Anna Kamensky
L'enthousiasme et le fanatisme

Le mot « fanatique » a son origine dans un mot latin qui veut dire : temple. On appelait de ce nom les serviteurs chargés de l’entretien et de la propreté des temples ; ces serviteurs n’étaient pas initiés aux mystères et n’en comprenaient pas la portée, mais cela ne les empêchait pas de remplir leurs devoirs et de s’en glorifier à un tel point que le mot « fanatique » commença à être employé avec ironie pour indiquer le zèle aveugle mis au service d’une idée.

(Revue Le Lotus Bleu. Décembre 1982)

Au siècle dernier, une femme remarquable par son génie, une femme peu appréciée en son temps et presque oubliée aujourd’hui, Mme de Staël, essaya dans une série d’œuvres de baser les recherches sociales sur un fond éthique religieux.

Admiratrice enthousiaste de la Liberté et de la Fraternité, elle salua ardemment la lutte pour le triomphe de son idéal. Mais dans ses travaux elle ne cessa de démontrer que les buts temporaires n’ont un sens et une raison d’être que pour atteindre le but éternel.

Son œuvre, intitulée De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, indique clairement l’influence pernicieuse des passions lorsqu’elles entrent et prennent pied dans le sérieux travail social et le nuisible effet de « l’esprit de parti » qui ruine ou défigure les plus nobles commencements.

C’est l’amour et non la haine qui doit diriger les hommes d’Etat, dit-elle : « L’amour qui brûle d’un pur enthousiasme ». Là où l’amour pâlit, là où il est remplacé par la haine, même dirigée contre les ennemis du bien, le pur et noble enthousiasme disparaît pour faire place au fanatisme escorté de ses sombres satellites.

Notre époque, si pleine de courants et de partis contraires, suggère un brûlant désir de reconstruire l’édifice social sur un fond de principes nouveaux et meilleurs dont la mission sera d’unir au lieu de diviser. C’est pourquoi il n’est peut-être pas inutile de s’arrêter sur les pensées précitées de Mme de Staël et d’approfondir à la lumière de la Théosophie la psychologie de ces deux états d’âme si différents et si souvent confondus, l’enthousiasme et le fanatisme. Et pourtant, le pur enthousiasme est d’autant plus rare que le fanatisme est plus fréquent ; trop souvent l’enthousiasme descend au fanatisme, tandis que ce dernier ne monte presque jamais à la hauteur du premier.

Cette circonstance est peut-être cause de la singulière confusion qui se produit constamment à ce sujet. Si rare est la manifestation de la pure beauté que les hommes trop souvent perdent foi en elle, et la remplacent par de tristes caricatures ; nous nous connaissons encore si peu nous-mêmes et notre capacité d’analyse est si peu développée que ces méprises sont absolument naturelles.

Essayons de préciser ce que c’est que l’enthousiasme. C’est, étymologiquement, Dieu en nous. C’est notre spiritualité dévoilée ou la joyeuse tension de toutes nos forces spirituelles.

Or, la spiritualité est une compréhension de l’Unité éternelle et indivise de tous les êtres ou d’une seule vie sous mille formes diverses ; c’est une foi si profonde qu’elle amène inévitablement à sa suite la réalisation de cette Unité dans la vie même.

L’enthousiasme, c’est-à-dire la spiritualité ardente, est donc une émotion d’amour expansive au plus haut degré, aspirant à tout comprendre et à tout unir.

En rencontrant un point de vue étranger au sien, l’enthousiasme tâche d’entrer en harmonie avec lui, cherche des points de contact et de rapprochement et réalise une attitude de l’âme pacificatrice et conciliante.

Qu’est-ce maintenant que le fanatisme ? C’est un dévouement exclusif et irraisonné, un zèle outré, capable des pires excès pour faire triompher son idée et poursuivant impitoyablement toute idée contraire.

L’origine d’un mot peut quelquefois jeter une lueur qui aide à trancher ou résoudre d’importants problèmes. Le mot « fanatique » a son origine dans un mot latin qui veut dire : temple. On appelait de ce nom les serviteurs chargés de l’entretien et de la propreté des temples ; ces serviteurs n’étaient pas initiés aux mystères et n’en comprenaient pas la portée, mais cela ne les empêchait pas de remplir leurs devoirs et de s’en glorifier à un tel point que le mot « fanatique » commença à être employé avec ironie pour indiquer le zèle aveugle mis au service d’une idée.

La particularité caractéristique de l’enthousiasme est la largeur de ses vues et l’absence totale d’exclusivisme ; celle du fanatisme au contraire se distingue par l’étroitesse de son horizon et un exclusivisme complet.

