R. G. H. Siu
Le zen et la science : La « non-connaissance » selon le Tao

Ralph Gun Hoy Siu (1917 – 1998) était un chercheur américain distingué. Il était l’auteur de nombreux livres dont The Tao of Science. Dans leurs efforts pour dépasser le monde de l’intellect, les bouddhistes zen ont toujours mis l’accent sur l’importance de l’instantanéité. Il ne devrait pas être permis à la réflexion de freiner la […]

Ralph Gun Hoy Siu (1917 – 1998) était un chercheur américain distingué. Il était l’auteur de nombreux livres dont The Tao of Science.

Dans leurs efforts pour dépasser le monde de l’intellect, les bouddhistes zen ont toujours mis l’accent sur l’importance de l’instantanéité. Il ne devrait pas être permis à la réflexion de freiner la rapidité d’une réponse et, de même que le son d’une cloche se fait entendre dès qu’elle est frappée, de même l’homme devrait cultiver en lui une présence d’esprit (au sens propre du terme) capable de condenser une expérience infinie dans une intuition immédiate. Les Maîtres du Zen ne cessent d’insister auprès de leurs disciples sur la spontanéité de réaction qu’ils attendent d’eux. Dans l’art de l’escrime, les ripostes doivent être exemptes de tout raisonnement logique, de toute hésitation qui les ralentirait. L’intuition doit se manifester comme un message sans paroles et sans pensée, traduit en une action immédiate et adéquate.

Nous pouvons observer une rapidité réactionnelle du même genre chez nos parents et amis du monde animal. La manière dont la grenouille attrape un insecte d’un coup de langue ne procède d’aucun syllogisme. L’araignée tisse une toile parfaite dès son premier essai. Le tisserin construit son nid avec art même lorsque, depuis plusieurs générations, il est loin des endroits où il trouve d’ordinaire les matériaux dont il use. Ces exemples n’ont pas pour but de suggérer une similitude « bergsonienne » entre l’intuition humaine et l’instinct animal, mais simplement d’appuyer la thèse selon laquelle la connaissance rationnelle n’est pas la seule force génératrice qui se trouve derrière les actions raisonnables.

La connaissance rationnelle n’est rationnelle que parce qu’on y atteint par la raison. Les autres connaissances accessibles par des moyens différents de la raison ne sont pas pour autant irrationnelles : elles sont extra-rationnelles. Savoir distinguer entre les idées susceptibles d’analyse rationnelle et celles qui ne le sont pas est le don des dieux. Pour celui qui agit, il est aussi important de savoir reconnaître la justesse d’un jugement intuitif que la solidité d’une preuve scientifique.

Grosso modo, le progrès intellectuel réside dans une évolution des concepts formulés et transmis par l’homme. Mais voyons cela de plus près, et faisons d’abord la distinction entre connaissance rationnelle et connaissance intuitive. Le rôle de la découverte est très différent dans l’un et l’autre cas. Dans la connaissance rationnelle, elle joue un rôle capital — d’où l’importance qu’y prend la science. Dans la connaissance intuitive, la découverte joue un rôle mineur, et en ce domaine la science n’a été pour rien dans le développement humain, au contraire : elle n’a fait peut-être que rendre l’homme moins sensible aux richesses de l’intuition, par son caractère passif et, dans certains cas, négative. Tout ce qui est connu intuitivement a été « découvert » par d’autres, dans le passé ou sous d’autres cieux, mais amené par eux à une égale perfection. Les décisions politiques en matière d’affaires internationales, la stratégie et la tactique militaires, les prévisions électorales, l’inspiration des poètes, des peintres, des sculpteurs, les illuminations des saints, tout cela s’est manifesté de manière répétée à travers les âges. Les grandes œuvres d’art de l’antiquité n’ont jamais été surpassées et elles n’ont pas vieilli. L’Ecclésiaste et Horace nous émeuvent autant que les Hébreux et les Romains. La vérité profonde, silencieuse et sans forme de la vie s’est maintes fois révélée à l’esprit de l’homme dans sa plénitude, et cette sorte de connaissance n’est pas stimulée par des formules mathématiques ou des traités scientifiques. Attacher trop d’importance à ces derniers moyens de communication, c’est rester prisonnier du royaume rationnel. L’inspiration, elle, n’est le fait que d’hommes disposés à accepter pour valables les sources extra-rationnelles d’illumination et à ne pas laisser le barrage de l’analyse rationnelle contrôler son cours.

