Swami Siddheswàrananda
Le  Yoga comme la cessation de la souffrance

Le plus vital de tous les problèmes humains est celui que nous propose la souffrance. Lorsque devant ce problème, brûlant au cœur de chacun de nous, la philosophie reste muette et, lorsque la religion se tait, la première apparaît alors comme pure coquetterie intellectuelle et la seconde perd son sens. En réalité, religion et philosophie sont nées pour essayer d’aider l’homme dans son effort pour se débarrasser de la souffrance.

(Revue Spiritualité. Numéro 19-20, Juin-Juillet 1946)

Connais cet état appelé Yoga
Qui est la fin du contact avec la douleur.
(La Bhagavad-Gita ch. 6-v. 23.)

Le plus vital de tous les problèmes humains est celui que nous propose la souffrance. Lorsque devant ce problème, brûlant au cœur de chacun de nous, la philosophie reste muette et, lorsque la religion se tait, la première apparaît alors comme pure coquetterie intellectuelle et la seconde perd son sens. En réalité, religion et philosophie sont nées pour essayer d’aider l’homme dans son effort pour se débarrasser de la souffrance.

Toute vraie philosophie tient compte de la totalité de l’expérience. Un besoin de synthèse naît devant les contradictions de la vie, contradictions dont les plus flagrantes sont celles de la vie et de la mort, de l’existence et du néant.

La Religion essaie de résoudre les conflits soulevés par la destinée de l’homme avec l’assurance d’un « au-delà » dans lequel le Souverain Bien se trouve dégagé des contradictions rendant douloureuse l’existence d’ici-bas.

Perspective philosophique et perspective religieuse se rejoignent au cours du développement de la pensée indienne. Tatvanirnaya est la recherche ou détermination de la Vérité, Tatvajnâna sa réalisation. Mata désigne le point de vue religieux. La parole des Upanishads : « Qu’est ceci, qui, étant connu, fait que tout le reste est connu », désigne cette Vérité. C’est elle qui constitue la note fondamentale de toutes les activités religieuses : la religion devant être d’accord avec la Vérité.

Le Yoga (Union) a pour but de réaliser cette harmonie. Lorsque cette union est réalisée, l’homme atteint un état d’où il ne retombe plus.

La vie actuelle ~ telle qu’elle est vécue par nous ~ ne nous satisfait pas; ce mécontentement prouve que la vérité rencontrée dans une satisfaction provisoire n’est pas cette Vérité Suprême dont l’atteinte constitue la fin de la destinée humaine.

De cette insatisfaction qui caractérise notre existence quotidienne naît la souffrance : nous allons, sans cesse changeant l’horizon de nos désirs et découvrant que la vérité cherchée que nous essayons de vivre n’apporte aucune solution au problème de la souffrance dans lequel nous sommes plongés.

La science du Yoga repose sur l’expérience. La qualité d’une conviction philosophique obtenue par un édifice d’idées et celle d’une foi religieuse porteuse de consolation, sont soumises dans l’expérience yogique, à un rigoureux contrôle.

Parmi les définitions que la Bhagavad-Gita donna du yoga, il en est une qui le définit comme la « cessation de la souffrance ». Au sixième chapitre, Sri Krishna en parle en ces termes: « Connais cet état appelé Yoga qui est la fin du contact avec la douleur. » (ch. 6 v. 23).

« Dukha » ou la souffrance naît lorsque l’équilibre dans lequel se trouvait la nature primordiale (prakriti) est rompu. Pour faire cesser cette souffrance, l’individu cherche alors un nouvel état d’équilibre, un nouveau moyen de réaliser l’harmonie avec la Totalité (sarva).

Aussi longtemps que les individus se distingueront de la Totalité aussi longtemps la souffrance régnera parmi nous.

Y a-t-il un moyen de réaliser cet équilibre sur le plan matériel? La matière, on le sait, n’est jamais au repos. L’on peut dire d’elle qu’il est aussi difficile de l’arrêter que d’essayer d’attraper de l’air avec des pincettes.

Cependant, au-delà de la portion matérielle de notre individu, l’expérience nous apprend qu’il se trouve un autre centre d’existence, conscient du mouvement incessant qui caractérise la matière mais permanent et inaffecté.

