Le théâtre et le sacré entretien avec Wolfram Mehring

Si l’on veut accéder à une vie sacrée il nous faudra d’abord assumer celle qui nous emprisonne actuellement et la rendre consciente. Sinon nous risquons toujours de parler du sacré tout en conti­nuant à appartenir, sans le savoir, au profane. Tel qu’il se présente actuellement, le théâtre me paraît immobile, arrêté. Le foisonnement de formes différentes, cette agitation culturelle où chaque chose nouvelle vieillit aussitôt pour laisser place à la nouveauté du jour ne font que le confirmer. Le théâtre est soumis aux modes au lieu de traduire des changements de fond. On change sans cesse les meubles de place mais continue à habiter dans la même chambre. Au lieu de faire éclater les murs qui nous emprisonnent nous nous enfermons chaque jour davantage dans la sécurité d’une pensée utilitariste et pro­fane. Cette production théâtrale est en étroite relation avec la société qui la finance ; elle la sert consciemment ou inconsciemment. Elle veut influer sur le public, le convaincre ou simplement l’in­former. C’est un théâtre de la vulgarisa­tion, qu’elle soit politique, culturelle, esthétique ou métaphysique.

(Revue Question De. No 52. Avril-Mai-Juin 1983)

Pour une politique de l’authenticité

Wolfram Mehring, fondateur du théâtre de la Mandragore, comé­dien et metteur en scène inter­national, a publié aux Éditions Cesare Rancilio un remarquable ouvrage d’aphoris­mes sur le théâtre, le jeu, la vie, la mort : « Masques brûlés ». Nous lui avons demandé ses sentiments sur le sens du sacré dans le social et au théâtre.

Est-ce que le théâtre a une origine sacrée ?

C’est ce qu’on a l’habitude d’affirmer. Je pense qu’il y a des formes et expressions théâtrales qui ne sont pas nées dans le sacré. Du théâtre politique ou de critique sociale jusqu’au théâtre de distraction, l’éventail en est large. J’en ai eu la confir­mation en Asie et en Afrique, où nos détenteurs de la spiritualité ont cru trou­ver la preuve de l’origine d’un seul théâtre sacré. Partout j’ai rencontré des troupes qui se promenaient de fête en fête pour amuser un public sur tous les niveaux possibles.

Ces formes de spectacles très simples, qu’on trouve dans les fêtes, dans les mariages, n’étaient-elles pas, à l’origine, quelque chose de différent ?

C’est une hypothèse. Le fait est que par­mi la population très simple il y a des troupes qui présentent toutes sortes d’histoires plus ou moins artistiques, sans vouloir dire autre chose que ce qu’ils présentent au premier degré. Leurs spectacles sont autrement vrais et vivants que ces représentations très élaborées codées sclérosées et vidées d’es­prit des grandes traditions princières, cultivées et religieuses.

Mais les codes, les signes qu’on continue de voir, n’avaient-ils pas une signification liturgique à l’origine qui a été perdue ensuite ?

Mais évidemment ! Il me paraît absurde de penser que l’ennui qui se dégage de ces formes théâtrales vides ait existé à leur origine. Je ne nie pas l’origine sacrée d’un certain théâtre. Je m’insurge contre l’affirmation que tout théâtre est sacré au départ. Si l’on dit que chaque geste, chaque son prononcé était sacré à l’origine, que les mots et les mouvements de l’homme d’aujourd’hui qui ne représentent plus que ce qu’ils disent, qui ne font que véhiculer un contenu profane, étaient autre chose au début, nous sommes d’accord. Mais de là à dire que le théâtre est sacré… À ce moment-là, tout est sacré, comme toute manifestation de la vie est sacrée en soi.

À un certain moment de notre histoire les phénomènes n’avaient sans doute pas encore une identité autonome et fixe : chaque chose était le signe d’autre chose, signe de l’inexprimable, signe du sacré. Encore aujourd’hui c’est ainsi dans nom­bre de populations naturelles et simples, dites primitives. Le théâtre y garde une relation avec le sacré, avec l’invisible, avec des forces magiques.

Mais dans ces mêmes pays de l’Asie, de l’Afrique, j’ai également vu des troupes qui ne faisaient que pratiquer une cri­tique sociale très directe ou qui faisaient rire, qui amusaient… Souvent le sacré et le profane cohabitent aussi dans le même spectacle. Si vous affirmez que tout théâtre est sacré dès l’origine vous excluez le théâtre politique et comique qui sont en relation avec la vie profane et qui la corrigent.

Vous pensez que quand on dit « sacré » on exclut le comique ? Dans le Théâtre Médiéval le comique faisait partie inté­grante du spectacle rituel.