Alors qu’un progrès certain a été accompli dans l’analyse de la connaissance rationnelle, la connaissance intuitive, elle, n’a pas atteint à la même clarté d’affirmation et de définition. C’est que si la logique se prête à une formulation méthodique, l’intuition ne peut être systématisée d’une façon comparable. La conscience de ce fait a incité nombre d’hommes à considérer la connaissance rationnelle et la connaissance intuitive comme des « écoles » contradictoires se disputant leurs disciples. Les logiciens méprisent le flou de l’intuition, les partisans de celle-ci récusent les contraintes de la logique. En réalité, l’une n’exclut pas l’autre. Prenons par exemple le cas du syllogisme, invoqué par Lauger, pour qui les syllogismes sont simplement des instruments permettant de passer d’une intuition à la suivante. La capacité de réagir selon la compréhension intuitive à chaque étape du raisonnement est une condition indispensable de l’analyse rationnelle. Dans la vie réelle, cette compréhension intuitive n’est pas échafaudée pas à pas comme c’est le cas pour le raisonnement logique, mais elle est le fruit d’une appréhension immédiate et totale.

Pourtant la connaissance intuitive elle-même n’est pas le point ultime. Tôt ou tard nous nous heurtons aux limites de la connaissance rationnelle et de la connaissance intuitive. Notre esprit doit alors, dans le doute, chercher le repos et le salut dans ce qu’il ne peut connaître — et c’est à ce point que les taoïstes nous proposent le concept de sagesse ou de non-connaissance. La connaissance, comme nous l’entendons en Occident, implique le choix d’un certain fait ou d’une certaine particularité comme objet de connaissance. La sagesse, ou non-connaissance, implique la compréhension de ce que l’Orient appelle wou, ou le non-être. Le wou transcende les événements et les particularités ; il n’a ni forme ni durée ; comme tel il ne peut être l’objet de la connaissance ordinaire. Au plus haut niveau de cognition, le sage oublie les distinctions existant entre les choses. Il vit dans le silence de la totalité indifférenciée.

Il y a une différence importante entre l’absence de connaissance et la possession de la non-connaissance. La première est un simple état d’ignorance ; la seconde un état d’illumination finale et de sensibilité universelle. Pour le rationaliste convaincu, la non-connaissance peut apparaître comme un ésotérisme de mystagogue. Pourtant, c’est précisément son caractère ineffable qui fonde sa réalité. Les mystères de la nature ne sont des mystères que pour ceux qui refusent d’y participer. La non-connaissance exprime l’unité fondamentale de la nature sans que cette expression soit limitée par le rationalisme d’une seule espèce ou la grammaire d’un seul langage.

Mais l’homme n’atteint pas à la simplicité en menant la vie d’un berger illettré ou en renonçant simplement à son désir de connaissance rationnelle. En revanche, il acquiert l’humilité en élargissant la conscience qu’il a de l’immensité de la nature par le moyen d’une communion volontaire avec elle. Il n’a pas besoin de marcher à quatre pattes pour retrouver l’état naturel des animaux, comme le suggèrent les rousseauistes fanatiques, mais seulement de s’intégrer au domaine commun de la non-connaissance. C’est elle qui inspire au vrai zoologiste l’amour des animaux et lui fait ressentir ce qu’ils éprouvent, en sorte que les créatures qu’il observe parlent elles-mêmes à travers lui. C’est la non-connaissance encore qui permet à l’artiste taoïste de peindre une forêt « telle qu’elle apparaît aux arbres eux-mêmes » et de saisir « la tigréité [1] du tigre », en communiquant ainsi un sentiment de la nature que l’on trouve rarement dans la peinture occidentale, influencée par un anthropocentrisme excessif.

Par la connaissance rationnelle, l’homme de science est un spectateur de la nature. Par la non-connaissance, il participe à elle, car elle entraîne une communion dans la compréhension et met un terme à la souffrance de nombreux individus qui, comme dit André Gide, « ont peur de se découvrir solitaires et dès lors renoncent à se chercher ». Pour citer les bouddhistes zen :

Un vieux pin prêche la sagesse

Un oiseau sauvage crie la vérité…

La probité et l’humilité règnent au royaume de la non-connaissance. Il n’y est pas question de gloire, de préséances, de récompenses, de titres ni d’honneurs mais seulement de participation. Un homme ignore l’oubli de soi-même tant qu’il ne partage pas la non-connaissance avec la nature.