Telle est la Conscience qui joue le rôle de Témoin. Nulle étude psychologique ne parviendra à faire de ce Témoin un objet pour un sujet. Au delà de tout processus de pensée, celle-ci demeure comme l’éternel spectateur. A l’indivisibilité de son unité s’oppose la divisibilité de tout ce qu’elle contemple : chaque objet vu étant, en effet, composé. Or, chacune de ces compositions constitue une rupture dans l’équilibre de prakriti. Et rien de ce qui est composé ne saurait être de l’ordre de l’Ultime Réalité.

Celle-ci contemple en Témoin impassible l’éternel devenir qui constitue la nature s’exprimant sous forme matérielle. On appelle Atman ou Purusha cet éternel Témoin. L’objet qu’Il contemple : la matière, est, en elle-même un champ de forces en état de déséquilibre perpétuel. Telle la goutte d’eau, paisible en apparence qui, au microscope, devient un champ de lutte sans cesse renouvelé par des changements d’énergie.

Cette prakriti se présente sous deux formes : l’une grossière, l’autre subtile. La première constitue la nature extérieure, la seconde le monde mental avec ses modifications (manas). L’une et l’autre appartiennent à la même substance originelle, la dualité apparente n’est qu’illusoire. Esprit et corps font parties intégrantes de la même et singulière Unité que constitue prakriti.

La méconnaissance de cette Unité, telle est la cause de l’identification du Soi avec les modifications mentales, de l’origine de ce sentiment que nous avons, d’être des êtres particularisés. L’homme commence à penser : « C’est moi qui agis ». Alors que, comme le dit la Gita : « Ce sont les gunas (modes) de prakriti qui accomplissent les œuvres. Abusé par son égoïsme l’homme pense : « C’est moi l’auteur. » (ch. 3 v. 27). ~ Mais, « le Connaisseur de Vérité, centré dans le Soi doit penser : je ne fais rien moi-même. ~ Pourtant il voit, entend, touche, sent, mange, dort, respire, parle, laisse aller, retient, ouvre et ferme les yeux. Cependant il reste convaincu que ce sont là les sens se mouvant à travers le monde des objets ». (ch. 5 v. 8 et 9). L’homme privé de la vision de l’unité connaît alors toutes les misères. Le moi qui n’est qu’un fragment qui se croit détaché, s’approprie une jouissance qui résulte en réalité du contact des différentes parties de la nature. Et rien n’autorise en celle-ci la distinction en unités séparées !

Ces unités sont autant d’illusions. L’extinction de la souffrance doit donc provenir de la séparation entre la prakriti et le Purusha, de la cessation de cette identification entre le Purusha et les multiples formes de la matière.

Quel moyen donne la Gita pour produire cette séparation? D’abord comprendre comme il a été dit, que le Soi reste non affecté par les mouvements qui ont lieu au sein de prakriti. Ces mouvements sont le résultat des attractions et des répulsions (râga et dwesha) qui se jouent entre les sens et leurs objets, ces derniers excitant les sens qui s’efforcent alors de les envelopper pour en extraire le maximum de jouissance. La Gita nous dit : « Naturel est l’attachement des sens à leurs objets respectifs, et naturelle aussi leur aversion. Mais que personne ne tombe sous leur domination. » (ch. 3 v. 34). Les êtres, ordinairement privés de discriminations, ne connaissent même pas l’existence de cette identification trompeuse entre le Soi et les modifications naturelles. En prendre conscience constitue le premier pas dans la voie de l’extinction de la douleur. Avertis, nous devenons capables de préciser la cause de notre souffrance.

Lorsque celle-ci est à un degré inférieur nous ne nous doutons même pas de son existence. Nous sommes dans un état d’apathie dont il nous faut nous délivrer en amenant pour ainsi dire à la surface de la conscience les éléments qui sont les causes du déséquilibre.

Tel est le cas, par exemple, d’une maladie dont le malade est inconscient, ignorant de ce qui se passe en lui. Le rôle du docteur est d’amener au jour les causes du conflit interne et de les rendre ainsi susceptibles d’être traitées. Tout traitement est impossible tant que l’objet sur lequel on doit opérer ne peut être l’objet d’observation.

Une personne jouissant d’une santé parfaite ne sait même pas si elle possède un cœur ou un estomac.

Ce n’est que lorsqu’elle en souffre qu’elle se rend compte de la présence de ces organes.

