Michel Bulteau
Le tarot alchimique

Comment à partir d’un jeu de cartes peut-on arriver à l’âme philosophale ? Certainement parce que l’avenir et le symbolisme du Grand Œuvre se retrouvent sur la même pierre, comme dans la parole du Zohar : « Aux temps futurs, chacun pourra voir l’âme de l’Écri­ture. » Chacun revêtira ici la pèlerine du Mage, s’appuiera sur son bâton et tiendra sa lanterne. Ainsi passera-t-on de la terre noire à la lumière solaire. Le Tarot, en effet, véhicule quelques secrets de l’Art chymique.

(Revue Question De. No 51. Janvier-Février-Mars 1983)

Comment à partir d’un jeu de cartes peut-on arriver à l’âme philosophale ? Certainement parce que l’avenir et le symbolisme du Grand Œuvre se retrouvent sur la même pierre, comme dans la parole du Zohar : « Aux temps futurs, chacun pourra voir l’âme de l’Écri­ture. » Chacun revêtira ici la pèlerine du Mage, s’appuiera sur son bâton et tiendra sa lanterne. Ainsi passera-t-on de la terre noire à la lumière solaire. Le Tarot, en effet, véhicule quelques secrets de l’Art chymique.

« L’Alchimie est la science immuable qui travaille sur les corps à l’aide de la théorie et de l’expérience, et qui, par une conjonction naturelle, les transforme en une espèce supérieure plus précieuse » disait Hermès. Corps métalliques et corps humains. Je ne sais si vraiment le Tarot était un jeu de taverne (« gino­chi da taverne » selon l’expression de Tommaso Garzoni), en tous cas, ses clefs cachées indiquent le chemin de la perfection. L’épopée du Tarot prend-elle sa source dans le Verbe Égyptien ? Dans ses arcanes sont venus se nicher d’autres mystères, comme l’Acier dans le ventre du dra­gon igné, tant il est vrai que les « fleurs de sapience » poussent dans le terreau.

L’ILLUSION GÉRANTE DU MONDE

Thot, Hermès… Le Tarot est une plante qui pousse aux portes du Royaume. Les lames de ce « jeu » où se retrouvent l’Étoile Polaire et le Mouvement du Monde, nous sont parvenus grâce aux Ymagiers du Moyen Age. J’ai déjà dénoncé les caprices de l’imagination : les rambardes de la Tradition sont là pour retenir l’esprit qui se laisserait fasciner par les tourbillons de fausse science. Le chemin de la perfection se révèle assez vite de bons conseils : il montrera le bonheur possible ou comment « éviter le malheur que tout homme sage doit redouter » (Nicolas Salmon). Mais le Ciel veille. « Souvenez-vous, enfant de la Science, que la connaissance de notre magistère vient plutôt de l’inspiration du Ciel que de lumières que nous pouvons acquérir par nous-mêmes », écrit Limo­jon de Saint-Didier. Cet Art Sacré que les Croisés et les Templiers ont porté en triomphe trouve pour ses fleurs chymiques son plus beau jardin du XIVe au XVIe siècle.

La sagesse des hermétistes est une forme de recueille­ment. L’alchimie n’étant pas seulement un code secret recouvrant une recherche matérielle, mais bien « la conquête de la lumière divine », nous comprenons que le livre muet du Tarot ait pu accueillir son symbolisme invariable aux côtés des observations de la cabale et des augures de l’astrologie.

La symbolique de l’Art Chymique est un rayonnement tombant du Jardin d’Éden. Le démon n’y a pas mis ses mauvais desseins. Elle est la glorification de l’Esprit Saint. À l’Adepte de s’accomplir grâce à ce pèlerinage bordé d’images (les ornements de la Sainte Messe) et d’écrits « vérifiés par la raison et par l’expérience : auquels il ne faut pas deroguer la foy » précise Michel de Sendivoge. Les imagiers ont semé les grains d’or de cet ouvrage à la fois « terrestre et céleste » dans l’Unité du Tarot. À nous de recevoir le Saint Esprit.

Ne peut-on, comme le font certains auteurs, établir une correspondance entre les paroles évangéliques et les étapes de l’Œuvre ? Ainsi, par exemple, la sublimation que recouvrirait la carte de la Justice se rapporterait à l’enseignement que prodigua Notre Seigneur dans le temple, et la multiplication – carte de la Tempérance – serait reliée à la pêche miraculeuse.

