Le voyage nocturne du soleil

Dans l’Egypte ancienne, le voyage au royaume des ténèbres — le monde d’en-bas — le royaume des morts, n’était pas le voyage ultime, mais un voyage à travers un monde intermédiaire. C’était la nuit, qui prend place entre le coucher du soleil et son lever, la mort, entre mourir et renaître, un monde des «devenir» et des «possibles», dans lequel se produisait le mystérieux renouvellement de la vie.

(Revue Aurores. No 40. Février 1984)

AU commencement étaient les eaux. En ces eaux reposait le corps de Atum, l’Un, le Tout.

Les eaux n’étaient pour lui qu’un océan sans fond s’étendant à l’infini en toutes directions. C’est dans ces eaux qu’Atum était venu à l’être, — mais depuis un temps infini, il flottait passif dans son immensité, seul, détendu, silencieux.

Atum établit un espace au milieu des eaux, bulle minuscule au sein de l’océan sans fin, repoussant un instant la nuit qui ne finit pas, et l’abîme du sans-forme. Dans cet espace, Atum créa le monde tel que nous le connaissons, et là il émergea en se manifestant comme Re, le soleil.

Chaque jour, Re, énergie visible de la vie, parcourait son périple quotidien dans le ciel, périple qu’on appelait «Les millions d’années». Chaque jour un démon en forme de serpent attaquait la barque du soleil, essayant de le détourner et de le ramener dans les ténèbres d’où il sortait. Chaque jour le démon-serpent, repoussé, ses pattes tranchées, ses bras chargés de chaînes, perdait toute puissance devant Re, le Seigneur de l’Eternité et du Temps sans fin, celui qui s’est créé lui-même et dont l’effort de conscience et la lutte maintiennent chaque jour tout ce qui est.

LES DEUX MOITIÉS D’UN MEME CYCLE

A travers certaines analogies et certains mythes de la tradition égyptienne concernant le cycle de soleil, il apparaît que les Egyptiens avaient une notion assez juste de ce phénomène cosmique tel qu’on pouvait le voir.

Il apparaît aussi qu’ils possédaient une compréhension profonde des aspects secrets et cachés des cycles sans fin de la naissance et de la vie, de la mort, et à nouveau de la naissance, dans tout ce qui existe, dans tout ce que nous connaissons, en tout et partout.

La graine qui devient plante et meurt, tout en donnant une graine qui deviendra une plante à son tour; l’homme qui naît, vit, engendre une vie nouvelle et meurt; le soleil qui se lève puis sombre dans les ténèbres pour pouvoir se lever à nouveau… Tout cela participe d’un mouvement immense, qui ne connaît ni commencement, ni fin.

Lumière — obscurité, vie-mort, création-dissolution émergent l’une de l’autre. Elles sont nées l’une dans l’autre, et ne sont que les deux moitiés d’un même cycle dont une seule est visible pour l’homme, le monde du jour et de la vie.

L’Égypte ancienne était faite d’une étroite bande de vallée fertile, abruptement bordée par le désert et les montagnes. Chaque matin, le soleil nouvellement né s’élevait au-dessus des montagnes de l’Est, sortant de l’obscurité abyssale. On l’appelait Khephri, «celui qui devient». C’était le scarabée, symbole des transformations. A midi, alors qu’il s’élevait dans la pleine force d’une virilité adulte, il se transformait en Re. Le soir, il s’enfonçait dans le vieil âge, en tant que Tem. Néanmoins, tous trois étaient Re, le soleil.

Quand venait la nuit, le soleil disparaissait au-delà de l’horizon parmi les montagnes de l’Ouest, pour y poursuivre ses transformations au sein des ténèbres, hors de la portée des regards des hommes. L’homme ne voit que son propre horizon, c’est sa limite, — et lorsque le soleil disparaît au-delà, il n’échappe pas seulement à son regard de chair, mais à sa vision et à son pouvoir de comprendre. Le voyage du soleil dans les ténèbres et dans la mort, tout comme sa miraculeuse renaissance, est un voyage par-delà l’horizon humain. C’est un appel à tout homme qui recherche ce soleil qui serait capable d’illuminer l’obscurité de son monde intérieur et caché.

