Robert Linssen
Le Yoga intégral

Nous insistons beaucoup sur le terme « totalité » des éléments qui nous constituent. Pour la plupart des Occidentaux l’être humain se limite à un corps matériel animant un faisceau de tendances psychologiques très souvent contradictoires. A l’hérédité psychosomatique reçue dès la naissance s’ajouterait la somme continuellement changeante et grandissante des mémoires des nouvelles connaissances, des plaisirs et des douleurs, des expériences agréables et désagréables. Cet ensemble de tendances contradictoires est doué d’une certaine originalité et d’une apparente continuité de conscience au cours d’une existence dont la durée moyenne oscille entre 55 et 75 ans suivant les lieux. Pour la plupart d’entre nous, c’est à cela que se limite un « moi » : né il y a quelques années, accumulant, quelques conditionnements psychologiques au cours de son développement, puis mourant dans quelques années.

(Revue Être Libre, Numéro 245, Octobre-Décembre 1970)

LE YOGA INTEGRAL.

Le terme « Yoga » évoque deux notions : celle de joug, de discipline et celle d’union, de jonction.

La discipline s’applique aux domaines régis par des lois mécaniques : domaine physique, domaine nerveux, domaine psychique.

L’union implique une jonction harmonieuse entre la totalité des éléments participant à la constitution de l’être humain.

Nous insistons beaucoup sur le terme « totalité » des éléments qui nous constituent. Pour la plupart des Occidentaux l’être humain se limite à un corps matériel animant un faisceau de tendances psychologiques très souvent contradictoires. A l’hérédité psychosomatique reçue dès la naissance s’ajouterait la somme continuellement changeante et grandissante des mémoires des nouvelles connaissances, des plaisirs et des douleurs, des expériences agréables et désagréables. Cet ensemble de tendances contradictoires est doué d’une certaine originalité et d’une apparente continuité de conscience au cours d’une existence dont la durée moyenne oscille entre 55 et 75 ans suivant les lieux. Pour la plupart d’entre nous, c’est à cela que se limite un « moi » : né il y a quelques années, accumulant, quelques conditionnements psychologiques au cours de son développement, puis mourant dans quelques années.

Pour beaucoup d’occidentaux les phénomènes de la vie psychique, tels que pensées, sentiments, émotions, mémoires, conscience ne sont qu’épiphénomènes de la matière, liés à des facteurs purement organiques ou biochimiques, tels que richesses hormonales, etc.

Il va de soi que l’être humain, dans sa totalité est infiniment plus que ce qui vient d’être évoqué.

Au delà de ce corps, né il y a quelques années puis se développant et mourant dans quelques années, au delà des remous émotionnels et des agitations incessantes de la pensée il existe une zone spirituelle d’une importance fondamentale.

Physiquement, biologiquement et même psychologiquement nous sommes des êtres entièrement conditionnés, régis par des rythmes précis, par des lois mécaniques. Ceci constitue en bloc, notre «moi » périphérique, doué d’une conscience entièrement conditionnée et certainement épiphénoménale.

Cette conscience épiphénoménale est tarée par le poids énorme de mémoires obscures dont l’action silencieuse et secrète est toute puissante.

Nous portons inscrites dans les profondeurs de l’inconscient les mémoires de tout le passé, non seulement de notre organisme mais de celui de nos ancêtres. Ce passé remonte à des profondeurs insondables et stupéfiantes.

Cette affirmation fréquemment énoncée par les anciens maîtres indiens et par les psychologues chinois était accueillie avec scepticisme par les Occidentaux il y a cinquante ans, lorsque nous parvenaient les premières traductions des textes orientaux.

Nous savons à présent qu’une telle affirmation est conforme à la réalité. Les hommes de science actuels, par deux voies différentes arrivent à la même conclusion.

Les molécules géantes d’acide désoxyribonucléique (A.D.N.) et d’acide ribonucléique (A.R.N.) portent les mémoires de tout le passé de l’espèce humaine.

Dans son ouvrage remarquable intitulé les « Trois Matières » Stéphane Lupasco nous montre comment se crée inévitablement une mémoire à partir des premières interactions des atomes entre eux, puis des molécules simples, puis des molécules géantes, puis des cellules.

