Jean Biès
Le yoga de l'artiste aux lumières de l'Orient

Éclairé, consumé par le «feu sacré», aimanté par l’Absolu qu’il sent de même nature que lui, l’Artifex, plus que tout autre, se trouve mystérieusement relié à la région des Sources vives, des Énergies créatrices dont la circulation anime l’univers, et dont il excelle à cueillir les vibrations. Lui-même fait partie de ces «Entités médiatrices» qui transmettent au monde des formes quelque chose du monde des essences…

(Revue Aurores. No 43. Mai 1984)

Des différents chemins qui conduisent à l’Essentiel, l’art n’est assurément pas des moindres. Sans doute, y a-t-il loin entre l’ascète, au sens le plus strict du terme, qui travaille à se décréer pour s’abolir dans le Soi, et la poietès qui édifie une œuvre et tend à s’affirmer avec elle. Il est cependant à remarquer, d’une part, que l’artiste est particulièrement doué pour saisir et actualiser les principes-germes qui sont en lui et le relient à, plus-que-lui; d’autre part, que l’acte poétique est celui de la plus grande liberté, celui qui s’apparente le plus à la gratuité divine. A ce double titre on peut parler d’un Yoga de l’artiste.

L’ARTIFEX est le lieu de convergence de plusieurs «dons» en apparence opposés, en réalité dérivant d’une même nature androgyne: l’esprit d’analyse et l’esprit de synthèse, la finesse d’une pensée et la rigueur d’un style, la connaissance théorique et l’intuition fulgurante, le regard naïf de l’enfant et la perspicacité du vieillard, la longue méditation solitaire et la vibrante communion humaine, la volonté organisatrice et l’abandon à l’imprévisible grâce. Il y a toujours en lui la mémoire d’«autre chose» qui le travaille, le jette au perron des origines perdues, une énergie fondatrice d’idées et de formes, qui lui dicte un chant personnel, un amour des êtres et des choses qui le rend attentif aux métamorphoses de la vie, un pouvoir de concentration qui lui fait convertir l’irréel au réel, le désordre à l’harmonie, la quantité à la qualité, l’objet au symbole; enfin, une maturité qui lui permet de franchir plus vite les étapes de la création, d’en maîtriser mieux l’ensemble et l’exécution… Tout en faisant retraite, l’artiste illumine le monde de ses œuvres; en s’adressant à ceux qui ne sont point nés, il se fait par avance leur contemporain; en s’ouvrant à la profondeur, il ramène sous nos climats les dépouilles opimes de l’ailleurs. Il se tient sur les crêtes du décrit et du stylisé, de l’histoire et du mythe, de l’immanent et du transcendant… Tant de «coïncidences» ne laissent pas de faire soupçonner le miracle. C’est lui que la tradition hindoue explique par un grand nombre d’incarnations antérieures, durant lesquelles le futur artiste a durement travaillé, se présentant lourd désormais de tout un patrimoine génétique d’expériences existentielles, esthétiques, sapientielles [1].

L’Artifex est mû par une vocation, c’est-à-dire habité par une voix qui l’interpelle du fond de lui-même comme l’irrésistible et lancinant appel d’un dieu.

Cette vocation est multiple. D’abord, école d’évocation: le poète suggère l’autre monde en se fondant sur celui-ci, ou célèbre celui-ci sous la rampe de l’autre monde; son œuvre est un hymne; — ensuite, école d’invocation: il s’adresse au Créateur à travers les créatures; son œuvre est une prière. Cette vocation est également terrain de transmutation personnelle, parallèle à la transfiguration cosmique: en recréant le monde à travers sa propre vision, le poète se recrée lui-même, il remonte vers sa propre essence en retrouvant l’essence d’une colline en sa courbe, d’un roulement d’eau sur les galets. Enfin, cette vocation est rapport rétabli entre le visible et l’invisible; elle fait du poète l’intermédiaire, le métaxy privilégié, le gond, parfois grinçant et douloureux, sur lequel tourne lentement la porte du Paradis.

Éclairé, consumé par le «feu sacré», aimanté par l’Absolu qu’il sent de même nature que lui, l’Artifex, plus que tout autre, se trouve mystérieusement relié à la région des Sources vives, des Énergies créatrices dont la circulation anime l’univers, et dont il excelle à cueillir les vibrations. Lui-même fait partie de ces «Entités médiatrices» qui transmettent au monde des formes quelque chose du monde des essences. Il apparaît, dans l’humanité telle qu’elle est devenue, le dernier homme à offrir encore quelque ressemblance avec le «Prototype»; comme le saint et le sage, le dernier à faire encore partie des «hommes véritables» qui «se séparent du règne animal» [2]. Malgré ses limites, ses faiblesses, il est, d’une certaine façon, la représentation humaine du Divin ici-bas. De même que Brahmâ, ou tout autre progéniteur de la manifestation, extériorise les mouvements et les formes, —modifications transitoires d’un principe permanent, — sans jamais cesser d’être identique à lui-même, l’artiste produit des rythmes, des images, des actions, des héros, —projections accidentelles de sa personnalité, — mais il en reste inaffecté. Comme le Soi, il «se vêt d’un voile de qualité», et fait accéder à l’existence les possibles indéfinis qu’il porte en son fond; comme Lui, il pérégrine et transmigre à travers ses œuvres, tout en restant, —sauf accident —suprême maître du jeu.

