Hervé Soupiron-Michel
Le Zoo Humain

Le drame de cette humanité c’est de s’être persuadé qu’il valait mieux inventer sa provenance plutôt que de la vivre. Et pourtant, quand je les observe je vois clairement se manifester le flux de vie qu’ils ont tous en commun : fleuve, rivière, ruisseau, torrent, source ; je vois ce flux aborder leurs corps sclérosés, réels ou imaginés, essayer de se frayer un chemin, contournant les écueils que lui oppose la marionnette de bois qu’ils ont construit durant toute leur vie, souvent sans en avoir eu conscience.

Hervé Soupiron-Michel enseigne le Yoga de l’Écoute, la Méditation Corporelle et le Piano en privilégiant l’aspect énergétique des mouvements du corps et de la musique ainsi que leur relation multidimensionnelle à l’espace et au temps. Il a développé son approche particulière à partir d’expériences personnelles, de l’enseignement de Jean Klein et de la Tradition Shivaïste Tantrique du Cachemire. Une relation simple et joyeuse avec Virgil lui a permit d’approfondir sa compréhension et son vécu du corps, de l’énergie et de la Vie. Il écrit des poèmes, des contes et des nouvelles qui sont l’expression de son enseignement et de son vécu.

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Assis dans ce restaurant du Green Turtle Club dans l’île de Green Turtle Cay près de l’île d’Abaco dans l’archipel des Bahamas, j’observe, comme je le fais toujours dans les aéroports, l’humain circuler, saisi comme d’habitude par la diversité de cette espèce.

Je ne peux m’empêcher à chaque fois de laisser remonter en moi une expérience singulière, lorsque allongé dans l’herbe je réalisai que, vu de près, tous ces brins d’herbe était différents.

La distance est un élément très important de l’espace. Mais, que ce soit sur les plans de la Physique et de toutes les physiques imaginables ou inimaginables, de la Conscience, humaine ou non, de la Vie dans ses phases d’évolution, de la latence de l’être à son existence accomplie; l’accomplissement linéaire ou binaire ou même en spirale n’exprime en aucun cas la Réalité du réel. Car expliquer la Vie comme s’attache l’humain à le faire depuis toujours ressemble à l’activité de ces jeunes enfants clôturés dans leur parc à jouets. Eux, découvrent le monde avec une appréhension sensorielle pure ; tandis que plus vieux, le parc dans lequel ils jouent, n’a plus la matérialité du bois noble qui limite l’exploration des enfants à leur jouets. Mais ce qui est fascinant c’est de voir qu’adulte, l’humain est toujours dans son parc. Celui-ci a certes changé de forme et de texture et il porte toutes sortes de noms, mais il est devenu une boîte dans laquelle l’humain est alors privé de l’espace hors parc qui rend l’expérience de l’enfant si belle et si passionnante. Car le corps de l’enfant se sent lui-même et l’enfant jouis de cette sensorialité d’autant plus que le couvercle de la boîte n’est pas encore formé. Quand il lève les yeux l’espace dont il vient est encore ouvert : c’est la fontanelle de son existence.

Le drame de cette humanité c’est de s’être persuadé qu’il valait mieux inventer sa provenance plutôt que de la vivre. Et pourtant, quand je les observe je vois clairement se manifester le flux de vie qu’ils ont tous en commun : fleuve, rivière, ruisseau, torrent, source ; je vois ce flux aborder leurs corps sclérosés, réels ou imaginés, essayer de se frayer un chemin, contournant les écueils que lui oppose la marionnette de bois qu’ils ont construit durant toute leur vie, souvent sans en avoir eu conscience.

Il y a une beauté certaine à voir l’eau en action, à sentir sa souplesse, sa forme et sa non-forme. À découvrir sa force respectable. Et surtout de savoir par expérience concrète qu’elle peut avoir raison de toute résistance tant qu’elle existe. Mais il n’y a pas pour elle de temps chronologique ni de forme définie. C’est ce qui fait sa force et sa faiblesse apparente.

Je vois cette Vie sortir par les orbites de leurs yeux, se glisser dans un de leurs sourires, apparaître dans un de leurs mouvements, transmuter l’espace d’un instant le carcan de leur boîte, faire fondre même le souvenir inconscient de leur parc à jouer d’enfant, en lumière et en joie si pures qu’il m’est alors impossible de remettre en question la merveilleuse phrase de Rainer Maria Rilke : « La vie n’est que le rêve d’un rêve c’est autre part qu’on est éveillé ». Que ce soit le rêve ou le cauchemar d’un rêve, c’est bien ailleurs que se trouve « la Vraie Vie ».

Et le cœur des enfants s’émerveilla
Devant la neige légère déposée sur leurs cils
Du froid sec crissant sous leurs pas
Et des flocons blancs dansant sur un fil

La pureté de l’air
Les rendait flottants
Inondés de lumière
Ils avaient le cœur contant

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Le temps passe
Et la Vie demeure,
Les pensées se lassent
Et s’éveille le cœur,
Dans ce grand espace
De la Conscience c’est l’heure

Dans ce silence verdoyant
Que nul ne peut sonder,
Des oiseaux s’élève le chant
Comme nous passager :
Dans le bruissement du vent
Je me laisse aller…

Le poète s’étonne
De la chute du vers,
C’est le silence qui tonne
Et foudroie le papier,
La plume court comme l’éclair
Devant lui médusé.

Sa présence futile,
Étonnement ravi,
Tisse un lien servile,
Lui donne un repos,
Un instant de Vraie Vie,
La grâce d’un dépôt.

Sans mémoire, sans espoir,
Il glisse dans le temps;
Libre, comme le soleil d’un soir
Dans sa course si ardente;
Et l’espace d’un instant
Il devient son amant.

Ah! Poésie de la vie
Qui sans cesse nous séduit
Que de morts dans nos vies
Abreuvent tes envies
Car c’est de nos nuits
Que naît ton infini.

Hervé