Dans le domaine de la recherche, la création est une émanation de la non-connaissance. Elle est l’atteinte de l’ineffable et l’expression de son « synonyme rationnel » dans notre langage humain. La recherche créatrice n’est pas la transformation d’un fait rationnel en un autre, l’adaptation d’une théorie à de nouveaux systèmes, la conversion d’une hypothèse en une quincaillerie pratique : ce ne sont là que de simples formes de recherche tautologique. Leurs aboutissements ne sont certes pas négligeables : ils marquent le passage de la théorie à l’utilité pratique, des rêves de laboratoire au bien-être humain — mais ils ne sont pas création.

L’homme de science ordinaire considère la créativité comme un prolongement de la rationalisation. Il faut, dit-il, lancer les idées et les théories nouvelles comme des hameçons dans l’océan du savoir : si on le fait avec suffisamment d’obstination, on ramènera peut-être, tel un pêcheur heureux, quelque vérité jusqu’alors inconnue. Mais telle n’est pas la véritable voie de la créativité. Les hameçons de la raison ne pénètrent pas dans les eaux de la non-connaissance. Pour sonder les profondeurs de celle-ci, on doit s’en remettre à sa propre conscience de l’ineffable. À ce stade, la connaissance rationnelle et pratique est un frein, dont le chercheur devrait libérer son esprit. Il devrait essayer d’atteindre à une complète fusion de sa propre non-connaissance avec la non-connaissance de l’objet de sa recherche. C’est seulement après que cette union ineffable est accomplie qu’il est possible de tenter de la transformer en son équivalent conscient et rationnel. À ce moment la connaissance rationnelle classique intervient comme test : de nouvelles formes d’expression sont imaginées, ou ce qui est indéfinissable est écarté. La capacité d’accomplir ces difficiles synthèses est un don assez peu partagé, ce pourquoi le génie créateur se manifeste rarement.

Ce concept de non-connaissance a entraîné beaucoup de tâtonnements en Occident. Il est malheureux cependant qu’on y ait gaspillé beaucoup d’efforts pour rationaliser la non-connaissance ou pour l’opposer à la connaissance rationnelle. Croire qu’elles s’excluent mutuellement entraîne à penser à tort que l’absence de l’une entraîne ipso facto la présence de l’autre. De telles « vérités du sens commun » font perdre tout contact avec les vérités plus hautes.

L’art surréaliste a cherché une nouvelle connaissance par les voies du subconscient et de l’irrationnel. Les rêves y sont devenus des poteaux indicateurs. Dans les peintures de Salvador Dali, nous trouvons un curieux mélange de détails d’une précision photographique et de juxtapositions incongrues des cadavres sur un piano, des yeux qui sont des coquillages, des machines à coudre sur des tables d’opération. Ces paradoxes visuels ont pour but de suggérer l’existence d’une « réalité seconde » et l’idée que « tout est dans tout ». Pourtant, la parenté entre le subconscient surréaliste et la non-connaissance est assez éloigné. La poursuite dogmatique et agressive de l’irrationnel dans le surréalisme contraste nettement avec la passivité sereine et réfléchie de la non-connaissance.

L’analyse de la cognition selon Sorokin pourrait être prise comme une introduction au concept taoïste de la non-connaissance. Sorokin admet l’existence de trois formes de vérité : 1o la vérité sensorielle, constituée par les « informations » qu’apportent les organes des sens, 2o la vérité rationnelle, atteinte par la logique, la raison et la méthode scientifique ; 3o la vérité spirituelle, qui est suprarationelle et supra-sensorielle. C’est à son domaine que se rattachent l’intuition, les révélations, l’illumination soudaine des bouddhistes.

Il n’y a qu’une légère différence entre la triade de Sorokin et la triade dont nous parlons ici (connaissance rationnelle, connaissance intuitive et non-connaissance). Notre connaissance rationnelle est une combinaison de la vérité sensorielle et de la vérité rationnelle de Sorokin. Notre connaissance intuitive et notre non-connaissance sont peut-être toutes deux impliquées par Sorokin dans sa vérité spirituelle, si elles sont séparées dans notre propre exposé. Pour nous, la connaissance intuitive est considérée comme une connaissance issue d’une source suprarationelle mais généralement limitée à l’esprit humain. C’est une intégration instantanée de la pensée humaine non exprimée. La non-connaissance est également suprarationelle à l’origine, mais sa conception n’est pas limitée à l’esprit humain : elle est le fait de la nature tout entière. D’où il résulte que la non-connaissance n’est pas une projection d’un ego personnel dans la nature, mais l’ego de la nature partagé entre tous. Elle seule fait participer activement l’homme à la vie de cette nature. La connaissance rationnelle ouvre l’homme à la science. S’y ajoutant la connaissance intuitive, nous obtenons l’homme total. S’y ajoutant encore la non-connaissance, cet homme total s’ouvre à la nature elle-même.

