociale ou en quelque domaine que ce soit ne parait atteindre son but : on se base sur les faits, non pas sur la réalité. Nous, les Soufis, tout comme les autres, nous voyons surtout les faits. Inayat Khan est un fait. La réalité, toutefois, est qu’il y a eu un canal qui a laissé passer un rayonnement du Divin d’une exceptionnelle clarté, afin que nous puissions tacher de nous développer grâceà ce rayonnement, jusqu’à ce qu’un peu de cette lumière divine passe à travers nous. Nous devons donc nous concentrer sur ce Message divin et non pas sur le canal. Murshid Inayat Khan lui-même a bien souvent mis l’accent sur ce point.

Ce Message est quelque chose de vivant accordé à la réalité d’aujourd’hui. Murshid Inayat Khan l’énonça avec des paroles et des concepts d’il y a un millier d’années : c’est à dire dans les années 1916 – 1926.

Si vous pensez maintenant que l’auteur de cet article ne sait pas calculer, vous vous trompez. Examinons un petit morceau de réalité : le temps. Nous pensons en heures, minutes, secondes, et nous appelons cela le temps. Ceci est un fait – mais c’est loin de la réalité. Le temps est une dimension, une concrétisation terrestre, rien d’autre que la mesure de la distance entre des événements. Les hommes ont cherché une mesure pour exprimer cette distance et ils se sont basés sur le tour que fait le soleil autour de la Terre, et ils l’ont découpé en 24 morceaux. Il s’agit encore de faits. La réalité est qu’ils se sont basés sur la vitesse de rotation de la terre, mais cela on l’ignorait encore en ce temps. Vous voyez que les faits étaient exacts, mais on ignorait la réalité.

Lorsque vous dormez il n’y a pas d’événements – sauf peut-être si vous ronflez, dont vous ne vous apercevez pas vous-mêmes. Peut-être appelez?vous vos rêves des événements, mais alors ce sont des événements d’une autre dimension ; car il a été prouvé qu’en quelques secondes vous pouvez rêver des événements, des voyages s’étalant sur des semaines et des mois.

Si nous restons dans la vie concrète et terrestre, nous voyons que les critères pour mesurer le temps sont multiples. Par exemple, le chasseur savait qu’avec une certaine vitesse il pouvait atteindre sa proie dans telle distance. Le gibier savait avec quelle vitesse il pouvait espérer s’échapper. Sans calcul de minutes et de secondes, ceci était pourtant aussi une façon de mesurer le temps.

Lorsque Murshid Inayat Khan parla, il parla selon les concepts de son temps. Après la deuxième guerre mondiale il y a eu plus de découvertes scientifiques et il y a eu plus de changements qu’auparavant en un millier d’années. C’est pourquoi j’ai dit que Murshid Inayat Khan parla dans un lointain passé, que j’ai indiqué comme il y a mille années. Il parla avec des paroles d’alors, mais avec un contenu d’aujourd’hui, d’hier et de demain. Le Divin parla à travers lui. C’est pourquoi nous devons appliquer ses paroles dans la réalité du présent. Sa vision qui nous a appris à regarder, doit nous amener à VOIR, et ce VOIR doit devenir une compréhension profonde.

Cette compréhension créera d’elle-même une réalité nouvelle. Le monde aura un autre air. L’homme de demain sera différent. Il saura penser, sentir et agir différemment : mieux et plus en harmonie. L’homme de demain aura vaincu sa dualité entre ce qu’il est extérieure­ment et ce qu’il est intérieurement, entre matière et esprit. Son corps – pris dans le sens le plus large – ne le forcera plus à aller d’un côté, tandis que son esprit tend vers le côté opposé. Il unira les deux dans une symbiose du corps et de l’esprit. Ceci sera la base vers une étape suivante, car là ne peut être le but final.

Le but final ne peut être que la réunion, aussi bien au figuratif qu’au sens littéral, avec la Source de toute existence.

Avant de terminer je voudrais encore dire que la vie est comme une course de relais, où chaque coureur transmet le bâton au suivant qui commence la course à son tour. Dans ce monde il y en a qui doivent encore commencer leur course ou qui y débutent. Il y en a aussi qui ont déjà passé leur bâton, ou qui sont prêts pour le transmettre. Ils ont couru leur étape et n’ont plus qu’à regarder le départ du coureur suivant. Si leur propre voix intérieure le leur confirme, ce n’est pas leur tache de se préoccuper de l’étape suivante. Ils nous ont passé le bâton et ils ont couru les étapes précédentes, de sorte que nous pouvons commencer la nôtre. Nous leur devons une grande reconnaissance.

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Le monde évolue de l’imperfection vers la perfection; il a besoin d’amour et de sympathie.

Une grande tendresse et vigilance sont requises de chacun de nous.

Hazrat Inayat Khan