Le comique y jouait un rôle de contesta­tion. Souvent il corrige et peut être ainsi indirectement en relation avec le sacré. Les exemples sont nombreux : au Carna­val de l’Allemagne — qui aujourd’hui est devenu n’importe quoi — les croyants imitaient au Moyen Âge le prêtre en le transformant en un âne. Le rite religieux était célébré par cet âne et la commu­nauté chrétienne y participait. Parce que le geste rituel était vidé de son sens religieux on le rendait ridicule. On le profanait encore davantage et volontaire­ment. On détruisait le rite pour le retrou­ver à la racine, dans son essence. Mais il ne s’agit que d’une certaine forme de comique, chère aussi à Aristophane. Il y en a d’autres.

Mais parlons de la situation actuelle : Qu’est-ce qui existe actuellement dans le théâtre ?

Un esprit profane qui est l’image exacte de la société profane dans laquelle nous vivons. Le théâtre sacré survit en force dans cer­taines cultures primitives. Sa manifesta­tion me paraît suspecte dans des cultures évoluées mais atteintes par l’esprit moderne et occidental, au moins en ce qui concerne son intégration dans la société. L’exotisme d’un certain théâtre asiatique par exemple fait croire au public de l’Eu­rope que ce théâtre aux rites religieux anciens est encore vivant à notre époque. L’art gestuel de la plupart des danses sacrées par exemple ne relève aujour­d’hui que du formalisme, de l’esthétique et représente une sorte de musée du mouvement. Les cultures s’y accrochent ne voulant par perdre l’illusion d’une relation avec leurs propres sources authentiques, taries pourtant depuis longtemps. On conserve ces formes théâtrales comme ces temples qu’on rénove depuis des siècles mais dont ne reste souvent plus le moindre bout de bois de l’origine. Il en est de même avec l’esprit du sacré. C’est la lutte, la défense de l’homme contre le temps qui use, détruit et transforme. La peur de perdre est peut-être encore plus grande dans l’Asie millénaire que dans la plus courte histoire de l’Europe. De plus un théâtre sacré ne saura exister, vivre et se déve­lopper que dans la relation avec une communauté, un public qui le reçoit comme tel ; or cette communauté est quasiment réduite à néant — au moins
en Europe et dans la plupart des pays asiatiques qui ont pris le chemin de la civilisation occidentale. Ce qui reste des rites plein et authen­tique, d’un théâtre sacré de jadis est mis au rayon des curiosités historiques, dans lesquelles nombre de metteurs en scène de nos pays vont chercher l’inspiration pour habiller à neuf les vieilles idées d’un théâtre du culte.

La découverte de la réalité n’a d’autre but qu’elle-même.
Elle nous sert dans la mesure où nous n’avons pas
l’intention de nous en servir.

Faut-il encore savoir du culte de quoi. La notion du sacré a une signification toute différente pour un chrétien de l’Eu­rope, un animiste de d’Afrique, un Bouddhiste de l’Asie ou un Musulman du Proche-Orient. Pour un rationaliste mo­derne cependant elle ne revêt qu’un seul sens propre à toute religion : celui d’une dimension dépassant l’actuelle pensée pragmatique, celui d’un univers de tabous, inaccessible à la logique de la pensée profane, celui d’un univers qui a droit au respect et à la vénération de ceux qui y croient, car il reçoit sa valeur d’un « au-delà » de la pensée de l’homme. Les religions sont considérées comme des véhicules permettant d’atteindre cet univers. Dans cet objectif, les ressources de nos propres cultes ayant été épuisées on a recours plutôt aux pratiques reli­gieuses et spirituelles de cultures loin­taines, plus mystérieuses que le connu de chez soi. Ainsi on voyage de culte en culte, donnant à chaque Dieu aban­donné la faute de l’échec au lieu de la trouver dans sa propre incapacité de se prendre en charge, de se transcender.

Au théâtre nous trouvons ces voyageurs du mysticisme comme dans tous les autres domaines de l’art et de la vie spi­rituelle.

Si l’on veut accéder à une vie sacrée il nous faudra d’abord assumer celle qui nous emprisonne actuellement et la rendre consciente. Sinon nous risquons toujours de parler du sacré tout en conti­nuant à appartenir, sans le savoir, au profane.