Le « moi », dans ce qu’il a d’extérieur c’est-à-dire de physique, de nerveux, de psychique est conditionné par ce lourd fardeau de mémoires, d’habitudes associatives, d’automatismes d’autoprotection d’accumulation.

Sans ces automatismes, il n’aurait pu s’édifier, ni physiquement, ni biologiquement, ni psychologiquement.

Ce « moi », que nous appellerons intentionnellement le « moi » de surface n’est que conditionnement. Pour cette raison, Krishnamurti nous demande souvent : qu’est-ce que le « moi » sinon qu’un paquet de mémoires, d’habitudes.

Mais très heureusement, ce « moi » superficiel n’est pas tout. Loin de là.

Au delà de cet ensemble psychosomatique de « surface », au delà de cette conscience personnelle épiphénoménale et fragile, existe une zone de conscience pure, absolue, non objectivée.

La conscience du « moi » psychosomatique de « surface » est conditionnée par le temps, la durée, la continuité.

La conscience des « profondeurs » est libre du temps, de la continuité de la durée telle que nous l’éprouvons.

La conscience du « moi » psychosomatique est essentiellement conflictuelle. Elle est faite d’habitudes et de tensions contradictoires.

La conscience des « profondeurs » est infiniment sereine, paisible. Loin d’être sous le signe de l’habitude et de la répétition elle est créatrice.

La conscience du « moi » psychosomatique est prisonnière de ses limitations égoïstes. Elle est victime de l’illusion d’une séparativité absolue. Elle est en fait dans une condition d’exil et cause première de l’angoisse.

La conscience des « profondeurs » est cosmique, universelle, non égoïste. Elle se réalise dans un climat d’unité englobant et dominant l’universalité des êtres et des choses séparés.

Cette conscience cosmique est libérée de l’illusion de la séparativité.

La conscience psychosomatique du « moi » est un résultat, un produit, un résidu de l’action du temps.

La conscience des profondeurs n’est pas un résultat. Elle n’est pas un produit. Elle est absolue, c’est-à-dire qu’elle existe par elle-même.

La conscience psychosomatique du moi est prisonnière des plaisirs. Elle s’alimente de perceptions sensorielles et sensuelles. Elle tend à s’objectiver, à s’éprouver par les formes animales et sensuelles de l’amour. Elle ne connaît pas l’Amour véritable.

La conscience des profondeurs est Amour.

C’est de cet Amour qu’émanent toutes les manifestations de l’amour humain qui nous sont accessibles mais dans lesquelles nous nous perdons souvent par une identification excessive.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti l’Amour véritable est un état d’être. C’est une Flamme sans fumée. Mais dès que cette flamme traverse le champ de la pensée, sa clarté se ternit. Du champ de la pensée s’élèvent mille fumées opaques : fumées de la jalousie, de la domination, de la possession, du plaisir, de l’habitude.

Tandis que la conscience psychosomatique du « moi » ne connaît aucune liberté réelle et qu’en plus elle est soumise à la naissance et à la mort, la conscience cosmique des profondeurs est en chacun de nous, la seule zone de liberté et d’intemporalité.

Depuis des millénaires, l’antique sagesse de l’Inde et avant elle, celles de la Perse et des Dravidiens enseignent que notre être véritable se situe bien au delà du « moi » psychosomatique qui nous est familier.

Le Yoga intégral envisage la parfaite jonction entre les éléments qui nous constituent, tant en « surface » qu’en profondeur.

Il ne s’agit pas seulement d’une fonction mais aussi et surtout d’une priorité accordée aux profondeurs par rapport au « moi » psychosomatique de surface.

Par ceci, nous ne désignons nullement un rejet du « moi » psychosomatique, de sa singularité physique et psychologique. Nous le situons simplement à la juste place qu’il doit occuper selon les normes de la Nature.

Par Nature, ici, nous n’entendons pas seulement l’ensemble du monde extérieur directement visible mais aussi et surtout les énergies psychiques et spirituelles qui en forment la base essentielle.

Autrement dit, le Yoga intégral aboutit à un fonctionnement harmonieux de tous les éléments participant à la constitution d’un être humain en donnant aux éléments spirituels la place que la Nature des choses leur assigne tout simplement, c’est-à-dire une place de priorité fondamentale.

