Robert Linssen
Le troublant mystère des « présences spirituelles »

Depuis la plus haute antiquité, les poètes et les mystiques ont décrit des expériences au cours desquelles leur sont apparus de façon imprévue ou répétée la vision de personnages mythiques ou réels accompagnés d’un rayonnement d’une puissance exceptionnelle. Au cours de ces circonstances, ils confient avoir atteint des états d’éveil spirituel ou de communions extatiques qu’ils reconnaissaient ne pas avoir le pouvoir de réaliser uniquement par eux-mêmes.

(Revue Être Libre, Numéro 316, Octobre-Janvier 1988-1989)

Dans l’immensité de notre univers pluridimensionnel où tant de niveaux d’énergies physiques, psychiques et spirituelles interfèrent constamment sous des formes diverses, telles que « trains d’ondes magnétiques » ou mentales, de champs de mémoires ou de formes semblables aux champs morphogénétiques énoncés dans les hypothèses du professeur Rupert Sheldrake de l’Université de Cambridge, des événements étranges nous paraissant encore mystérieux peuvent se produire.

Des personnages de milieux scientifiques de réputation internationale en ont été les témoins et ont tenté de les étudier.

Certains auteurs leur ont donné des noms tels que « synchronicité » (C. G. Jung, W. Pauli etc.), d’autres les désignent par « coïncidences » (Kammerer) ou « présences de champs spirituels » ou « égrégore » (les occultistes ou parapsychologues).

Ces termes divers et les théories ou hypothèses sophistiquées qui les accompagnent ne suffisant pas à tout expliquer. De nombreux mystères subsistent. Les quelques commentaires qui suivent tentent d’exposer des événements liés à l’existence d’un « champ d’ondes spirituelles » ou d’un « égrégore », une très grande puissance psychique existant dans une grande partie de l’Orient et plus spécialement en Inde et les régions voisines. De tels « champs » ou « égrégore » existent également en Occident et font l’objet d’expériences de mystiques chrétiens.

Il est intéressant de noter que le penseur indien Krishnamurti, en général très méfiant ou même opposé à l’évocation de ces faits relate un incident de cet ordre qui lui est arrivé personnellement lors de ses entretiens avec Mme P. Jayakar (1). Il déclarait :

« En 1947-48, après avoir quitté Ojai, je vis ce visage extraordinaire. Je le voyais tous les jours, pendant le sommeil, pendant une promenade. Ce n’était pas une vision. C’était comme ce tableau, un fait actuel…». Nous nous en sommes aperçus à Ooty, déclare Mme Jayakar. Un changement complet s’est manifesté dans votre visage. Et vous disiez que le Bouddha était là. »

Depuis la plus haute antiquité, les poètes et les mystiques ont décrit des expériences au cours desquelles leur sont apparus de façon imprévue ou répétée la vision de personnages mythiques ou réels accompagnés d’un rayonnement d’une puissance exceptionnelle.

Au cours de ces circonstances, ils confient avoir atteint des états d’éveil spirituel ou de communions extatiques qu’ils reconnaissaient ne pas avoir le pouvoir de réaliser uniquement par eux-mêmes.

Inutile de dire que la plupart des psychanalystes, surtout parmi les freudiens s’empressent de classer tous ces faits parmi les phénomènes d’auto-suggestions, d’auto-projection, d’auto-hypnose résultant de compensation à des frustrations d’ordre divers. Ils ont peut-être raison dans certains cas, notamment lorsqu’il s’agit de sujets névrotiques.

Signalons cependant que beaucoup de psychanalystes freudiens considèrent en bloc la totalité des expériences mystiques ou religieuses comme de simples compensations à des frustrations d’ordre sexuel ou sentimental. Ce n’est pas toujours le cas. Des expériences dites religieuses ou mystiques d’une importance fondamentale peuvent se produire spontanément chez des êtres sexuellement ou sentimentalement comblés, n’ayant aucune raison, ni physiquement, ni psychologiquement, d’avoir recours à des compensations mystiques.

* * *

En ce qui me concerne, des faits réels et constants m’ont conduit paradoxalement à me considérer quelque peu comme un humble fils spirituel des antiques sagesses himalayennes, quoique d’éducation et de famille catholique. Je n’ai jamais cherché à me prévaloir de cette mémoire ou de cet héritage psychique obscur, qui, aux yeux des Maîtres de l’Eveil qui m’ont instruit n’est qu’un incident vulgaire appartenant à un passé mort, dénué de toute importance, d’autant plus que, selon certains, il est beaucoup plus collectif qu’individuel.

Et pour ceux dont la devise est fondamentalement « ici et maintenant » et être « présent au Présent », « neufs dans l’instant neuf », ces faits sont « secondaires et périphériques ».