L’un des plus beaux poèmes taoïstes inspirés par la non-connaissance fut écrit au IVe siècle par Tao-Ch’ien. Le voici :

J’ai bâti ma hutte dans une zone habitée

Et pourtant je n’entends aucun bruit de cheval ou de carrosse.

Voulez-vous savoir comment cela est possible ?

Un cœur distant [2] crée la solitude autour de lui…

Je cueille des chrysanthèmes au pied de la haie

Et j’y contemple longuement les lointaines collines de l’été.

L’air de la montagne est frais au crépuscule,

Les oiseaux reviennent deux par deux.

Dans ces choses se cache une profonde signification,

Mais lorsque nous voulons l’exprimer, les mots soudain nous font défaut…

En dépit du peu de compréhension qu’elle a trouvée chez les positivistes et les esprits scientifiques, la sensibilité esthétique orientale n’est pas tout à fait étrangère à l’Occident : des poètes comme Shelley et Wordsworth, des mystiques comme Saint Augustin ou Nicolas de Cues ont admirablement exprimé, eux aussi, le sentiment de l’ineffable. L’une des plus profondes et des plus récentes expressions de la non-connaissance dans la littérature occidentale nous est proposée par Eugène O’Neill dans Le long voyage dans la nuit, où le fils cadet, Edmund Tyrone, dit : « J’étais allongé sur le beaupré, tourné vers l’arrière, et, sous moi, l’eau bouillonnante s’élevait en écume. La beauté du spectacle et le rythme chantant des vagues me saoulaient. Pendant un moment, j’eus l’impression de me perdre, de me dissoudre, dans la mer, de devenir moi-même voiles blanches et écume, beauté et rythme, de devenir le clair de lune, le navire et le ciel constellé. Sans passé ni avenir, je connaissais la paix, l’unité, une joie sauvage : je participais à quelque chose de plus grand que ma propre vie ou que la vie de l’homme : à la Vie elle-même, à Dieu si vous voulez… »

La différence de point de vue entre l’Orient et l’Occident entraîne une différence significative entre leurs méthodologies respectives, notamment en ce qui concerne l’acquisition de la connaissance. Chacun des deux a développé des techniques adaptées à ses buts. La science occidentale a adopté la méthode positive et l’Orient taoïste la méthode négative. Selon la méthode positive, le sujet considéré est mis en évidence et analysé systématiquement. Selon la méthode négative, il n’est à dessein pas mis en discussion : en ne « disséquant » pas le x ineffable en question, mais en limitant l’analyse à ce qu’il n’est pas, les caractères de ce x sont révélés à notre conscience obscure.

De nombreuses paraboles de la Bible sont l’expression de cette approche négative. Même dans des domaines d’activité qui ne sont pas nécessairement liés à l’Église et aux Écritures, il y a là un sens aigu du caractère indescriptible des essences. On peut par exemple mettre en opposition la conception négative de la résistance au mal selon le Christ (« Si l’on te frappe sur la joue droite, tu tendras la joue gauche ») et la conception positive des anciens Hébreux (« Œil pour œil, dent pour dent »). Rappelons également le défi négatif lancé par Garibaldi à ses hommes lorsque la défense de Rome apparut sans espoir : « Que ceux qui osent continuer à combattre l’étranger me suivent. Je ne leur offre ni argent ni nourriture, mais la faim, des marches forcées, le combat et la mort. » Nous pouvons encore comparer la méthode positive de conquête de l’indépendance appliquée par l’armée combattante de Washington à la méthode négative de Gandhi, la « résistance passive ».

Même chez les meneurs d’hommes la méthode négative trouve assez souvent ses partisans. Beaucoup de dirigeants les plus soucieux d’efficacité se gardent de recourir aux méthodes positives lorsqu’ils donnent leurs directives ; au contraire, ils se contentent d’indiquer à leurs subordonnés ce qui doit être fait et de critiquer leurs erreurs, sans leur donner d’instructions ou de conseils précis — ce qui est contraire à la règle de conduite recommandée par les bons manuels d’administration. Tôt ou tard, si lesdits subordonnés sont ouverts aux inspirations de la non-connaissance, ils découvriront ainsi par eux-mêmes les principes ineffables du comportement humain. Confucius disait : « Refuser d’instruire celui qui est capable d’apprendre, c’est perdre un homme ; instruire celui qui n’est pas capable d’apprendre, c’est perdre son temps et ses mots. » Et, dans le même ordre d’idée, il faut citer ces propos que Tchouang-Tseu prête à l’Esprit de l’Océan s’adressant à l’Esprit de la Rivière : « On ne peut parler de la mer à la grenouille du puits, créature d’une sphère inférieure. On ne peut parler de la glace à un insecte de l’été, créature d’une seule saison. On ne peut parler du Tao à un pédagogue : son optique est trop limitée. Mais à présent que tu es sorti de ton étroite sphère et que tu as vu le grand océan, tu connais ta propre insignifiance — et je puis te parler des grands principes. »

