Le Zen et le miracle Japonais, entretien avec Taisen Deshimaru

Le zen n’est pas une réponse spirituelle à un monde matérialiste. C’est une façon de contrôler les rapports de l’un et de l’autre. C’est une réponse à la fois matérielle et spirituelle. Le rôle du maître zen consistant uniquement à éduquer, en donnant une réponse antithétique à une question thèse, C’est donc une sorte de dialectique orientale, et même si tous les jeunes Japonais ne sont pas soumis à un enseignement zen, ils en sont imprégnés de par la tradition mentale de la société dans laquelle ils évoluent.

(Revue Question De. No 48. Juillet-Août 1982)

Le « Monde-Dimanche » publiait dans son édition du 23 mars 1981, une longue interview de Maître Deshimaru, réalisé par Jean Mandelbaum. L’objet de cet entretien était de percevoir les causes socio-culturelles et socio-spirituelles du succès incontestable que connaît le Japon dans le domaine économique. En effet, après avoir recherché dans différentes directions les raisons d’un tel succès, il paraît maintenant établi pour les occidentaux que, comme le dit Jean Mandelbaum dans son introduction : « Ce sont surtout des éléments irrationnels qui déterminent la progression foudroyante de cette nation ».

Grâce à cet article, qui a connu un impact important, Maître Deshimaru a pu expliquer plus profondément l’influence des grandes notions du Zen dans la mentalité japonaise et dans sa manière de s’adapter aux circonstances actuelles. En voici de larges extraits :

• Le Zen peut-il être considéré comme l’une des raisons du succès économique japonais?

Certainement.

• Pour mieux comprendre, analysons certains des principes de base du zen : le « mu-jo ».

C’est le principe de l’impermanence des choses. Nous, Japonais, en sommes imprégnés (en permanence). Nous savons bien que l’instant présent ne se renouvelle pas, que les choses ne sont jamais exactement identiques. Cela permet une adaptation constante et sans crainte à l’évolution.

• Le « mu-shotoku » ?

C’est l’esprit de non-profit ; agir sans attendre une récompense directe à l’action entreprise. Le subconscient ainsi libéré, toute notre énergie peut être utilisée. C’est donc paradoxalement en abandonnant toute ambition personnelle que l’on réussit.

• Le « hishi-ryo » ?

C’est l’esprit même du zen. La conscience au-delà de la conscience, la conscience absolue, la conscience naturelle. Il faut conserver cet état d’esprit pendant la pratique du za-zen. C’est une notion parfaitement incompréhensible hors de la pratique du zen.

• Que recherchez-vous alors ?

Suivre naturellement l’ordre cosmique des choses. Mais tout le monde ne réussit pas.

• Le zen est donc extrêmement utile pour l’homme moderne ?

Tout est utile, mais rien ne doit être fait dans un but utilitaire. On ne peut expliquer à quoi le zen est utile. Ses usages sont infinis et indicibles. On ne peut les délimiter. Il est toutefois concevable que le zen résolve tous les problèmes humains, car le zen contrôle tout. Je peux par exemple apporter la sagesse aux hommes politiques, l’efficacité aux hommes d’affaires.

• Peut-on établir des rapports entre le zen et la psychanalyse ?

Je ne suis pas psychanalyste, et il m’est difficile de répondre, mais je peux dire ceci : il faut laisser venir l’énergie de l’inconscient et non pas la forcer à sourdre.

De célèbres spécialistes de la psychologie du comportement sont parfaitement d’accord avec cet aspect du zen.

• Et le « satori », qui est présenté en Occident comme l’illumination finale apportée par le zen ? Est-ce bien cela ?

Non pas du tout. Le « satori » c’est simplement le fait de retrouver la conscience de Bouddha que le Karma nous cache. Il faut répéter les bonnes choses en permanence. Tout le monde a un esprit sain au départ, et c’est en pratiquant le za-zen que l’on chasse les angoisses et les peurs, et que les racines de l’esprit se purifient. C’est cela le satori.

• Est-il exact que le zen cherche à rompre les relations affectives entre le maître et les disciples ?

Ces relations affectives sont importantes, mais il faut aller au-delà, et rechercher l’unité entre le maître et le disciple.

Au moment de la fusion entre maître et disciple, le disciple devient maître et l’unité originelle est retrouvée. L’amour à l’européenne est un dualisme, l’amour « Zen » est unité. Unité du corps et de l’esprit.

• Être moine zen ne signifie pas apparemment pour vous rompre avec la vie séculaire ?

En effet, dans le zen, les moines sont ceux qui simplement cherchent la foi.

• Et la mort pour vous ?

C’est simplement le retour du corps et de l’esprit à leurs éléments originels.

• Pour en revenir à l’économie, quels sent les rapports du zen et du travail ?

Le fait de ne pas travailler est traditionnellement perçu par les Japonais comme quelque chose de fondamentalement nocif. Cela est une attitude parfaitement zen. C’est le Gyo-gi. Le travail à la japonaise consiste à faire un effort important, apparemment sans objet, c’est-à-dire sans récompense immédiate. Il faut bien comprendre que c’est le travail en soi qui est le but, et non pas le résultat financier ou autre.

Un grand acteur ne travaille pas pour de l’argent, mais pour accomplir sa tâche d’acteur, le mieux possible. Au Japon, les syndicats peuvent se mettre en grève, mais chaque individu souhaite continuer à travailler.

Et la place de Dieu dans tout cela ?

Je ne crois pas en un Dieu personnel. Je crois au cosmos. Dans sa puissance fondamentale. On ne peut apercevoir l’unité cosmique, mais seulement son ordre. On est donc obligé de croire à cet ordre fondamental. Il n’y a pas de substance essentielle dans notre corps, simplement des connections qui créent la vie. Il n’y a pas de dieu, ni fixe ni palpable.

• Comment peut-on conclure cet entretien ?

Le zen n’est pas une réponse spirituelle à un monde matérialiste. C’est une façon de contrôler les rapports de l’un et de l’autre. C’est une réponse à la fois matérielle et spirituelle. Le rôle du maître zen consistant uniquement à éduquer, en donnant une réponse antithétique à une question thèse, C’est donc une sorte de dialectique orientale, et même si tous les jeunes Japonais ne sont pas soumis à un enseignement zen, ils en sont imprégnés de par la tradition mentale de la société dans laquelle ils évoluent.

• Comment voyez-vous l’avenir du zen en Occident ?

Tôt ou tard, les principes, au minimum disons utilitaires, du zen seront intégrés dans la mentalité occidentale. Cela me paraît inéluctable. »

Dans un encadré, l’auteur de l’article rappelait les principes du Zen. Il concluait ainsi :

Aujourd’hui, peu de Japonais pratique le zen. Paradoxalement, ce sont les Occidentaux qui en sont les plus nombreux et les plus ardents adeptes. Il est indéniable cependant que les principes de base du zen ont imprégné l’inconscient collectif, et que la mentalité quotidienne japonaise reste relativement proche du zen originel. C’est pourquoi il est vraisemblable que c’est dans le zen qu’il faut chercher les clés de la croissance ininterrompue du Japon.

Il apparaît ainsi clairement que :

— Le principe du gyo-ji, « ligne directrice du travail », explique la forte productivité japonaise ;

— Le principe du mu-jo, « impermanence des choses », permet l’adaptation constante des individus â l’évolution du monde ;

— Le principe du mu-shotoku, « esprit de non-profit », peut expliquer la volonté créatrice et le consensus social élevé du Japon.

Quant au principe d’hishi-ryo, « conscience au-delà de la conscience », il permet la mise en œuvre cohérente des trois concepts précédents.