Pour que cette priorité fondamentale soit effective et pour qu’elle puisse se matérialiser en acte dans le comportement quotidien, une harmonisation lucide des éléments du « moi » psychosomatique est indispensable.

Nous disons bien : une harmonisation lucide.

Il ne suffit pas de s’entraîner à une pratique intensive du yoga physique ou hatha-yoga. Ce dernier est un auxiliaire indispensable à l’éveil intérieur mais il est totalement insuffisant.

L’éveil intérieur qui est le but fondamental du Yoga intégral nécessite, parallèlement aux disciplines alimentaires, respiratoires une disponibilité spirituelle.

Cette dernière ne peut être faite qu’à la suite d’un yoga mental, d’une attention d’une qualité particulière.

La mission la plus haute et la plus naturelle de l’homme — au sens particulier et complet dans lequel nous entendons la Nature — est la lucidité.

La parfaite lucidité implique la parfaite connaissance de soi dont la nécessité a été formulée de tous temps, non seulement par Socrate.

Mais la parfaite connaissance de soi implique une foule d’éléments dépassant de loin ce que nous avons coutume de concevoir à ce sujet.

Il ne suffit pas, pour se connaître pleinement, de procéder chaque soir à un examen de conscience attentif des détails de notre comportement durant une journée fertile en rencontres ou en travail. Une telle attitude est néanmoins plus utile et révélatrice que celle d’une indifférence ou d’une inconscience totale.

Ce n’est pas après coup que doit s’exercer la faculté naturelle d’attention mais au moment même où les circonstances se présentent.

La parfaite lucidité et la parfaite connaissance de soi formant l’aboutissement du yoga intégral doit nous mettre en état de répondre clairement à quatre questions fondamentales.

Premièrement : Que pensons-nous ? Il est important d’avoir clairement conscience du contenu exact de notre vie mentale. Quelles sont les images, les symboles, les mots, les mémoires, les engrammes innombrables qui se projettent à tout instant dans le champ de  notre esprit ?

A cette première question, la psychologie moderne commence à donner des réponses satisfaisantes. Elle nous montre qu’au delà du conscient superficiel (habitué à résoudre les problèmes concrets de la vie quotidienne) il existe un inconscient profond beaucoup plus vaste. (Nous ne devons pas ici confondre cet inconscient plus profond avec la zone spirituelle profonde souvent évoquée au cours de ces lignes). Cet inconscient profond porte les empreintes des mémoires obscures, à la fois individuelles et collectives d’un passé insondable.

Deuxièmement : Comment pensons-nous ? Quelles sont les détails du déroulement du processus opérationnel de la pensée ? Quelles sont les pulsions responsables du défilé continuel de nos images mentales. Les explications fournies par la neurophysiologie moderne, les cartes des localisations cérébrales la polarisation et les dépolarisations des neurones cérébraux, l’action des synapses, les phénomènes de phosphorylisation, la circulation de l’influx nerveux, de l’électricité cérébrale, tout cela est-il suffisant pour expliquer le déroulement du processus opérationnel de la pensée ? Il semble que les psychologies indiennes et chinoises ont donné à ces questions des réponses bien plus claires et précises.

Troisièmement : Pourquoi pensons-nous ? Question qui peut être éclairée par l’étude de la précédente. Quels sont les mobiles profonds de l’activité mentale en elle-même ? Quels sont les rôles et les limites de la pensée ?

Quatrième question : « Qui » pense ? Le « sujet » procédant à l’affirmation « je » pense est-il réellement l’entité continue qu’il pense être. La conscience épiphénoménale qu’il manifeste est-elle réellement continue comme il se l’imagine ? Est-elle réellement l’objet de ce glissement uniforme dans la durée qu’éprouve la presque unanimité des êtres humains actuels ? Ou s’agit-il d’une sorte d’inattention, de distraction généralisée ?

Voilà autant de questions fondamentales impliquées dans le parachèvement d’un yoga intégral. Et rien n’est plus naturel et surtout plus indispensable. Surtout pour la plupart d’entre nous, Occidentaux, qui nous prétendons être des êtres pratiques, positifs et réalistes.

A l’énoncé de nos affirmations et de nos prétentions au réalisme les maîtres indiens et chinois répondent immédiatement en nous mettant au pied du mur, utilisant nos arguments et les retournant contre nous. Ils nous disent, en effet, que dans la mesure où nous sommes incapables de répondre aux quatre questions qui viennent d’être formulées nous sommes dans une condition d’ignorance, d’incohérence et d’irresponsabilité absolue.

