Aimé Michel
L'énigme d'être

Si beaucoup de physiciens voient dans le théorème de Bell une sorte de recommencement, de reprise au départ de la physique, c’est que son essence se réduit réellement, et non pas par métaphore à un raisonnement de pure logique de quelques lignes à peine, sans la moindre équation. Il suffit, pour le comprendre, de savoir ce qu’est une addition. En physique, ce raisonnement simplissime s’applique aux mesures que l’on peut faire sur deux particules ayant même origine. Mais on n’a besoin ni de physique ni de particules pour comprendre le raisonnement, qui est universel…

(Revue Question de. No 37. Juillet-Août 1980)

Pour la première fois depuis Galilée, la science, devenue en quatre siècles de plus en plus complexe et ésotérique, offre à la méditation profane ce qui pourrait devenir son nouveau principe fondamental ou, comme le disent plusieurs, « son nouveau paradigme ». Il s’agit du théorème de Bell, dont j’ai déjà parlé ici. D’une part, en effet, ce théorème est salué comme « la plus profonde découverte de la science » [1]. Et d’autre part, il se réduit à un raisonnement d’une géniale simplicité, ne requérant pour être compris aucune connaissance de physique. Ainsi, tout lecteur décidé à faire un certain effort de réflexion pour pénétrer au cœur de cette découverte peut-être sans égale, et la comprendre. Non pas en comprendre une expression métaphorique et vulgarisée comme c’est le cas de toutes les découvertes depuis Galilée, où l’on ne peut espérer comprendre que si l’on se munit de forces mathématiques, mais en saisir l’exacte réalité telle que la saisissent les physiciens.

Ainsi, chacun est convié à méditer cette vision nouvelle née en 1964, à en mesurer la signification et la portée, à en tirer pour soi-même la conception du monde qui en découle.

La basse-cour

D’abord, il faut bien saisir que depuis Galilée, rien en physique n’est compréhensible sans calcul. Pour se faire entendre aussi largement que possible, les savants ont souvent dispensé des prodiges d’ingéniosité. Mais vient toujours un moment (et ce, dès le vivant de Galilée) où l’on doit remplacer un calcul par une image et dès lors, l’essentiel commence d’échapper.

Prenons le théorème fondamental de la dynamique, invention précisément de Galilée et d’où vont sortir la découverte par Newton de la gravitation universelle et toute la physique déductrice jusqu’à nos jours, jusqu’à Einstein et au-delà. Sans mathématiques, on énonce ce théorème en disant que la force est proportionnelle à la masse et à l’accélération.

Mais, d’abord, il faut savoir que « proportionnel à… et à… » veut dire en réalité « proportionnel au produit de… par … » (ici « de la masse par l’accélération »).

De plus, le mot « accélération » n’est compréhensible que si l’on sait calculer la dérivée seconde d’une fonction du second degré. L’automobiliste a une certaine intuition de l’accélération. Mais cette intuition est presque toujours trompeuse. Par exemple, s’il va de plus en plus vite, il croit qu’il accélère  de plus en plus. Or, très souvent, en réalité, il va de plus en plus vite en accélérant de moins en moins. Je doute que l’on puisse voir clairement cela sans savoir ce qu’est une dérivée seconde, sans avoir dessiné vingt fois soi-même la représentation graphique de la fonction du second degré (une parabole, comme le sait tout bachelier) et de ses deux dérivées.

Or, ce n’est là que le début, la source de la science, son point de départ historique au début du XVIIe siècle. Tout par la suite n’a cessé de se compliquer. On peut, grâce à des images de plus en plus trompeuses, se faire une certaine représentation des découvertes de ces quatre siècles. Mais, sous la trame du calcul, on est de plus en plus éloigné du pourquoi et du comment de ces représentations. L’impossibilité de comprendre culmine avec la physique quantique, puis avec les toutes récentes théories qui essaient de concilier Relativité et Physique quantique, par exemple la Géométrodynamique de Wheeler, beau casse-tête, et jusqu’ici, d’ailleurs, invérifié !

Si beaucoup de physiciens (comme MM. d’Espagnat et Costa de Beauregard en France) voient dans le théorème de Bell une sorte de recommencement, de reprise au départ de la physique, c’est que son essence se réduit réellement, et non pas par métaphore à un raisonnement de pure logique de quelques lignes à peine, sans la moindre équation. Il suffit, pour le comprendre, de savoir ce qu’est une addition. En physique, ce raisonnement simplissime s’applique aux mesures que l’on peut faire sur deux particules ayant même origine. Mais on n’a besoin ni de physique ni de particules pour comprendre le raisonnement, qui est universel. Je me suis amusé à l’appliquer à une basse-cour [2]. Ce cas est très intéressant car il permet la démonstration la plus courte proposée jusqu’ici [3]. La voici :

Ma basse-cour est peuplée :

1. de coqs, parmi lesquels des poulets ;

2. de poules, parmi lesquelles des poulettes ;

De plus, cette volaille grosse et petite est aléatoirement [4] blanche ou noire.