Il est néanmoins curieux que c’est au moment où, en raison de mon âge, ma présente existence approche progressivement de sa fin, que des événements inattendus me rappellent des faits et des questions qui, tout en revêtant une importance secondaire, resteront longtemps mystérieux, comme ils l’ont toujours été depuis plus de soixante années, non seulement pour moi mais pour Krishnamurti et d’autres (2).

* * *

Je prenais récemment quelques jours de repos et de solitude, nécessaires dans ma retraite du Var, entouré des ravissantes falaises de couleur ocre-rouge de l’arrière-pays de l’Estérel. Le soleil printanier dont les premières ardeurs de l’été arrachaient au sol encore un peu humide une senteur exquise où se mêlaient le parfum des pins parasols, des petites fleurs bleues, des romarins, une odeur de thym et celle de mille petites fleurs dorées de buissons qui chantaient silencieusement leur extase printanière. Tout était calme mais la bénédiction du soleil était généreuse et ardente.

Je savourais d’autant plus la plénitude de l’instant que je sentais et voyais toutes ces choses y compris la terre rouge, transpénétrées par la lumière intérieure, la Vie et l’Amour du Grand Vivant universel.

Mon corps n’était qu’un membre du Grand Corps Cosmique. Ces instants bénis, improvisés et non recherchés, venaient à point, après avoir traversé plusieurs semaines de souffrances physiques et nerveuses atteignant parfois dans leur intensité les limites de ce qu’il me semblait qu’un être humain puisse supporter.

La soirée, je me reposais après avoir retourné la terre dure et desséchée par plusieurs jours de mistral. J’avais arrosé copieusement les quelques oliviers déjà durement touchés par les gelées exceptionnelles qui ont ravagé toute la Côte d’Azur. J’aime le travail de la terre et comme les primitifs je m’en enduirais volontiers le corps entier. Cela me repose des conférences, des écrits, des lectures, des journées entières passées sur les autoroutes parcourues par des gens agressifs et parfois prêts à tout.

J’étais étendu sur l’herbe, complètement relax, silencieux et serein mais intensément attentif, sans aucun effort personnel d’attention. Je n’attendais rien. Chaque seconde était une bénédiction. Je ne ressentais même plus la fatigue saine et nécessaire qu’apporte le travail de la terre. Tout était plénitude du Grand Vivant universel. Les étoiles d’une brillance exceptionnelle étaient comme ses milliers d’yeux veillant dans l’insondable infini. Seul le croassement constant des grenouilles auquel se mélangeait de temps à autre le son presque métallique des crapauds ou des reinettes se faisaient entendre et me rappelaient avec délice que le Grand Vivant était là, dans Sa grandeur, Son omniprésence et son omnipénétrabilité. Il m’invitait à laisser fondre en lui ce qui pouvait encore subsister de mon être.

Après un long silence, une question, vraisemblablement inutile, parvint à s’insinuer dans mon esprit. Comment expliquer ce qu’est la sagesse ? Il n’en fallut pas plus pour que se déchaînent dans mon cerveau les rengaines habituelles des réponses faciles de la mémoire, lues et relues, dites et redites.

La sagesse, selon le Zen, consiste en la vision de la Soi Nature. Selon le Ch’an, elle consiste dans l’obéissance à la Nature profonde des choses. Selon toutes les mystiques, elle réside dans le détachement, la non-identification au corps et le dépassement de l’ego. Selon les Taoïstes, elle réside dans l’attention pure du parfait miroir qui voit tout mais ne prend rien. Selon la Bhâkti Yoga et le Védanta, elle est l’état Amour suprême sans objet ni sujet. Selon Krishnamurti, elle réside dans la parfaite connaissance de soi et l’état d’observation sans pensée délivré des automatismes de la mémoire et de l’image de soi. Selon les chrétiens, elle est renoncement, acceptance et union au divin, etc.

Après ce bavardage trop mécanique du cerveau, une réponse surgit apparemment dans les profondeurs de mon être. Elle était aussi brève qu’impérieuse : « La Sagesse est vigilance et mesure ». Cette réponse était formulée d’une façon inhabituelle. Elle ressemblait à un ordre.

En ce qui me concerne, cette réponse était assez paradoxale parce qu’en dépit de mon intérêt profond et permanent pour les questions spirituelles, j’ai été, la plus grande partie de cette existence, un être bouillonnant d’énergie, enthousiaste, révolutionnaire, souvent démesuré, non-conformiste, parfois téméraire et profondément amoureux.

Et cependant, la réponse mystérieuse comportait quelque chose d’autoritaire ressemblant à un commandement. Mais cet avertissement était empreint d’une sérénité et d’une paix dont il m’est impossible de traduire le climat. Tout autour de moi et mon intériorité, elle-même semblaient inondés d’une étrange lumière.