Si nous n’avons pas clairement conscience des mobiles profonds de nos pensées, de nos émotions, de nos actes nous sommes dans une incohérence totale. Notre comportement est entièrement dicté par des pulsions inconscientes. Nous sommes en réalité « menés par le bout du nez » à notre insu. Même si nous luttons avec l’énergie du désespoir pour satisfaire nos ambitions matérielles ou nos passions amoureuses ou notre soif de prestige matériel ou moral. Nous sommes à tel point déformés que nous admirons les êtres qui luttent avec l’énergie et la fierté du lion alors qu’ils sont semblables à de pauvres petites marionnettes, esclaves agités, parcourant tour à tour des routes sans issue, irrémédiablement bloquées. Elles sont sans issues et irrémédiablement bloquées parce qu’elles sont faites de la trame des rêves. Seule la connaissance de soi peut en volatiliser instantanément l’apparente substance.

Nous conclurons en disant que seuls, ceux qui parachèvent le Yoga intégral sont des êtres positifs, pratiques et pleinement responsables.

Peut-être est-il bon de rappeler que si l’aboutissement du Yoga intégral est identique par son parfait équilibre entre le corps, les émotions, les pensées, entre le cœur et la raison, entre l’esprit et la matière, chaque débutant est, au départ, dans une condition de déséquilibre.

Les uns ont développé la raison au dépens du cœur. Les autres inversement. Les uns sont introvertis, les autres extravertis. Les uns sont des cérébraux impénitents, incapables d’action concrète. D’autres, au contraire, plongent dans une action intense mais irréfléchie.

Ainsi que l’enseignait C.G. Jung, les axes des fonctions rationnelles et irrationnelles sont rarement équilibrés.

***

L’Inde traditionnelle enseignait l’existence de plusieurs Yogas. Loin de s’exclure ceux-ci sont complémentaires.

Par le Jnana-Yoga ou Yoga de la connaissance de l’homme on tente de percer le mystère de la vie, de la nature réelle de l’univers et de son être.

Au terme de son parcours, celui qui a pratiqué le Jnana-Yoga verra par exemple que l’ensemble des apparences du monde matériel, multiforme, varié à l’infini dans ses propriétés, ses formes, ses couleurs provient d’une seule et même énergie. Il parviendra finalement au discernement d’une seule et même essence au delà de la multiplicité des apparences extérieures.

Le Jnana-Yoguin discerne non seulement la réalité profonde de l’Univers extérieur au delà des apparences mais il tend à découvrir en lui, l’homme réel au delà de l’homme apparent.

Il saisit le lien secret qui le relie à la totalité de l’Univers. S’il poursuit la voie de la connaissance jusqu’à ses ultimes limites il finira par accorder à l’unité d’une essence commune un caractère de priorité par rapport aux apparences multiples du monde extérieur.

Cette vision d’unité entraînera irrésistiblement un épanouissement de conscience, une profonde joie intérieure et surtout une qualité nouvelle de l’amour.

Le Jnana-Yoga parfaitement réalisé est une voie de connaissance pure. Il conduit au sommet du Bhakti-Yoga, le « Para-Bhakti révélant l’Amour suprême.

Et réciproquement, le pratiquant consciencieux du Bhakti Yoga peut arriver au sommet de la connaissance par la réalisation d’un état d’amour inconditionné, incorruptible. C’est état est lui-même « connaissance » au sens le plus profond du terme.

Par la voie de l’amour, le pratiquant du Bhakti-Yoga tend à libérer la Flamme pure de l’Amour de toutes les fumées qui tendent de l’étouffer : fumées de la jalousie, de la domination, de la possession, des sensations.

Lorsque la flamme seule brille dans sa pureté première, le Bhakti-Yoga réalise un état d’amour d’une qualité telle qu’il comporte toutes les caractéristiques de la plus haute intelligence.

Mais une remarque importante s’impose ici. L’énoncé de ce qui précède n’est ni une théorie, ni une création de l’esprit. Les pratiquants consciencieux du Jnana-Yoga ou du Bhakti-Yoga mettent en mouvement des énergies psychiques et spirituelles considérables. Le sommet du Jnana-Yoga et du Bhakti-Yoga libère des potentiels d’énergies psychiques et spirituelles importantes.

