Giulia Archer
Le théâtre religieux au Moyen Âge

‘Le dernier des soucis de l’acteur médiéval est le réa­lisme : son vrai souci est la vérité du sentiment en deux sens : le sentiment des acteurs d’accomplir un acte important pour la vie de la communauté, un acte religieux et non pas artistique ou de distraction – le sentiment suscité chez les spectateurs-fidèles qui devaient par­ticiper aux événements représentés ; raison pour laquelle par exemple celui qui représentait le Christ sur la Croix devait vraiment souffrir, pour que le sentiment de la souffrance devienne présent aux esprits.

(Revue Question De. No 52. Avril-Mai-Juin 1983)

Giulia Archer poète et peintre vit en France depuis 1975

« Qui cherchez-vous dans le tombeau, ô servantes du Christ ? »

« Jésus de Nazareth, le crucifié »

« Il n’est pas Ici. Il est ressuscité, comme il l’avait prédit.

Allez et annoncez qu’il est ressuscité. »

Ainsi commence avec un court dialogue entre l’Ange et les Maries, l’Office dramatique de Pâques. Il suffit d’imaginer les trois frères qui « interprètent » le rôle des trois Maries esquisser un geste, suggérer l’attitude de chercher et le théâtre religieux d’Occidentest né.

« Lorsqu’on songea à élargir cette scène, à emprun­ter aux Évangiles la rencontre Ide Marie-Madeleine avec Jésus en jardinier et, par ailleurs, l’apparition de Jésus aux pèlerins d’Emmaüs, le cycle du drame de Pâques se trouvera constitué » (G. Cohen„ Eudes d’histoire du théâtre en France au Moyen Age et à la Renaissance, Gallimard, 1956).

Parallèlement à ce drame se développe celui de la Nativité.Le dialogue est pratiquement le même, au tombeau correspond la crèche, la mort la vie : le drameest le même : celui de l’incarnation, de la mort et de la résurrection du Christ.

Le Drame Liturgique est donc une célébration, un rite, un memento, de la présence du Tout puissant sur terre. La vie de l’homme médiéval, qui est avant tout un fidèle, est rythmée par les événements qui font l’objet de safoi ; tous les jours de l’an la liturgie est là pour le guider, le soutenir, le consoler… et la liturgie de la vie du Dieu sur terre devient la sienne : c’est par la foi en ce Dieu puissant, miséricordieux, créateur de toute chose, que l’homme peut être puissant, miséricordieux et créateur. Le problème de l’artiste qui « crée » pour s’exprimer ne se pose pas : l’art médiéval n’a pas d’auteur, car l’auteur est Dieu lui-même, l’homme son instrument.

Ce n’est que beaucoup plus tard, à travers un processus qui commence avec la Renaissance, que l’homme assumedirectement son rôle de libre créateur, que l’artiste invente l’œuvre d’art et domine la matière, que l’homme devient le centre de la vie et de la société.

Pour mieux percevoir l’aspect rituel et religieux du drame liturgique (et du Mystère ensuite) il est bon d’ob­server ce qu’au théâtre est au centre de l’attention du spectateur, l’élément insubstituable : LE CORPS.Le corps du rite médiéval (que ce soit celui du prêtre qui officie ou celui du prêtre qui joue le rôle de l’ange) est là pour glorifier Dieu.

LE CORPS-TEMPLE.

Le corps des « Triomphes » florentins de la Renaissance, des fêtes et cérémonies somptueuses de la Rome de Michel-Ange se glorifie lui-même : c’est l’homme qui est beau et puissant dans les fresques de la chapelle Sixtine. Mais revenons au corps-temple de l’homme médiéval. L’acteur (si on peut l’appeler ainsi) du Mystère est très proche du bâtisseur de cathédrales ou du constructeur de vitraux, ou du sculpteur de portails : il n’a pas de nom, il est avant tout un homme de foi qui travaille pour la gloire :de son Créateur. Ce qu’il fait de son corps à l’église, quand il devient le Christ, ou un soldat sous la croix, ou un saint, ou un ange, ou un berger, ou une Marie, n’a rien à voir avec le travail d’acteur. Il suit un code gestuel et vocal qui est donné par les Écritures très peu de variations sont permises quand on est près de l’autel !

Mais en réalité il n’a pas besoin d’inventer autre chose : il est là pour raconter, avec d’autres, le plus fidèlement possible, les faits de la vie du Christ ou des Saints tels que la révélation et la tradition les ont transmis. Le processus qui de ce théâtre-célébration porte au théâtre-spectacle tel qu’on le connaît à partir du XVIe siècle passe par un changement profond de société et surtout d’esprit qui amène l’homme à faire un choix définitif : celui de préserver et développer sa domination de la nature et du monde en renonçant à être dominé par Dieu. L’homme devient créateur, l’artisan devient artiste, le rite devient spectacle.

LA GRANDE ÉPOQUE DU THÉÂTRE OCCIDENTAL

Pendant plus de quatre siècle l’Occident a vécu la période probablement plus intéressante et profonde de son his­toire culturelle. On pense souvent au Moyen Age comme à l’âge obscur, triste, ténébreux : il n’en est rien (ce jugement est le produit d’une mentalité très « moderne », dogmatique et sectaire que l’homme médiéval ignore).