Dans l’Egypte ancienne, le voyage au royaume des ténèbres — le monde d’en-bas — le royaume des morts, n’était pas le voyage ultime, mais un voyage à travers un monde intermédiaire. C’était la nuit, qui prend place entre le coucher du soleil et son lever, la mort, entre mourir et renaître, un monde des «devenir» et des «possibles», dans lequel se produisait le mystérieux renouvellement de la vie.

Ce monde s’appelait le Duat, lieu et temps secrets et mystérieux dont la connaissance avait tant d’importance pour les anciens Egyptiens.

Dans beaucoup de sépultures royales du Nouveau Royaume, le voyage nocturne du soleil dans le Duat et l’illumination des ténèbres, sont décrits de façon minutieuse et claire dans les textes aussi bien que dans les peintures.

Et pourtant, l’essence de ces dessins et de ces textes nous échappe. La véritable signification de ce voyage dans le Duat nous demeure cachée, et c’est à l’aide de nos propres questions que nous pourrons comprendre tant soit peu le grand mystère qui s’opère dans ses profondeurs.

Dans la plupart des dessins qui le représentent, le Duat est divisé en douze parties (ou cavernes, ou royaumes, ou chambres) qui représentent les douze heures de la nuit. Le Duat est dans une obscurité totale, sauf celle des douze parties où se trouve le soleil au long de son voyage. Pendant l’heure qu’il y passe, Re apporte aux vivants, lumière, nourriture, air et connaissance. C’est dans le Duat que les étoiles attendent: elles commenceront à exister en reflétant sa lumière. Là, attendent les dieux et les âmes des morts qui l’accueillent avec joie lorsqu’il arrive, et se lamentent après son passage.

C’est un voyage dangereux qu’accomplit la barque du soleil car dans le Duat abondent aussi bien les ennemis de Re que ceux qui se réjouissent de sa venue. Mais Re, qui a été rejoint dans sa barque par l’intelligence, la magie et la volonté, est poussé sans relâche en avant par les dieux, les serpents et autres signes vivants de la puissance, et il détruit totalement tous ceux qui s’opposent au passage de la lumière, les condamnant à l’obscurité et à l’oubli éternels.

Le Duat est le corps vivant de Re. Re lui-même nous apprend que le Duat est formé des êtres qui sont ses noms, ses formes, ses images, les membres de son propre corps. Il les appelle à lui, leur demandant de lui ouvrir le chemin, et ils y répondent avec joie.

Le voyage du soleil dans les ténèbres est pour lui le lent déploiement de la connaissance essentielle des parties qui le composent. Qui connaît l’essence de toutes les parties de soi-même et voit l’unité de toutes choses, est le maître de tout.

Dans la tradition égyptienne, le soleil est représenté par un œil, c’est l’œil de Re. Quelle sorte d’œil est-ce donc, qui voyage à travers le Duat et est capable de voir là où ne règne que l’obscurité ? Qu’est-ce donc qu’un «œil de vision» qui, comme le soleil, est sa propre source de lumière et d’illumination ? Qu’est-ce que Re qui œil de vision, descend dans son propre corps, illuminant l’obscurité de son être propre et lui apportant la lumière nécessaire à sa renaissance ?

LA RENCONTRE DE RE ET D’OSIRIS

Le cycle du soleil ne peut pas se poursuivre de son propre mouvement; à un certain point, une nouvelle impulsion est nécessaire pour permettre sa remontée. Qu’est-ce qui permet sa renaissance dans le Duat ? D’où vient que le soleil, et toute la vie avec lui, se trouvent renouvelés ?

Il est un lieu dans le Duat où le cycle du soleil en rencontre un autre, celui de la lune qui, elle, règne sur l’obscurité. Au milieu de la nuit, au point le plus bas de la descente du soleil dans le Duat, et dans la chambre la plus sombre, ces deux cycles s’imbriquent et se nourrissent l’un l’autre; là se rencontrent Re et le dieu Osiris qui règne sur les morts.

Osiris personnifie le processus de la vie émergente, du potentiel de vie en attente dans les ténèbres. Il est pure forme, il est le Seigneur des formes, la momie indéterminée, le cocon qui attend l’énergie de Re pour se développer en lumière et en conscience. Il est la Lune, dernier descendant direct de Re, mais coupé de sa lumière et plein de l’ardent désir de retourner vers lui. Nombre de traditions connaissent un dieu analogue à Osiris, un dieu qui, après avoir été tué, renaît. Osiris fût un grand Roi, le premier Pharaon de l’Age d’or mythique de l’Égypte, en un temps où les dieux se manifestaient de façon visible sur la terre, poursuivant le processus de création qu’avait initié Atum-Re. Et c’est à travers Osiris que se répandaient dans le monde la lumière et l’énergie créatrice de son ancêtre Re.