En effet, en accédant à la vision de l’unité essentielle de l’Univers l’être humain accède à des niveaux de conscience très élevés dépassant de loin la lourdeur des préoccupations mentales familières.

Dans la mesure où le psychisme de l’homme, émotionnel ou mental, explore les profondeurs ultimes de la conscience, dans ce qu’elles ont de plus dépouillé, de plus fondamental, des forces nouvelles surgissent dans le domaine de la vie intérieure. Un renversement total des valeurs survient inévitablement. Tel est la signification réelle du mot « conversion » : être tourné vers l’intérieur. Mais dans la voie de la connaissance des Eveillés authentiques, le prestige grandissant de l’intérieur n’entraîne ni un rejet, ni un discrédit de l’extérieur. Le premier occupe une place de priorité par rapport au second. Cette nuance ne nuit en aucun cas à la parfaite unité, disons même, à la parfaite homogénéité du Réel englobant l’esprit et la matière.

De même, l’être humain accédant aux ultimes sommets du Bhakti-Yoga ou voie de l’amour, introduit dans son psychisme une foule de valeurs nouvelles, de dynamismes spirituels d’une puissance insoupçonnée.

L’intensité de l’expérience mystique naturelle et fondamentale est bien plus grande et profonde que la plupart des expériences familières de l’amour humain ordinaire.

Pour ces raisons et bien d’autres encore qu’il est impossible d’exposer au cours de considérations si sommaires, il est indispensable que le Jnana-Yoga et le Bhakti-Yoga se complètent et se parachèvent par un Karma-Yoga, et un Hatha-Yoga adéquats.

Qu’est-ce que le Karma-Yoga ? C’est le Yoga de l’action. Un Eveillé indou ou chinois ne peut imaginer qu’il puisse exister un état d’âme particulier sans qu’un comportement adéquat à cet état d’âme se manifeste dans les actes quotidiens.

Autrement dit, il est indispensable que les richesses spirituelles révélées dans le monde intérieur par le Jnana-Yoga (connaissance pure) ou le Bhakti-Yoga (Amour pur) se matérialisent en acte dans la vie quotidienne, au cours de nos relations avec les êtres et les choses, dans nos réactions intérieures et extérieures.

Le contraire conduirait à de véritables coupures intérieures. Au pire, c’est la schizophrénie.

Chacun connaît l’antique proverbe : L’esprit est prompt et la chair est faible. Mais l’esprit et la matière sont les faces opposées et complémentaires d’une seule et même réalité : le « moi » psychosomatique et sa contre partie spirituelle.

Des liens peuvent exister entre l’esprit et la matière. Ils doivent absolument exister. La seule façon de les établir et de les raffermir consiste dans l’adoption d’un comportement physique adéquat aux émotions, aux pensées, aux inspirations spirituelles.

Il faut que chaque geste traduise dans le domaine extérieur, spatio-temporel, les suggestions les plus profondes de l’esprit.

La matérialisation en acte, ici en surface, d’une impulsion spirituelle des plus grandes profondeurs raffermit les liens entre profondeurs et surface.

Le contraire est désastreux. Il nous semble même ridicule d’insister sur des vérités aussi élémentaires.

La plupart d’entre nous aurions tendance à nous moquer d’un diététicien dont toute l’œuvre écrite et parlée dénonce les dangers d’une nourriture abondante, de l’alcool et des friandises et qui, dans la matérialité des faits se suralimente s’empoisonne d’alcool et de sucreries.

Quelle ne fut pas notre stupéfaction lorsqu’un jour une auditrice se prétendant, pendant de longues années, pacifiste, non-violente, imprégnée d’amour universel trouvait tout naturel de participer à des parties de chasse au gros gibier.

Nous pensons alors — par contraste — au moment émouvant que nous avons vécu, il y a quelques années lors d’une promenade en forêt avec Krishnamurti lorsqu’un animal sauvage, se sentant en confiance s’approchait de nous. Ce furent quelques secondes de silencieuse communion et d’émerveillement.

La pleine connaissance de soi du Jnana-Yoga et l’Amour du Bhakti-Yoga ne sont pas des abstractions intellectuelles.