Cette distinction de principe se réfléchit toute entière dans les rapports et les travaux poursuivis par ces deux antagonistes. Là où la passion d’exclusivisme n’existe pas, il est possible de comprendre et d’admettre d’autres idées, d’autres points de vue, d’y sympathiser, de se rapprocher même de ceux qui les émettent. De là, une constante dilatation de la vie intérieure qui s’enrichit de pensées et de sentiments propres à d’autres âmes. La faculté de recevoir et de comprendre les nuances des pensées d’autrui et les diverses dispositions d’âme et d’esprit qui les ont conçues ou provoquées, grandit avec un échange précieux d’impressions. La vie intérieure, s’élargissant ainsi, donne la joie, la santé, une humeur vaillante et sereine.

Le fanatisme, lui, par son exclusivisme, produit l’effet contraire. Tout point de vue étranger au sien devient inconcevable, l’échange cesse, et l’homme, perdant la capacité de s’étendre au-delà de ses bornes étroites, se replie sur lui-même et ne peut désormais se rapprocher que de ceux qui vibrent à son unisson. Alors, ainsi, le cercle de compréhension se rétrécit et l’isolement de la vie intérieure produit la tristesse, une humeur sombre, maladive et irritable. Dans cet état, enfin, l’homme est convaincu que sa voie seule conduit au salut et à la lumière et de là son intolérance pour les autres.

Les eaux qui ont changé leur direction deviennent d’ordinaire dangereuses par la profondeur inconnue de leur lit, résultat du rétrécissement possible de leur cours ; elles deviennent alors une force destructive et non plus vivifiante. Il en est de même pour les passions sans frein, comprimées dans des bornes étroites ; mises au service d’une idée chérie, elles peuvent défigurer même la vérité et, au lieu de lumière, apporter la désharmonie et le tourment dans les cœurs altérés. Partout où l’harmonie est troublée, l’influence bienfaisante et la croissance s’arrêtent, parce que les tendres pousses de l’amour nécessitent une atmosphère pure, ni obscure, ni empoisonnée par aucune passion.

Le fanatisme est la manifestation passionnée d’une vie intérieure développée sans équilibre, ce qui se manifeste éloquemment par la méfiance, l’intolérance et la séparativité qui l’accompagnent.

La fleur de l’amour périt dans cette atmosphère malsaine, la fraternité n’est alors plus possible et l’attachement à l’idée se manifeste dans la vie sous forme de haine contre ceux qui ne la partagent pas.

L’enthousiasme a pour diapason, l’amour ardent, sans bornes dans le bien ; le fanatisme au contraire fait naître la rancune, l’inimitié, une animosité ardente au contact de laquelle l’amour s’efface, disparaît et meurt si bien que les bûchers, la torture, l’Inquisition deviennent possibles.

La passion et la force de l’abnégation sont les mêmes dans l’enthousiasme et le fanatisme, mais leur manifestation est aussi différente que la source à laquelle ils puisent leur inspiration.

L’amour espère toujours, croit à tout, et ne cesse jamais de croire et d’espérer, dit le cœur de l’enthousiaste. Que le monde périsse, mais que mon idée triomphe, clame le fanatique.

L’enthousiasme et le fanatisme peuvent encore être comparés à l’amour pur et non épuré. De même que l’amour personnel non épuré se traduit par la jalousie, l’envie et une ambition insensée pour l’être aimé, de même l’amour pour l’idée même, s’il n’est épuré, est accompagné de sentiments semblables, si impersonnels qu’ils paraissent.

Il n’est rien de plus effrayant que l’homme, qui, ayant franchi l’égoïsme personnel et national, cesse de dire : Ma famille est la meilleure, mon peuple est le premier du monde, pour repartir : Mon Maître est le plus grand, Mon Dieu est le meilleur. « C’est aux fruits que l’on reconnaît l’arbre », a dit le divin Maître.

Tout élément d’exclusivisme introduit dans l’amour prouve que son origine n’est pas purifiée de l’égoïsme et de la passion ; l’amour épuré et spiritualisé colore l’attitude et l’activité de l’homme de ce feu unificateur qui est le signe fondamental de la vraie spiritualité.

Voilà pourquoi tous les mouvements qui ont de l’avenir sont basés sur la fraternité. Là où il n’y a pas de fraternité, il n’y a pas de feu divin et partant pas d’avenir. Tout ce qui a de l’avenir doit être en harmonie avec les lois de l’évolution. Or, l’évolution de l’humanité est arrivée à un point tournant : les principes sensuel, passionnel et intellectuel sont déjà pleinement manifestés ; un nouveau principe, le principe spirituel, est en train d’éclore, celui dont parle l’apôtre saint Paul quand il dit : « Je prie, mes frères, que votre âme née « Christ » atteigne la stature du Christ. »

La spiritualité de l’âme (le Christ né dans l’âme humaine) se manifeste toujours comme amour, par cet amour pur, ardent et universel qui meut les mondes et qui répand la Vie.

Anna KAMENSKY

Lotus Bleu – juin 1909