L’unité Atum-Re se divisa pour la première fois lorsqu’elle se manifesta dans les deux jumeaux, Shu (l’air) et Tefnut (l’humidité). Ces jumeaux produisirent une seconde paire: Geb (la terre) et Nut (les cieux). Celle-ci à son tour produisit quatre enfants: Osiris, Isis, Set et Nephtys. Et cette nouvelle génération, entre ciel et terre, est déjà beaucoup plus proche que ne pouvaient l’être ses prédécesseurs, de la vie telle qu’elle apparaît à notre niveau; et c’est par elle que sont mises en action les forces qui s’exercent sur l’humanité et sur la nature.

Osiris était le premier né et l’héritier de la terre, son père. Il régna vingt-huit ans, et tant qu’il vécut, le Nil inonda ses rives y déposant le limon de vie. La loi et la royauté devinrent institutions; on enseigna les arts de la civilisation et de l’agriculture, tandis que la magie, aussi bien que l’art de guérir, étaient bénédiction pour la terre et pour l’humanité tout entière. Cet ordre idyllique fût détruit par Set, jaloux de son frère Osiris. Quand Set triomphe, le Nil se retire, la végétation se dessèche, le désert aride et stérile se rapproche, la terre et la loi sont en désarroi.

Ignorant tout de la force du mal, Osiris est dupé; il entre dans un cercueil magnifique que Set a construit à ses dimensions exactes. Et lorsqu’Osiris s’y est étendu, Set scelle rapidement le couvercle et jette le cercueil dans le Nil. Isis, femme et sœur d’Osiris part à la recherche du cercueil et le trouve. Mais alors Set, découvrant le cadavre d’Osiris, le découpe cette fois en quatorze morceaux qu’il éparpille à travers la terre d’Egypte. Démembré, dispersé, l’unité de son être détruite, Osiris est l’image évidente de l’humaine condition à son niveau le plus bas. Secrètement, Isis rassemble les membres éparpillés de son mari. Usant de sa magie divine, elle joint ensemble les différents morceaux, puis, enveloppant le corps dans une toile fine, elle le place dans l’obscurité et la sécurité du Duat. Osiris est dans le Duat. Il a été démembré, son unité détruite. Les différentes parties de son corps ont été recueillies et rassemblées, mais quelque chose manque, quelque chose susceptible de lui apporter la vie. Désemparé et seul dans les ténèbres, séparé de la lumière, il crie vers Re, la source de vie, implorant de voir son visage.

Par lui-même Osiris ne peut rien changer à son état. Il demeure inerte et complètement passif dans cette dangereuse pénombre, entre mort et vie. Il appartient au soleil, entrant dans le Duat, de venir à Osiris, d’illuminer ses ténèbres et de lui apporter la vie. Si Osiris aspire à retrouver la lumière, Re a un besoin tout aussi fort d’être réuni à son fils, exilé, seul et sans aide dans l’obscurité. C’est ainsi que dans l’heure la plus noire de la nuit, au point le plus bas de son cycle, le soleil vient reposer dans la chambre la plus sombre et la plus mystérieuse du monde d’en-bas, la chambre où gît le corps du dieu Osiris.

La vie renaît de cette rencontre dans le Duat. Illuminant le visage d’Osiris, la lumière du soleil le réveille et s’écoule à nouveau sur le monde à travers Osiris. Les rivières grossissent, les champs fleurissent, et la vie recommence à s’épanouir sur la terre sèche et stérile. Descendu dans les ténèbres pour redonner vie à l’homme et à la nature, le soleil à reconstitué l’unité de toutes choses.

Voyageant à travers la nuit, Re s’est transformé lui-même, recouvrant la jeunesse, et quand il atteint la onzième section du Duat, le scarabée, le maître des transformations, monte dans sa barque. Lorsqu’il franchit la douzième et dernière caverne, la porte s’ouvre sur les montagnes de l’Est, et le scarabée pousse une fois encore dans les eaux célestes la barque du soleil nouveau-né.

Et le cycle recommence.

Carol Ring et Martin Leev

Texte traduit d’un article paru dans la revue Parabola.