De la même manière l’homme ignore qu’il possède et entretient un sens de l’ego. Mais dès qu’il s’en aperçoit, il connaît la manière dont ce sens agit. Or, savoir que notre ego joue un rôle dans nos joies comme dans nos souffrances, c’est être à mi-chemin de comprendre ce qu’il est.

Pour connaître l’existence du moi, nous devons nous efforcer de connaître pleinement tous ses processus. Mais comment cela pourrait-il se faire si nous n’arrivons pas à le saisir dans son intégralité?

Le moi ou aham-kâra constitue une infime partie de prakriti. Pour le saisir et l’amener à être c’est la Totalité de la nature que nous devons envisager : le panorama entier de l’existence.

Mais, dira-t-on, comment le moi qui n’est qu’une fraction du Tout peut-il arriver à concentrer en lui le Tout ?

Nous avons remarqué dans chacune de nos expériences sensibles la présence de deux facteurs : le spectateur et le spectacle. En tant que Conscience contemplative et Une, le spectateur enregistre non seulement ce qui se déroule dans le courant de pensée mais encore tout ce qui constitue le non-moi; il devient donc, au cours de cette expérience témoin de la Totalité de la vie qui lui apparaît alors comme une seule pulsation de la matière.

C’est ainsi que le Soi réalise en cette vision unique la plénitude de l’expérience. La souffrance venait de l’absence de cette plénitude. La Gita nous dit dans le 3e verset du 13e chapitre : « Connais-Moi, ô descendant de Bharata, comme le connaisseur du champ (c’est-à-dire le Purusha, le Spectateur éternel) dans tous les champs (c’est-à-dire dans tous les spectacles) c’est la connaissance du champ et de son Connaisseur qui est considérée par Moi comme la vraie sagesse. » Seule cette connaissance peut nous apporter la plénitude de l’expérience, et avec cette plénitude notre souffrance prend fin.

Car là seulement se réalise la rupture entre les deux facteurs de l’association desquels naissait la souffrance.

Lorsque le Soi retrouve comme champ de vision (kshetra) le spectacle entier du cosmos et non plus seulement le monde limité que le moi capture dans le champ rétréci de sa sensibilité il voit alors l’homogénéité et l’indivisibilité de tout ce qui est. Tout ce qui est, lui apparaît comme Un.

Ce qui jusqu’ici bifurquait devant son regard en champ et connaisseur du champ (kshetra et kshetrajna) lui apparaît maintenant, la dualité disparue, comme le Soi seul partout présent.

Voilà ce qu’exprime la Bhagavad-Gita lorsqu’elle dit : « Après bien des naissances l’homme de sagesse se réfugie en Moi ayant compris que tout cela est Vâsudèva (le Soi le plus intime). Très rare est cette âme. » (ch. 7 v. 19). Ou encore dans le chapitre 13 verset 13 : « Avec des mains et des pieds partout, des yeux, des têtes et des bouches partout, avec des oreilles dans tout l’univers, Cela existe imprégnant tout.

Pour réaliser cet état, le yoga propose deux méthodes : la première n’étant qu’une préparation à la seconde. D’abord provoquer la révélation de l’ego, l’amener à confirmer son être, puis faire de cet ego, ainsi stabilisé, un objet d’investigation. Dans la plupart des cas, en effet, le moi se trouve à un niveau inférieur d’évolution; il faut l’amener à se révéler puis le mettre en état d’alerte. En termes de philosophie sâmkhya le moi doit être extirpé de la fange de tamas (inertie) dans lequel il s’enlise, puis devenir actif. Mais dans ce mouvement d’évolution qui le fait passer de l’inertie au dynamisme (du tamas au rajas), l’égo doit suivre une ligne de vie commandée par des lois définies. La méconnaissance de ces lois entraînerait des erreurs et des désordres graves, qui, finalement conduiraient l’individu à des souffrances plus grandes encore. Voilà pourquoi chacun de nous doit s’efforcer de découvrir à l’aide de la discrimination la nature de son propre dharma (devoir propre) et doit se garder de ne pas, par inattention emprunter le dharma d’un autre car, selon la Gita, une telle existence s’écoulerait dans la crainte et il n’est pas de vie plus douloureuse que celle dominée par la peur. Seule l’illusion (môha) peut amener l’homme à changer sa ligne d’action pour se conformer à l’exemple d’un autre. Si donc ~ outre l’ignorance naturelle dans laquelle il est plongé ~ le moi se trouve encore submergé par môha, il verra reculer indéfiniment la possibilité d’examiner par lui-même son cas. Au contraire, que l’homme devienne capable d’accélérer le développement de son moi selon ses propres lois, un riche épanouissement de son individualité s’ensuivra. Finalement, par la purification progressive de son esprit (manas) passant du plan tamasique au plan rajasique, il parviendra ainsi à atteindre le plan de sattva (chittashuddhi).