L’Alchimie délivre de l’illusion pesante du monde. Ainsi l’Adepte libère la matière : « C’est-à-dire eslargis moy de ma prison, et si une fois tu m’en peux faire sortir, je te rendray maistre de la forteresse où je suis. » (Nicolas Valois). Il fallait le support imagé du Tarot pour accueil­lir « les belles vérités » du Grand Œuvre des Sages, comme l’écrit le dominicain Albert Belin. Naturellement, « toutes ces merveilles qui ont charmé le cœur des Sages, ont irrité l’esprit des ignorants ». L’incrédulité des hommes, si elle évite à beaucoup le chemin escarpé de la Connaissance, les prive de la beauté et de la vérité, les faisant mariner dans un bain gris et malsain. C’est un grand péché que de négliger la grâce de Dieu ! Aucun labyrinthe n’est assez compliqué pour que puisse s’égarer le digne et pur servant de Notre-Dame Alchimie : « il ne sert de rien aux Philosophes de vouloir cacher la Science dans leurs Écrits, lorsque la doctrine du Saint-Esprit opère ».

Il ne faut pas suivre la voie désordonnée de « ceux de Babel, qui croient posséder la pierre et qui ne conservent qu’un moellon où gisent le venin et la mort ». La vertu est absente. Malheur à qui ne peut concevoir la réunion du céleste et du terrestre. « Il convient donc au sage chercheur de considérer tout de suite l’humanité du Christ, depuis sa manifestation au corps de la Vierge Marie, jusqu’à sa résurrection et ascension » écrit Jacob Boehme. Le chercheur sera réconforté lorsqu’il décou­vrira que « le Paradis est encore de ce monde » et chan­gera « la malédiction de la terre en bénédiction ».

Nous allons examiner cinq des lames emblématiques, guidé par l’Étoile hermétique, et « n’être pas affecté, parce que des choses contradictoires, quelquefois, se pré­sentent ». (Alexandre Sethon).

LE BATELEUR

Le Bateleur est le Mage, indiquant de la main droite le monde terrestre, et de la main gauche le monde céleste. Ce geste est celui de la séparation : « Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l’épais, doucement, avec grande industrie. Il monte de la terre et descend du ciel, et reçoit la force des choses supérieures et des choses infé­rieures. » (Hermès, la Table d’Émeraude).

Le Bateleur est l’affirmation de l’Unité de la Matière : « Toutes choses viennent d’une même semence, elles ont toutes été à l’origine enfantées par la même mère. » (Basile Valentin, Char de Triomphe de l’Antimoine).

Mais ce personnage, coiffé de l’infini, est un illusionniste et ne révèle au profane que la lettre et non l’esprit. Ainsi, d’entrée, se manifeste Celui qui a résolu le prodigieux mystère. Prodige que ce bâton qu’il tient entre ses doigts et qui devant Pharaon est devenu serpent. Voilà le pre­mier don du Ciel, Maga, la Révélation.

Sa table est autel et pierre. L’autel sur lequel, lors du sacrifice de la Messe, descend Notre Seigneur Jésus?Christ. « Offertoire – La pierre, que les bâtisseurs écartèrent, est devenue la pierre angulaire. Ceci fut accompli par le Seigneur, et ceci est admirable à nos yeux » écrit Nicolas Melchior. Notre Seigneur qui fut la pierre philo­sophale que vinrent adorer les Rois Mages. « Petra erat Christus » (Saint Paul). Cette pierre magique dont Jean de Lasnioro vante les prodiges : « Je vous le dis en vérité, si un homme à demi-mort pouvait contempler la beauté et la bonté de notre Pierre, toute espèce d’infirmité s’écar­terait de lui ; fut-il même à l’agonie il ressusciterait. »

Les trois piliers qui soutiennent la table sont les trois Principes : Soufre, Mercure et Sel. Devant le Bateleur sont disposés les trois éléments ; il tient en main le qua­trième. Il est le chevalier du Grand Œuvre : le Bâton devient sceptre, le Denier est son bouclier, et l’Épée, après l’avoir conquise, garde la Coupe d’immortalité. Le Bateleur est un homme de foi : le purificateur aux yeux de lumière. Il est l’Alchimiste. Sagesse et patience l’accompagnent comme deux étoiles. Il sait que l’esprit gouverne le monde et que la lumière tombe de l’Œil de Dieu.