Tel qu’il se présente actuellement, le théâtre me paraît immobile, arrêté. Le foisonnement de formes différentes, cette agitation culturelle où chaque chose nouvelle vieillit aussitôt pour laisser place à la nouveauté du jour ne font que le confirmer. Le théâtre est soumis aux modes au lieu de traduire des changements de fond. On change sans cesse les meubles de place mais continue à habiter dans la même chambre. Au lieu de faire éclater les murs qui nous emprisonnent nous nous enfermons chaque jour davantage dans la sécurité d’une pensée utilitariste et pro­fane. Cette production théâtrale est en étroite relation avec la société qui la finance ; elle la sert consciemment ou inconsciemment. Elle veut influer sur le public, le convaincre ou simplement l’in­former. C’est un théâtre de la vulgarisa­tion, qu’elle soit politique, culturelle, esthétique ou métaphysique.

On pourrait dire aussi d’une manière générale que ce théâtre, qu’il soit poli­tique ou culturel, est un théâtre de la foi ?

Je dirais plutôt : un théâtre des convic­tions acquises. C’est en général un théâtre qui parle et explique beaucoup. Il utilise des moyens — langues, corps, images — pour transmettre un contenu dont l’origine n’est plus mise en ques­tion. Sur une base aussi assurée, stable, immuable, il est facile de consacrer toute la créativité à des formes convaincantes, adroites et cosmétiques.

C’est un théâtre qui possède des moyens sûrs, des techniques professionnelles éla­borées dans les Centres d’apprentissage avertis ; mais les conservatoires, aussi rénovateurs qu’ils se manifestent, sont les institutions financées par nos sys­tèmes et doivent ales servir en tant que conservateurs de fond.

L’immobilité du théâtre politique qu’il soit contestateur ou non, d’un théâtre idéolo­gique et culturel, me paraît évidente : on ne saura convaincre que si l’on a acquis une opinion fixe : lorsque l’on est en transformation, lorsque l‘on change soi-même on n’est pas convaincant.

Moins évidente est à première vue l’im­mobilité de ce théâtre du subconscient ou métaphysique qui a envahi les scènes, promettant aux acteurs et spectateurs de les libérer du déterminisme, de les faire sortir de la prison d’une conscience arrêtée, matérialiste, de les remettre en fin de compte en relation avec eux-mêmes — et avec le sacré.

C’est effectivement — comme vous dites — un théâtre de la foi. Les pratiques spi­rituelles de toutes sortes — du Yoga aux arts martiaux — y foisonnent autant que les formes empruntées aux théâtres rituels les plus hermétiques et lointains. Nous vivons l’époque de l’éclectisme. L’ethnologie, l’anthropologie sont à l’ordre du jour et chacun s’en accapare des bribes. Extérieurement tout est à la por­tée de chacun — mais le message reste vain ; il n’est pas vécu.

Tout ce bric à brac spirituel, sacré, mys­tique, mythologique, ésotérique présente à mes oreilles des résonances peu authentiques. Signes et symboles sont appris en nombre impressionnant dans les livres au lieu d’être découvert par chacun, en lui-même. C’est encore un théâtre de la vulgarisation, parfois scien­tifique, souvent fumeux, mais aussi immobile que l’autre, parce que pas vécu. On se sert du sacré pour donner un message au lieu de s’y identifier. Dans le meilleur des cas c’est un hom­mage de notre temps profane à l’art sacré, à ses expressions, aux symboles qu’il a produit à une époque perdue ; mais en général on croit posséder l’esprit en collectionnant les formes dans lesquelles il s’est manifesté.

Est-ce que vous niez au théâtre un rôle d’éducation, d’enseignement ?

Pas du tout ! Mais dans ce cas qu’il ne prétende pas avoir une fonction autre que celle-là. Je lui conteste de s’appeler théâtre sacré parce qu’il s’exprime dans un langage extérieur appris chez Levi-Strauss, Eliade, C.G. Jung.

Le théâtre résolument politique, de quelque tendance qu’il soit me paraît plus honnête. Il ne veut pas paraître autrement qu’il est : il ne ment pas.

Pour résumer : les formes théâtrales ne font que refléter ce qui se passe dans la structure profane de notre époque. C’est le miroir de la vie actuelle. C’est un théâtre qui aide peut-être à prendre conscience de ce qui est, sur tous les plans — sil peut proposer des solutions aux problèmes à l’intérieur de notre struc­ture et répondre à des questions qui la concerne : il ne peut pas indiquer, communiquer un chemin qui dépasse cette structure tant que les hommes, consciem­ment ou inconsciemment esclave du profane (combien de prêtres qui ne font que parler du sacré appartiennent dans leur vie au profane !), tant que l’homme de théâtre ne se cherche pas lui-même au lieu d’appartenir aux systèmes qui le subventionnent aujourd’hui.

Le son commence au lointain, bien avant que nous le percevions
et le geste nous arrive de l’infini, nous rattrape, passe à travers
les fibres de notre être, disparaît au loin, rejoignant le passé.