Cela demande à chacun une compréhension directe de sa propre condition. De même que sur un sentier couvert de brume nul n’est capable de dire où il en est, de même, inconscients de notre condition, nous gisons enveloppés dans les voiles de l’ignorance.

Nous comprenons pourquoi la Gita insiste sur la nécessité urgente de nous en délivrer. Mais cette délivrance n’est possible qu’avec l’aide des conseils judicieux d’un Guru. La fonction du Guru est, en effet, de rendre le disciple capable de comprendre la Vérité. Cela n’est ni un dogme auquel nous devrions aveuglément croire ni un article de foi irrationnel. Le Guru aide le disciple à affermir sa volonté et son intelligence (budhi). L’illusion d’Arjuna et le désir qu’il avait de s’évader de son devoir étaient le résultat direct de l’obscurcissement de cette budhi. Mais, dès qu’il eut reçu l’enseignement de Krishna, notons ses propres paroles : « Détruit est mon égarement et j’ai retrouvé l’usage de la mémoire, par Ta Grâce, ô Atchynta, je suis ferme; mes doutes s’en sont allés, je ferai selon Ta Parole. » (ch. 18 v. 73). Ainsi Arjuna grâce à l’action de la budhi a retrouvé sa mémoire. La budhi, souillée par l’ignorance, le moi s’approprie alors le fruit des actions, il voit la multiplicité là où ne règne, en réalité, que la seule unité. C’est cette perte de mémoire et l’absence de discrimination qui s’en suit qui lui font adopter momentanément dans sa vie une attitude qui n’est pas la sienne, abandonner ses armes et se retirer découragé. C’est à chaque instant que dans notre vie nous pouvons découvrir un parallélisme entre notre situation et celle d’Arjuna, et c’est pourquoi l’analyse que fait le Seigneur et les directions qu’Il donne ont une portée universelle.

J’ai déjà eu l’occasion de vous parler de l’expérience intégrale d’anubhava présentée par la Gita comme la solution définitive au problème de la souffrance.

Là, le « je » s’immerge dans le Tout, et le Tout se reflète dans le Soi : « Celui qui Me voit en toutes choses et qui voit toutes les choses en Moi, celui-là n’est jamais séparé de Moi et Moi je ne serai jamais séparé de lui. » (ch. 6 v. 30), dit la Gita. Et encore : « Celui qui, établi en l’Unité, M’adore, Moi qui habite en tous les êtres, ce yogi quelque soit son mode de vie, réside en Moi. » (ch. 6 v. 31 ). La voie qui conduit à cette expérience intégrale n’est pas une voie facile. Le moi inférieur avec lequel nous avons jusqu’ici évalué toutes choses doit apprendre l’usage d’une plus haute valeur d’estimation et cela non plus en demeurant à la surface d’un moi, limité à quelques fragments de la nature mais en plongeant au plus intime de lui-même et en connaissant le Soi intérieur qui y habite : le Soi dont la projection éclaire le petit moi. A cette profondeur le contact s’établit avec la Totalité des êtres.

Mais avant que ne soit faite cette purification dont la Gita parle comme « du moi qui s’élève au-dessus de lui-même » (ch. 6 v. 5) nul ne peut songer à renoncer au moi. Très souvent nous nous trouvons incapables de comprendre le sens des hautes vérités spirituelles que contiennent toutes les religions au sujet de l’état de renonciation au soi. Comment renoncer à une chose si l’on ne la possède d’abord en entier? Chez  la plupart d’entre nous l’ego immergé dans l’état de tamas n’a même pas été formé; la religion nous demande de l’offrir aux Pieds du Seigneur, mais, nous ne pouvons jamais offrir une chose que lorsqu’elle est pure; nul dévot n’offre un fruit souillé au Seigneur, or, telle qu’elle se trouve actuellement, notre volonté est encore à l’état embryonnaire. L’idée d’y renoncer avant de l’avoir formée est encore une cause de souffrance. Nous avons lu dans des textes sacrés que cette renonciation est l’idéal. Mais si avant d’être devenus des candidats capables de le faire nous privons nos volontés encore faibles de ces chances de s’exprimer nous ferons nécessairement fausse route et cela produira un écrasant conflit d’idéals (dharmasankata). L’angoisse et l’agonie qui naîtront de ce conflit plongeront l’homme dans la plus profonde misère.