Le Mystère, joué devant ou à l’intérieur même des églises, a perdu la rigueur liturgique des premiers drames et accueille, en les amalgamant aux rites et aux écritures chrétiennes, les éléments rituels, spectaculaires, religieux de l’héritage « païen » (c’est-à-dire des religions pré-chrétiennes) archaïques, populaires avec un anti­conformisme que seulement un très fort sentiment reli­gieux pouvait supporter. Les éléments « profanes » qu’on trouve dans ces représentations qui durent des journées entières, ne le sont d’ailleurs pas dans le sens que nous donnons aujourd’hui au terme : il s’agit plutôt d’un ensemble de croyances populaires très anciennes et de codes du comportement quotidien qui donnent un goût très particulier aux moments comiques de la représen­tation.

On peut citer comme exemple la scène de la vente des huiles parfumées aux Maries qui vont chercher le Christ au tombeau : cette scène se prête à des jeux de charla­tanerie et de batelage, à des parodies de marchands, à des allusions à des personnages connus dans la ville ou le village qui n’ont apparemment rien à voir avec la scène, pathétique et mystérieuse, de la disparition du corps du Christ.

Mais ce mélange de rires et de larmes, de gestes rituels et de pantomime fait partie de l’esthétique médiévale. Une religiosité et une culture ouvertes et vigoureuses vivaient dans le sein d’une église qui était elle aussi (tout au moins jusqu’au XIIIe siècle) ouverte sur le monde. Sastructure était encore vivante et changeante, la structure de ses rites et de ses sacrements n’était pas encore figée, les dogmes n’avaient pas encore pris la place de la vraie foi. Cette église ancienne et ouverte ne parlait pas d’« Église » mais de « Chrétienneté » et la chrétienneté était une Europe sans frontières, sans nations, sans églises nationales.

La représentation théâtrale de cette période révèle une mentalité religieuse mais ouverte : le risque d’enfermer Dieu dans une théologie étroite, le risque de vouloir trop comprendre ce Dieu et d’en pendre la présence vivante est présent dans les esprits des hommes : ces hommes savent que le mystère peut être aimé mais non pas « compris » et ils vivent dans le sentiment, dans la certi­tude, que la foi est une histoire de vécu et non pas de définitions doctrinaires. Le spectacle que ces hommes organisent révèle ce sentiment : ils représentent le vécu du Christ, le vécu de leur foi dans le Christ et ils y mélangent toute leur vie, ses habitudes, ses excès, ses craintes, ses folies. Le renversement des pouvoirs qui a lieu pendant certaines fêtes (la Fête des Fous en France, par exemple) est possible car le vrai pouvoir, celui de Dieu, est inattaquable dans le cœur des hommes. Ce Dieu n’a pas peur du rire.

LE SPECTACLE COMMENCE :

Le dernier des soucis de l’acteur médiéval est le réa­lisme : son vrai souci est la vérité du sentiment en deux sens : le sentiment des acteurs d’accomplir un acte important pour la vie de la communauté, un acte religieux et non pas artistique ou de distraction – le sentiment suscité chez les spectateurs-fidèles qui devaient par­ticiper aux événements représentés ; raison pour laquelle par exemple celui qui représentait le Christ sur la Croix devait vraiment souffrir, pour que le sentiment de la souffrance devienne présent aux esprits.

Les têtes qui tombent, les tortures, la bouche de l’Enfer, les flammes, la fumée, l’ange qui descend du ciel… ce sont des supports à la violence du sentiment suscité (l’horreur, la crainte, l’émerveillement) car le sentiment est le biais de la foi, non pas la représentation réaliste. La tête qui tombe est une fausse tête, tout le monde le sait, mais l’instant d’émotion se renouvelle à chaque fois, et c’est ça l’important. La conviction avec laquelle l’acteur devient ange, Marie, Christ ou diable ne dépend pas tant de son interprétation du personnage, mais plutôt du sentiment qu’il a de son action. C’est ce sentiment qui passe dans le public et qui justifie tout anachro­nisme, toute fantaisie, toute dépense. Le temps et l’ar­gent consacré à la préparation de ces journées de repré­sentations était énorme et la participation de tout le monde en faisait un événement qui allait bien au-delà de l’expérience spectaculaire. Le théâtre, tout en étant spectacle, restait rite collectif : la Renaissance ne connaîtra plus ce sentiment de participation, le Seigneur de la ville sera le protagoniste de la fête et de plus en plus le spectateur sera relégué là son rôle passif.

Avec la constitution des cultures nationales, d’une église dogmatique, surgissent les frontières vers l’extérieur et vers l’intérieur, les oppositions spirituelles, les sépara­tions souvent violentes, les structures des états préser­vées et amplifiées jusqu’au XXe siècle.

La définition de « théâtre national » en dit beaucoup sur l’évolution culturelle de l’Europe. L’homme a lutté pour sa liberté d’imagination, pour sa liberté d’expres­sion, pour se libérer de la domination de Dieu et affirmer sa propre domination : reste à voir s’il trouvera la voie de l’imaginaire, s’il aura quelque chose à exprimer, s’il saura être dans le monde désacralisé qu’il s’est choisi.