L’IMPÉRATRICE

L’Impératrice est la Reine du Ciel et de la Terre. C’est une souveraine de Science, comme en témoigne la fleur de lys à son côté gauche. Fleur que Notre Seigneur offrit à Clovis après le baptême, par l’intermédiaire d’un ana­chorète. Souvenons-nous que « La Fleur de Lys » était la maison que Nicolas Flamel fit élever « sur une place vuide qu’il avoit acheté ». Le lys symbolise la pureté, 1‘Œuvre réalisée. Il est la fleur mariale. L’Impératrice est l’Immaculée, la Sainte Vierge, « la Souveraine des forces qui constituent l’Univers ».

Cette lame est à rapprocher du médaillon de Dame Alchi­mie sis au grand portail de Notre-Dame de Paris. Le livre ouvert qu’elle présente – la matière pénétrée par l’Esprit – fait songer au livre ouvert de l’Annonciation. L’Impératrice protège l’aigle : elle a fixé le Mercure. Le sceptre qu’elle tient de la main gauche est surmonté par le globe du monde dans lequel se trouve « l’Unité des trois divines Personnes » selon Anne-Catherine Emmerick. La main gauche est celle de la Sagesse et contient des trésors, et la main droite assure « des longs jours de vie saine ». Selon Salomon, allégresse et joie accompagnent la Sagesse.

L’Excellence pose le pied sur un croissant de lune aux pointes tournées vers le bas. Elle protège et élève ses fils comme la Vierge dont le cœur « n’est qu’amour et miséricorde » et « si tendre que nous que ceux de toutes les mères réunies ne sont qu’un morceau de glace auprès du sien » comme l’écrivait le Saint Curé d’Ars.

« La Sainte Vierge était la fleur parfaitement pure de la race humaine, éclose dans la plénitude des temps », note l’Abbé de Cazalès d’après les méditations d’Anne-Catherine Emmerick, et ajoute plus loin : « Elle était le seul or pur de la terre ».

LA ROUE DE FORTUNE

Voilà la roue du Monde. La Rota fatalis. Elle réunit l’eau et le feu. Ses rayons, pour paraphraser Pontanus, « ne brûlent point la matière, ne séparent rien de la matière, ne divisent ni n’écartent les parties pures des impures » et ne répondent à aucune question.

Le Mercure semble régner sur cet esquif harmonieux : à la base veillent parfois la lune double et les serpents entrecroisés, au sommet le sphinx ailé rêve, mais le capitaine du navire est le Soufre. Il grimpe à la roue « ce soufre spirituel métallique » qui « est vraiment le premier moteur qui fait rouler la roue et tourner l’essieu en cercle ». (Eyrénée Philalèthe). C’est le Feu de Roue. De Nuysement écrit :

« D’aller par ce chemin, non ailleurs, je t’avoue,
Remarque seulement les traces de ma roue.
Et pour donner partout une chaleur égale,
Trop tost vers terre et ciel ne monte ny dévalle »

Ne point trop chauffer sous peine de s’attirer le courroux du Ciel :

« Car en montant trop haut le ciel tu brusleras,
En dévallant trop bas la terre destruiras.
Mais si par le milieu ta carrière demeure,
La course est plus unie et la voye plus seure »

Cette « conversion des éléments philosophiques » est à rapprocher des rondes frénétiques autour des feux de la Saint-Jean. Rondes qui étaient des hommages à l’Arbre du Monde, l’axe de vie, donc à la Divinité. Et toujours le feu a été proche de l’Arbre de Vie : « L’Arbre de Vie était la source et le centre de toute la nature. Le feu, purifiant les hétérogènes, montre fort bien le Purgatoire. Et le feu, lors du Jugement, purifiant les excréments de la nature, par la calcination universelle, le feu mesme de l’Enfer. Et la pureté de notre pierre se rapporte à notre immortalité » précise le Chevalier Inconnu dans son traité. Là encore, il s’agit bien de diriger la roue et de faire « en cercle tourner l’essieu » selon l’expression de Phila­lèthe.