Théorème : le nombre des poulets est toujours inférieur ou égal au nombre des coqs noirs augmenté du nombre des petites volailles blanches.

Démonstration : Considérons un poulet quelconque : s’il est noir, il appartient au groupe, plus nombreux, des coqs noirs (qui comprend aussi les poulets noirs) ; s’il est blanc, il appartient au groupe, plus nombreux, des petites volailles blanches (qui, outre les poulets, compte aussi les poulettes).

Le théorème est ainsi démontré.

Un théorème synthèse ?

i l’on s’en tient là, on ne voit pas à quoi peut servir ce théorème. En réalité, il faut considérer la version statistique. Cette version statistique est dite « deuxième théorème de Bell » mais ce n’est que la copie du premier. La voici, toujours avec notre volaille.

« Dans une basse-cour assez peuplée pour que jouent la loi des grands nombres, je prélève trois échantillons [5] et je dis : le nombre des poulets du premier échantillon est toujours inférieur ou égal au nombre des coqs noirs du deuxième échantillon augmenté du nombre des petites volailles du troisième échantillon. »

Le lecteur peut constater que c’est bien la copie du premier théorème. On suppose seulement que les trois échantillons sont statistiquement identiques (c’est ce qu’on admet toujours dans les sondages) [6].

Quoique d’une simplicité cristalline (que le lecteur reconsidère la démonstration du premier théorème), la trouvaille de Bell plonge l’esprit dans une sorte de malaise, de « difficulté d’être », comme si l’on nous demandait un geste intérieur inhabituel.

Et c’est bien le cas ! Car il faut tenir, présentes simultanément sous le regard de l’attention, les trois appartenances possibles de chaque volaille à des ensembles différents : chacune des volailles est forcément grande ou petite, mâle ou femelle, blanche ou noire ; chacune a forcément à la fois trois de ces caractères. On n’a pas l’habitude de penser ainsi. Ce n’est ni de la rhétorique seule ni de l’arithmétique seule, c’est à la fois de la rhétorique, de l’arithmétique (il faut savoir compter jusqu’à trois, mettons jusqu’à six !) et autre chose : la logique des ensembles ; quoi qu’à son niveau le plus élémentaire.

Interaction = phénomène

Je suppose que le lecteur a fait l’effort de ce geste intellectuel élémentaire mais difficile. S’il n’a pas lu le livre de d’Espagnat, il ne voit toujours pas à quoi sert le théorème.

Il sert tout simplement à ceci : si la physique quantique ne se trompe pas, si elle décrit vraiment la réalité, alors on doit prévoir que le raisonnement de Bell, quoique d’une logique sans faille (et que chacun peut en outre vérifier en comptant des poules) sera contredit par l’expérience chaque fois qu’au lieu de poules on comptera des particules élémentaires ayant même origine.

N’est-ce pas fantastique ? Comment les lois de l’addition la plus élémentaire (ne dépassant pas le chiffre 6) peuvent-elles être contredites par l’expérience ? Supposons que je compte et dispose l’une à côté de l’autre six petites cages ; supposons qu’ensuite je prenne une à une six poules, que je mette la première dans la première cage, la deuxième dans la deuxième cage, et ainsi de suite. Il est absolument impossible, n’est-ce pas ? qu’ayant casé mes six poules dans les six petites cages, il me reste néanmoins deux ou trois poules dans la main (m’étant préalablement assuré que je n’avais bien que six poules au départ).

Cependant, c’est bien ce que prévoit la physique quantique, comme l’avait montré Einstein dès les années trente. Dans l’esprit d’Einstein, cela signifiait : « vous voyez bien que la physique quantique est une absurdité et qu’il faut trouver autre chose ! ».

Personne n’avait pris au sérieux l’objection d’Einstein jusqu’à ce que Bell, par un effort vraiment génial de réflexion, lui donnât la forme quintessenciée d’un théorème absolument évident, compréhensible par un enfant. Comme je l’ai dit dans mon précédent article sur cet ahurissant problème, les expériences, jusqu’ici, donnent raison à la physique quantique contre l’évidence logique du théorème : après avoir casé vos six poules dans les six petites cages à raison d’une poule par cage, il vous reste deux ou trois poules en main. D’autres expériences plus raffinées sont en cours et quelques physiciens (l’Italien Selleri) espèrent encore que finalement on trouvera le truc, que les six damnées poules seront casées. Ce qui, remarquons-le, serait la plus grande catastrophe de l’histoire des sciences, car il faudrait trouver une explication nouvelle, toute différente, à toutes les découvertes du XXe siècle, et personne ne voit laquelle.