LA CREATION EST SACRIFICE, ORDONNANCE, RÉVÉLATION

«Les œuvres de l’art humain sont imitations de l’art divin» [3]. Comme l’activité du Soi, celle de l’Artifex est à la fois souffrance, délectation, amour. Souffrance et même brûlure, épuisement des forces sur l’aire sacrificielle; car la conception et l’enfantement des œuvres sont travail, tourment, épreuve. «Quand Prajâpati eut émis les êtres, il pensa qu’il était vidé», (on songe à la «kénose» du Crucifié); «il eut peur de la mort», (on songe aux sueurs de sang). Le poète, lui-aussi, crée à partir de sa propre substance psycho-mentale, il se laisse démembrer, dépecer, — «ivre de volupté, de tendresse et d’horreur», comme le pélican de la Nuit de mai, d’ailleurs identifié au Christ… Mais s’il y a «horreur», il y a aussi «volupté»: une joie très délicate liée au rasa, à la «saveur» d’une béatitude métaphysique, une émotion amoureuse qui suspend le temps, suscite l’émerveillement la jouissance contemplative des sentiments exprimés. Et il y a «tendresse», car le déploiement poétique est dépossession de soi, sortie de l’autisme transcendantal, pour une création de l’autre et offrande de cet autre à lui-même, partage de vie, «folie d’amour». Trois composantes fondues au cœur d’une sobre ébriété, au point d’incandescence d’un ravissement mystique.

L’ARTISTE FAIT PASSER LE NÉANT A L’EXISTENCE

Comme Dieu, l’artiste commande d’être aux êtres, et ils sont; il détient l’impératif génésiaque, —le Esto ! de la Vulgate, le Kun! koranique, —qui fait passer le néant à l’existence, déclenche la procession des possibles vers leur destin. Comme Celui qui a tout disposé «avec nombre, poids et mesure» [4], l’artiste ordonne son œuvre selon des proportions et des équilibres arithmosophiques qui lui assurent à la fois son assise et son envol, concilient la perfection du détail et l’harmonie du tout, —expert qu’il est en la «science de la Balance», (l’ilm al-Mizân des soufis), qui pèse jusqu’aux impondérables, ces pleins et ces déliés, ces longues et ces brèves dont chaque chose est faite, de la symphonie à l’aria, de la cathédrale au réduit, du mètre, des épopées indo-européennes aux alternances saisonnières du paysage taoïste [5].

Le rôle de l’Artifex est de rassembler l’épars, de capter le subtil, de suggérer les splendeurs d’une transfiguration, de stimuler quelques consciences, et cela, patiemment et sans se retourner, en dépit de toutes sortes de résistances intérieures et d’oppositions inconscientes du milieu: La création vraie n’est point divertissement, fantaisie, évasion ou provocation, mais réveil, révélation, magie opérative. Elle a pour but d’incarner dans des formes sonores ou visuelles les Archétypes primordiaux —contemplés ou pressentis — en s’ouvrant à certains plans inconnus de la conscience ordinaire, diversement cernés par les traditions, et que récemment encore, Shrî Aurobindo appelait le «Mental illuminé» et le «Surmental» C’est de ces plans que naissent les grandes intuitions spirituelles, mais aussi les plus sublimes monuments de l’intelligence, les phrases musicales les plus rares, qui descendent jusqu’à nous en nappes d’accords pléniers, certaines images ravies à la «terre théophanique», exsudant une lumière de gloire, quelques vers éblouissants comme des éclairs de sabre dans le cristal de la pensée. [6]

Nous sommes là au seuil du mystère, où, dans une totale unité de nature, l’inspiration, l’imagination et l’extase coïncident et se fondent surnaturellement. [7]


[1] — C’est ainsi que Râmana Maharshi a pu dire du génie qu’ «il a mis en réserve tout un savoir, accumulé sous forme de samskâra (impressions mentales sous-jacentes). Il se concentre alors jusqu’au point de s’absorber complètement dans sa recherche… Cela nécessite également tout un concours de circonstances et des conditions favorables». (Enseignement, 335).

[2] — Nietzsche, Considérations inactuelles, III, 5.

[3]Aitareya – Brâhmana, VI, 27. — Même idée chez Platon: Lois, 667-669, et chez Bonaventure: l’ouvrage sorti de l’homme devient médiation de son retour à Dieu, comme la création tout entière remonte vers le Père par la médiation du Verbe incarné».

[4]Livre de la Sagesse, XI, 20.

[5] — Il y aurait peut-être un secret à lever au terme d’une enquête comparative entre le schéma de l’hexamètre dactylique gréco-latin, (où dactyles et spondées, convertibles entre eux, correspondent au yin et au yang), et les hexagrammes du Yi-King. C’est ainsi que le premier vers de l’Énéide : Arma virumque capo Trojae qui primus ab oris, correspondrait dans sa scansion aux hexagrammes 38, K’oueï, «l’opposition»: l’homme noble conserve son individualité, et 10, Liu, «la marche»: l’homme noble distingue le haut et le bas, et affermit par là l’esprit du peuple. Les commentaires des deux hexagrammes s’appliquent curieusement au personnage d’Énée et annoncent toute la suite du poème.

[6] — C’est ici que la phrase de Novalis, souvent citée, rarement comprise, trouve sa pleine dimension: «La poésie est le réel absolu…; plus il y a de poésie, plus il y a de vérité». C’est dans la mesure où la poésie (au sens général de poiesis, création artistique»), descend des plans supraconscients, plus réels et plus vrais in divinis, et d’une plus forte densité ontologique, qu’elle a chance de répondre à cette définition.

[7] — Le mot sanskrit samâdhi recoupe, entre autres sens, ces trois notions fondamentales.