Il n’y a là, en dépit de certaines apparences, rien de métaphysique.

Le Yoga intégral, l’Eveil intérieur, Krishnamurti, le Ch’an ou le Zen ne sont pas des jouets intellectuels. Ce sont des choses que l’on doit vivre intégralement.

L’action doit suivre la contemplation. Dans le début du moins. Finalement, il n’y a plus de distinction entre action et contemplation, entre action, acteur, milieu et organe de l’acte.

La tradition indienne nous enseigne que le Karma-Yoga est le Yoga de l’action. Il débute par une action conditionnée, tarée par les avidités de l’égoïsme. A son terme, le chercheur a compris et réalisé la profondeur d’une pensée de la Bhagavad Gita qui dit : « Ce n’est pas l’action qui asservit l’homme mais le désir du fruit de l’acte ».

En fait, la parfaite gratuité de l’acte résulte de la réalisation du sommet du Bhakti-Yoga. L’Amour suprême est don de soi, gratuité, spontanéité, affranchi de tout calcul.

La gratuité dans l’acte résulte aussi du Jnana-Yoga. Par la connaissance la plus haute, l’homme a démasqué les pièges de l’égoïsme, de l’avidité. Il est libéré de l’illusion de son « moi » de surface. Accédant à la découverte de sa nature véritable, qui est somme de toutes les richesses imaginables, l’Eveillé ne désire plus rien.

Pour lui, ceci n’est pas une théorie mais un fait.

* * *

Tout ce qui vient d’être dit à propos du Jnana-Yoga, du Bhakti-Yoga et du Karma-Yoga apporte le plein équilibre à l’être humain dans la pratique du Hatha-Yoga.

Est-ce là une simple affirmation ? Pour quelles raisons la pleine connaissance de soi, l’accès à la plénitude de l’Amour et le comportement adéquat doivent-ils être complété par le Hatha-Yoga ?

En raison des énergies psychiques et spirituelles considérables provenant d’un Eveil authentique, il est indispensable d’équilibrer l’intense travail intérieur par une activité physique également intensive. Si nous n’équilibrons pas l’intense activité psychique et spirituelle par une activité physique nous nous acheminons, non seulement vers des déséquilibres physiques, nerveux et psychiques mais aussi vers la maladie organique pure et simple.

Les Eveillés auprès desquels nous avons vécu pratiquent quotidiennement une à deux heures de Hatha-Yoga intensif ou d’exercices physiques, quel que soit leur âge et nous en connaissons qui pratiquent de cette façon eussent-ils 76 ou 95 ans.

La pratique du Hatha-Yoga est non seulement nécessaire à titre de compensation par rapport à l’intensité des énergies psychiques et spirituelles. Elle est aussi utile en raison du développement harmonieux du cerveau. Dans l’état actuel de l’évolution, l’homme moyen utilise à peine dix pour cent de ses quinze milliards de neurones. La pratique du Yoga permet une activation infiniment plus complète de zones cérébrales liées à des perceptions échappant généralement à l’homme non entraîné.

Nous perdons de vue le rôle important joué par le système nerveux, influx nerveux, l’électricité cérébrale dans tous les phénomènes d’attention et de prise de conscience. Or, le Hatha-Yoga ré-équilibre et fortifie le système nerveux. Ce dernier est l’intermédiaire indispensable entre les niveaux spirituels, psychiques et physiques.

Le point culminant du Yoga Intégral est évoqué par l’image poétique d’un maître tibétain : Sam Tchen Kham Pâ.

C’est l’image de la harpe vivante.

L’homme est une harpe vivante formée de trois cordes : (les gûnas) corde physique, corde émotionnelle, corde mentale. Pour jouer le rôle que la Nature attend d’elle, cette harpe vivante doit réaliser la parfaite harmonie entre ses cordes : corde physique saine, souple et forte, corde émotionnelle et mentale claire, disponible, transparente. Comme la harpe est un instrument entre les mains de l’artiste qui l’utilise, l’homme harmonisé par le Yoga, Intégral est une Harpe vivante entre les mains du grand artiste qui est Dieu. Il fera résonner par nos cordes disponibles et transparentes un chant éternel d’une indicible beauté exprimant des richesses inconnues situées bien au delà de l’intelligence et de l’amour que nous connaissons.

Robert LINSSEN.