Enfin nous trouvons dans l’histoire de Ch’an un exemple de subtile utilisation de la méthode négative en matière d’enseignement. Chaque fois qu’on lui demandait d’expliquer le Tao, le Maître levait le pouce et restait silencieux. Son serviteur, un jeune garçon, s’amusait à l’imiter. Un jour qu’il se livrait à cette mimique, le Maître lui trancha le pouce, sur quoi le garçon s’enfuit en pleurant. Le Maître l’appela et, lorsque le garçon se retourna, le Maître derechef leva le pouce. Sur quoi le garçon connut une soudaine illumination…

Les méthodes positive et négative ne sont pas contradictoires, ni même nettement distinctes. Ce sont des aspects complémentaires du seul accès à la connaissance totale. Aussi longtemps que nous nous limitons à la méthode positive, nous ne touchons qu’à ce qui est évident. Pour atteindre aux sources secrètes de la connaissance profonde, nous devons faire sa part à la méthode négative. Toutefois, parce qu’il est trop exclusivement attaché à celle-ci, l’Orient n’a jamais pleinement développé ses possibilités positives, et c’est pourquoi lui a manqué l’empirisme clair, logique et méthodique si nécessaire au progrès matériel et industriel. À sa place, il a cultivé le sourire énigmatique de la connaissance négative.

Pour simplifier les choses, nous avons dans ce qui précède considéré séparément la connaissance rationnelle, la connaissance intuitive et la non-connaissance, mais cette classification est plus théorique que réelle. En fait ces trois formes de connaissance sont inséparablement unies, et elles peuvent être envisagées comme l’image unique mais vue sous des angles différents de la qualité fondamentale qui fait de l’homme un homme. On peut cultiver chez un athlète l’agilité à la course, la faculté de parer les coups, l’art de lancer un ballon ou un disque : ces diverses spécialités ne sont jamais que des formes d’expression différentes du même « don » inné, auquel on s’est borné à faire prendre par un entraînement adéquat une direction particulière. Il en va de même pour les trois formes de connaissance et pour les techniques de la méthode positive ou négative. Chacune de ces formes a son efficacité propre dans certains « jeux » de la vie. Mais alors que l’athlète choisit de briller dans un seul sport, nous sommes appelés, nous, à les pratiquer tous, si on peut dire, sur le plan qui nous occupe ici — et dès lors nous devrions être pourvus de toutes les formes de compréhension.

La valeur essentielle de la science réside dans la mise en œuvre d’une nouvelle manière de penser. La méthode, elle, se fonde sur la postulation, basée sur la connaissance rationnelle. Au cours de ces trois derniers siècles, cette technique a ouvert des perspectives vastes et jusqu’alors inconcevables — mais l’acquisition de nouveaux joyaux ne saurait nous faire mépriser les anciens. La Sagesse des Anciens, qui associe les éléments de la connaissance intuitive et de la non-connaissance, demeure inaltérée. Elle est toujours la règle sur quoi se fondent les importantes décisions qui concernent l’homme en tant qu’homme. Cette Sagesse est l’art suprême de dominer, d’unir et d’utiliser les trois formes de connaissance. Une connaissance fragmentée, telle que la science a coutume de la proposer en mettant uniquement l’accent sur la rationalisation, n’est pas la Sagesse.

Comme l’a reconnu Cassirer, la crise que connaît aujourd’hui la connaissance qu’a l’homme de lui-même tient au fait qu’« une force centrale, capable de diriger tous les efforts individuels, a cessé d’exister ». Malheureusement, Cassirer et d’autres ont voulu chercher ce pouvoir centralisateur dans la seule nature humaine. Pour pénétrer la nature de l’homme, il faut utiliser un langage qui aille au-delà des limites de cet homme, car il ne peut se connaître lui-même par sa seule connaissance : il lui faut recourir au langage universel de la non-connaissance. Puissent s’en souvenir ceux qui cherchent à harmoniser la science et la nature.

(Extrait de l’anthologie : Le monde du zen par Nancy Wilson Ross, Stock 1968)

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1 En anglais : tigerishness. (C. E.)

2 Id est : un esprit détaché. (C. E.)