Quelle est la seconde méthode du yoga? Pour libérer le Soi de la souffrance née de l’ignorance après lui avoir donné pleine chance de s’exprimer sur le plan du dharma (pravritti-mârga) il faut maintenant lui faire réaliser sa nature essentielle. Ce que la plénitude de son évolution lui avait apporté sur le plan rajasique, c’était l’expression de son individualité, mais la vraie individualité il ne la trouvera que dans la réalisation de sa propre personnalité; or, dans l’individu, la personne est Purusha, qui est l’Atman, cet Atman est Sarvabhootâtmabhûtâtmâ : l’Atman qui est en toutes manifestations. Maintenant, l’individu est mûr pour atteindre l’état qui se trouve au delà de tous les conditionnements, et cet état est le non-manifesté que la Gita décrit comme le But Suprême : « Cet état, appelé non-manifesté et immuable, on en parle comme du But Suprême. Telle est ma suprême demeure, d’où l’on ne revient plus lorsqu’on l’a atteinte. » (ch. 8 v. 21). La méthode du râja-yoga, telle qu’elle est exposée dans la Gita nous donne la technique nécessaire pour réaliser cet état.

Très souvent, lorsqu’un homme a dépassé le premier stage, celui de la formation de l’individualité, lorsqu’il commence à pratiquer la méthode du dernier stage, il arrive que, confondant les valeurs, il se trouve de nouveau devant la souffrance; la cause en est soit un déséquilibre physique et mental, soit une erreur qui l’entraîne à confondre des états de torpeur avec le samadhi. Il arrive aussi qu’un homme essayant d’attendre l’état du non-manifesté tout en demeurant dans le monde sensible s’efforce d’augmenter l’intensité des vibrations que lui procure la vie et réalise ainsi un état d’oubli momentané du moi. Cette plongée dans le non-manifesté est juste aux antipodes de l’expérience spirituelle. Nous entendons souvent dire « qu’il faut vivre avec plénitude l’éternité de l’instant » mais si l’on ne comprend pas la portée métaphysique de cette réalisation du non-manifesté, réalisation qui ne peut se produire que lorsque l’esprit est purifié de tout conditionnement, si l’éternité de l’instant repose sur des sensations procurées par la vie et sur la volonté de vivre ces sensations intensément, l’homme tombe alors dans une souffrance de plus en plus profonde. Le fait de porter à l’infini l’intensité d’une expérience sensible (que ce soit sur le plan physique ou sur le plan psychologique) n’aide personne à comprendre la courbe d’évolution de l’ego. Le résultat de cet effort est toujours une catastrophe. Les samskaras, c’est-à-dire ces tendances qui nous portent à nous identifier avec des modifications extérieures, s’intensifient, et les réflexes ainsi formés ne permettront jamais à l’homme de rechercher cet état suprême non-manifesté qui a été décrit dans la Gita comme le But de l’existence.

Au contraire, celui qui, par une longue discipline est arrivé au But Suprême, devient capable d’une vision synoptique de la vie. Ses réactions envers la vie sont alors telles que la seule présence de cette personne apporte une aide aux autres dans leur pèlerinage vers le But et dans leur effort pour dépasser la misère et la souffrance. Dans le 6e chapitre de la Gita, verset 32, le Seigneur s’exprime en ces termes : « Celui qui partout juge du plaisir et de la peine avec les mêmes règles qu’il applique à lui-même, ce yogi, ô Arjuna doit être regardé comme le plus grand des yogis.»

Swami SIDDHESWARANANDA.
de l’ordre de Ramakrishna.

Traduit par Mademoiselle Colette Chauderat Luzy du texte spécialement composé pour « Spiritualité ».