* * *

Ma surprise étant passée, je me souvins d’une atmosphère un peu semblable et aussi mystérieuse ressentie il y a plus de cinquante années en rapport avec des questions que je me posais sur l’existence ou la non-existence actuelle d’un Maître indien du nom de Maîtreya, ainsi que celle du Bouddha de Compassion. Tous deux sont vénérés par de nombreux orientaux ainsi que par les théosophes.

On en retrouve des allusions inégales, parfois voilées et à d’autres endroits très précises dans les ouvrages que Mary Lutyens a consacré à Krishnamurti. C’est ainsi que nous l’avons signalé, dans l’ouvrage de Pupul Jayakar, que les déclarations de Krishnamurti sont les plus directes à ce propos.

En fait, comment pourrait-on commenter la signification du conseil ou de l’ordre impérieux : « la sagesse est vigilance et mesure ».

Nous commencerons par le commentaire le plus ardu.

1) Se considérer a priori comme membre du Corps universel et situer la place infime que nous occupons vis-à-vis de cette immensité d’un seul tenant est considéré comme une méditation adéquate. Pourtant c’est un acte de démesure. Pourquoi ? Parce que dans le grand renversement qui résulte de l’Eveil parfait nous ne pouvons pas nous considérer a priori dans quelque situation que ce soit. Seul le Grand Vivant est prioritaire et antérieur par rapport à nous. L’ego, l’observateur avec son image de lui-même ne sont pas prioritaires.

La mesure véritable se révèle dans la dissolution de la conscience de la pseudo-entité observatrice. Elle dissout la conscience séparée de l’ego observateur et dans le « Vide » apparent qui en résulte, ce qui est prioritaire et antérieur reprend la place fondamentale et naturelle qui est sienne.

Que reste-t-il ? Un corps évidemment. Mais il est libre des identifications mentales que lui suggèrent les perceptions sensorielles. Les mémoires sont là, inévitables et indispensables, mais elles ne portent plus ombrages à la clarté de l’instant Présent. Dans ce processus se révèlent la mesure de la Sagesse, la compassion et une énergie qui n’a pas de limite.

Dans le corps vidé de toute identification personnelle, l’intelligence organique trouve sa source d’inspiration que lui révèle le Grand Vivant antérieur et prioritaire. David Bohm et Renée Weber estiment que cette vision holistique est génératrice d’équilibre et de santé physique, psychique et spirituelle (3).

2) Le second commentaire est le plus simple. Il ne faut être ni savant ni érudit pour comprendre que « la sagesse est vigilance et mesure ». Les bouddhistes l’enseignent depuis des millénaires et le « bon sens » populaire s’en est fait parfois l’écho.

« La Voie du juste milieu » met en garde les effets négatifs des excès à tous les niveaux : excès alimentaires, abus des plaisirs, etc. Mais les conseils les plus simples comportent une foule d’ambiguïtés. Encore faut-il préciser que la simplicité des aspects concrets de la mesure qui viennent d’être évoqués n’est valable et révélatrice seulement après avoir compris et vécu profondément les exigences formulées dans le commentaire numéro 1 qui précède. C’est à ce niveau surtout que la plus haute vigilance est nécessaire.

On peut avoir le sens de la mesure et ne commettre aucun excès tout en étant dans un état d’endormissement spirituel complet. Sans la vigilance la mesure est inopérante.

* * *

Il est important de noter que le mot « mesure » peut être interprété de façon non seulement différente mais parfois opposée.

C’est le cas de l’enseignement de Krishnamurti. Lors de l’avant-dernière causerie donnée en Suisse à Saanen en 1985, Krishnamurti posait la question de savoir ce qu’était la méditation. Il déclara que le terme méditation est lié au mot ou à l’acte de mesure dans le sens d’évaluation, de comparaison, de calcul, de référence au passé. Dans ces contextes particuliers, la méditation véritable est l’état de silence mental, libéré des automatismes mémoriels de l’égo, de ses évaluations, de ses comparaisons, à tel point que Krishnamurti et les Eveillés authentiques considèrent que dans l’état de méditation véritable il n’y a plus de place pour la conscience d’un méditant ni pour les « mesures » effectuées par ce dernier.

Le mot « mesure » utilisé dans le contexte de nos commentaires est évidemment utilisé dans une toute autre acception: celle d’équilibre, de modération, de juste milieu, de pondération.

R. LINSSEN.

(1) P. Jayakar, « Krishnamurti », p. 408.
(2) Voir « Krishnamurti’s notebook» et les ouvrages de Mary Lutyens sur Krishnamurti.
(3) Voir « Paradigme holographique », Ed. du Jour, Montréal.