Qu’est-ce qui pousse quelqu’un qui ne veut rien enseigner ni démontrer, mais qui veut chercher et se chercher, à faire du théâtre ?

Le théâtre est souvent associé à l’esprit du sacré. A juste titre : l’événement théâtral est une cérémonie, sort de l’ha­bituel. Son aspect collectif, le rôle mé­diateur de l’acteur par rapport à une communauté, son esprit incantatoire et exceptionnel le prédestine à remettre l’homme en relation avec des puissances divines, avec le subconscient, avec un monde magique ou sacré. Dans les socié­tés naturelles et non utilitaristes la fête théâtrale était une célébration. Dans des espaces sacrés on entrait sans difficultés en contact avec des univers qui étaient interdits tous les jours mais qui étaient virtuellement présents. Il suffisait de se réunir et de se concentrer dans un espace ou autour d’un lieu sacré (lieu naturel ou temple, église, Centres de toutes sortes), pour casser la barrière entre le conscient et l’inconscient, le visible et l’invisible, le profane et le sacré, pour créer la fête.

Ces lieux, ces espaces n’existent plus pour nous : le monde est désacralisé. Un arbre est un arbre, — du bois et rien de plus ; une source produit de l’eau et rien de plus ; une église, un temple est une salle vide et rien de plus.

Nous sommes nous-mêmes l’obstacle le plus important entre nous et le réel.

Ainsi pour l’acteur d’aujourd’hui le théâtre n’est plus un lieu sacré mais un centre culturel ; la scène n’est plus à priori l’espace d’une célébration mais le lieu d’une démonstration et lui-même est devenu l’expression profane d’un monde désacralisé.

Il lui reste une chance s’il désire échap­per à cet univers déterministe : il peut faire de la scène le lieu de sa propre provocation. Le monde autour de lui, l’es­pace, étant désacralisé il doit provoquer la vie en lui-même — et cette vie est sacrée. Et cette vie provoquée en lui transforme le lieu en espace sacré.

Il s’agit donc d’une évasion. ?

Si vous appelez évasion l’abandon de ce monde extérieur, matérialiste en faveur d’un monde intérieur, spirituel de mou­vement et de transformation constante, je le veux bien. Le fait est qu’il est im­possible aujourd’hui d’avoir accès à cet univers sacré si l’on ne quitte pas l’uni­vers systématisé de nos sociétés avec leurs pensées finalistes, si, au lieu de penser et d’agir pour des buts et des ré­sultats on n’apprend pas à vivre des sources de cette existence ; si, au lieu de chercher au théâtre le lieu ou on ajoute encore des costumes aux déguisements que la société nous impose jour après jour on ne réussit pas à enlever tous ces vêtements pour pouvoir se révéler dans sa nudité.

Pascal pensait encore qu’il suffisait de se mettre à genoux et de joindre ses mains pour apprendre à prier, à entrer en communication avec un au-delà, une divi­nité, le sacré. C’était sans doute encore possible à l’époque de Pascal. Je ne pense pas que l’on puisse par la simple répétition des signes, des formes, retrouver aujourd’hui l’esprit qui les a produit. Ces signes, ces formes ne sont pas seulement vidés par une habitude — comme souvent dans l’ancien temps, mais elles sont mortes parce que l’homme y a transformé le sacré : l’esprit matéria­liste est incapable de se transcender. Le point de départ est autre part : savoir quitter le profane.

Il n’y a donc pas de séparation possible : soit on vit dans le profane, soit on vit dans le sacré : on ne peut pas partager.

Je veux dire que par une simple décision et en utilisant des signes et des sym­boles nous ne saurons que « faire du sacré » tout en restant dans le profane. La capacité de se transcender et d’attein­dre un univers au-delà de cette vie maté­rialiste ne s’acquiert que par la décan­tation de notre être. C’est la PRÉSENCE de l’acteur qui met en relation avec le sacré. Or cette présence ne compte plus : le monde profane dans lequel nous vivons appartient tout entier à l’activité, à ‘l’agitation.

Mais la capacité d’être avant de faire ne se trouve pas du jour au lendemain. Elle ne s’apprend pas par cœur, pendant des répétitions ; elle s’acquiert bien avant l’événement théâtral dans le silence et dans la concentration. Elle concerne l’homme tout entier et non pas la réa­lisation d’une pièce, d’un thème particulier.

Et ce ne sont pas les faiseurs de théâtre, les réalisateurs et les metteurs en scène qui sauront retransformer la scène en un lieu sacré, mais seulement l’homme qui depuis toujours a été le centre du théâtre, le médiateur de la vie : l’acteur.