J’ai dit aussi qu’à la suite de Bell lui-même, la presque totalité des physiciens interprètent la violation de son théorème par la nature comme la preuve qu’aucun phénomène physique n’est local, que la distance « séparant » les phénomènes est une illusion. En réalité, aucun phénomène élémentaire ne serait local. S’il existe encore quelque chose qu’on peut appeler « phénomène », c’est l’ensemble des interactions en acte. Ce n’est pas la « particule », par exemple, qui est le phénomène, mais l’ensemble des particules ayant interagi ou même qui ultérieurement interagiront. Ou même ce pourrait être l’interaction ou l’ensemble des interactions ! C’est là l’interprétation actuellement reçue : dans le cas des poules et des cages, le fait de compter les poules changerait à distance le nombre des cages : cages et poules seraient « non-locales ».

Où est l’Etre ?

La non-localité est-elle la seule interprétation possible ? Les physiciens tiennent à rester maîtres de leurs interprétations. D’Espagnat dit clairement que le non-physicien ne saurait avoir aucune idée utile sur ce problème.

Naturellement, il faut respecter les immenses connaissances des physiciens ; et plus encore peut-être l’immense effort intellectuel oui les a conduits jusque-là. Il est indiscutable que cet effort est actuellement sans égal. Mais rappelons-nous : la réflexion géniale et soutenue de cette fine pointe de l’avancée humaine a eu justement pour effet de dénuder pour la première fois depuis Galilée un principe tellement simple qu’il se situe et s’exprime dans les fondements mêmes de la logique. Tout le monde, pour la première fois depuis Galilée, peut comprendre un problème fondamental de la physique. Est-il certain que le commun des mortels n’a rien à dire sur quelque chose que (grâce à de plus savants), il est mis à même de comprendre ?

Les expériences imaginées à partir du Théorème de Bell portent sur quelques-unes des idées philosophiques les plus méditées depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent : qu’est-ce que l’espace ? le temps ? Qu’est-ce, même, que la logique ?

Exemple. Dans la formulation du théorème, on ne peut éviter le recours au verbe être (le nombre de… est inférieur à la somme de…, etc.). Mais le mot « être » en philosophie a bien des sens, et notamment des sens différents de celui qu’examine d’Espagnat et qui n’existe que dans les langues indo-européennes. Il me semble douteux que l’un des plus profonds aspects de la nature ait quelque chose à voir avec un hasard de l’histoire linguistique d’une tribu préhistorique, fût-elle indo-européenne !

D’Espagnat s’interroge sur l’« Etre » d’où naîtrait le monde des apparences exploré par la science.

N’en déplaise à ce grand esprit que j’admire et respecte, je crois que le verbe « être » impliqué dans l’expression des inégalités de Bell (« est supérieur », etc.). Cet « être » nous renvoie, non point à une méditation sur l’Etre, pur leurre linguistique depuis le To ôn des Grecs jusqu’au Das ein germanique en passant par la Natura du juif latinisé Spinoza grandement admiré par d’Espagnat, je crois, dis-je, que l’« être » instrumental du Théorème, plus gravement, nous renvoie aux infirmités de notre logique qui ne peut pas s’en passer, qui ne peut raisonner qu’en acceptant cet « être » là, fondement du principe d’identité et de toute pensée rigoureuse.

Je reviendrai ultérieurement sur ce problème, car il y faudrait un autre article. Puisse le lecteur sentir ce qu’il doit aux physiciens qui ont su reformuler les questions fondamentales dans une langue accessible à tous. Ce qu’ils nous disent n’est certes pas facile à comprendre. Mais c’est simple, clair, nu, et tout homme décidé à penser peut, grâce à eux, se retrouver face à l’essence de sa condition pensante. C’est la grandeur de ce temps angoissant et épique.


[1] « The most profound discovery of science » (H.P. Stapp : Bell’s Theorem and World Process, dans Nuovo Cimento, S11, 29B, n° 2, 11 octobre 1975, p. 270.

[2] Arts et Métiers (la revue des Ingénieurs des Arts et Métiers), janvier-février 1980, p. 29.

[3] Il le permet grâce à certaines particularités de la langue française en rapport avec la théorie des ensembles que l’on n’a pas besoin de connaître.

[4] Au hasard.

[5] C’est-à-dire que trois fois de suite, je prélève au hasard des lots différents de volailles.

[6] On peut le prouver par le raisonnement et par l’expérience mais ce n’est pas utile ici car on le comprend intuitivement.