LE PENDU

Cet arcane ne constitue-t-il pas le fléau de la balance des Sages dont les deux plateaux seraient le Bateleur et le Fou ? Le torse du Pendu et ses bras formant un triangle, composent, avec sa jambe droite repliée derrière la gauche, le hiéroglyphe du Soufre. Le Pendu « n’est pas le dernier entre les trois Principes, puisqu’il est une partie du métal, et même la principale partie de la Pierre des Philosophes » (Le Cosmopolite). Il est encore le pri­sonnier que nous retrouvons dans le dialogue entre la Voix et l’Alchymiste in « Nouvelle Lumière Chymique ». Le châtiment du Pendu trouve sa solution dans un jeu de miroir. En effet, ce Soufre, gardé par Saturne et que les Sages délivreront, possède en son royaume un miroir de Sapience.

Le Pendu est un magicien : « il sait améliorer les métaux, corriger les minières ; il donne l’entendement aux ani­maux ; il sait produire toutes sortes de fleurs aux herbes et aux arbres ; il domine sur toutes ces choses. » Ainsi sa tête se retrouve-t-elle dans les cimes des arbres aux troncs ébranchés. À propos des douze branches coupées, ne peut-on évoquer les douze fondements de la Cité en or fin de l’Apocalypse ? Le Pendu est un insaisissable : « c’est lui qui corrompt l’air, puis après le purifie ; c’est l’auteur de toutes les odeurs du monde et le peintre de toutes les couleurs. » Il est aussi le semeur : les graines qui tombent de ses poches ensemencent les métaux. Il est la contre-pousse, le prisonnier paisible qui attend son règne.

LE MONDE

Une femme dénudée — la Vérité — qu’une étoffe voile pudiquement, tient deux baguettes magiques dans la main gauche. Elle semble aérienne, entourée d’une cou­ronne de feuilles. Autour de la guirlande rayonnent les quatre animaux d’Ézéchiel, symboles des quatre évangé­listes.

L’aigle oiseau de lumière est « la partie volatile de leur matière » : c’est le Mercure. Il « s’envole et se résout en air » (Le Cosmopolite) et, comme dans l’évangile selon Saint Jean, les ténèbres ne l’arrêteront pas.

Le Mercure a « une nature qui domine le Tout » (Geber). « Lorsque les mages parlent de leurs Aigles, ils en parlent au pluriel, et ils en comptent entre trois et dix », précise Eyrénée Philalèthe dans « L’entrée ouverte au palais fermé du Roi ». Lorsque l’hermaphrodite chimique est purifié, il y a place pour la sublimation « afin de le mettre au jour dans sa nudité qui manifeste sa beauté » écrit Kerdanek de Pornic dans « Le livre des XII feuillettes hermétiques ». « Ainsi chaque sublimation du Mercure philosophique correspond à une aigle », ajoute Philalèthe.

Le jeune homme avec des ailes, qui s’élance amplifie l’idée de sublimation. Le taureau, gardien du labyrinthe, est remplacé parfois par un cheval.

Le lion figure le Soufre. « Les Philosophes lui ont attri­bué le premier degré d’honneur. » Ainsi le roi des animaux est-il le plus noble des Principes. Son rugissement indique assez qu’il désire quitter le corps des métaux qui le retiennent avec tyrannie. Curieuse précision : « Le vent est sa viande ; lorsqu’il est libre, il mange du vent cuit ; et lorsqu’il est en prison, il est contraint d’en manger du cru. » (Le Cosmopolite.)

Les quatre éléments sont ici présents : l’air (l’aigle), l’eau (le jeune homme ailé), la terre (le cheval), et le feu (le lion).

La guirlande et la femme dessinent le symbole du nitre. Ce « nitre aérien » dont Copponay de Grimaldi suggère qu’il est « la magnésie des Philosophes, et l’argent dont ils composent leur dissolvant, ou mercure philosophique, qui ouvre le mixte jusque dans son centre, pour avoir ce feu pur qui est l’âme, et le principe de vie, et des actions de toutes choses, qui est en quelque façon la clef qui ouvre les portes secrètes pour décomposer le mixte, et le réduire en son premier principe. »

Cette magicienne est portée par le vent de la connais­sance, comme le montre son voile gonflé. « Les Douze Portes d’Alchimie », selon l’expression de George Ripley, ont été franchies.