André Brugiroux
Les Bahaïs

Il n’y a finalement qu’un seul enseignement spirituel, qu’une seule religion inspirée de même source divine, mais elle est révélée PROGRESSIVEMENT. La Foi baha’ie entend être la « leçon » pour aujourd’hui, l’accomplissement des promesses du passé. Elle n’est pas définitive mais relative comme les religions précédentes. Son but fondamental est d’unir le genre humain afin de pouvoir établir la Paix universelle et la justice, l’âge d’or tant rêvé des hommes depuis l’aube de l’histoire, l’âge où « le loup habitera avec l’agneau » selon la formule d’Isaïe. Utopie ou réalité ?

Article par André Brugiroux sympathisant de la foi humaniste Bahaï

(Revue Question De. No 38. Octobre 1980)

Depuis la chute du Shah et la prise de pouvoir par les ayatollahs, l’Iran est devenu sujet d’actualité. La grande presse française, la radio et la télévision nous décrivent quotidiennement les excès commis dans ce pays et attirent l’attention sur les persécutions qu’y subissent les « minorités religieuses ». Celles-ci sont au nombre de quatre : les trois premières, juive, zoroastrienne et chrétienne, sont familières. La quatrième, de loin la plus importante, la « minorité » baha’ie reste inconnue du grand public.

Les récents événements révolutionnaires ont, en effet, permis aux éléments traditionnellement hostiles aux baha’is, d’encourager la population à extérioriser de nouveau son fanatisme aux dépens de cette communauté que le gouvernement s’obstine à ne pas reconnaître. De novembre 1978 à juin 1980, près de 900 maisons appartenant aux baha’is ont été pillées, détruites ou incendiées… « L’attaque a été plus violente à Miyan-du-Ab où la foule, après avoir complètement rasé le centre Baha’i local, a pillé et incendié quatre-vingts maisons, tué deux baha’is — un père et son fils — dont les corps ont été traînés dans les rues puis dépecés et enfin brûlés… » (Le Monde). « De très nombreux ateliers, magasins, entrepôt, fabriques, commerces et bétail ont été détruits ou incendiés. Dans de nombreuses localités, la foule a traîné des familles baha’ies dans des mosquées… et, ayant séparé les enfants de leurs parents, a demandé aux chefs de famille de renier leur foi sous la menace de tuer leurs enfants devant leurs yeux… » (Nouvel Observateur).

La passion du vécu

Mais ces persécutions ne sont pas chose nouvelle, hélas ! Dès la naissance de cette Foi en 1844, les baha’is durent faire face à une répression impitoyable. Leurs idées libérales ainsi que l’expansion rapide de cette religion attisèrent le fanatisme aveugle et la jalousie d’une partie du clergé qui incita les autorités civiles à persécuter, torturer et martyriser les adeptes de la nouvelle religion, accusés évidemment d’être hérétiques. La description des boucheries commises alors est souvent insoutenable. Le capitaine autrichien Von Gouemens écrivait à un ami : « ces malheureux dont les yeux avaient été arrachés avec le pouce devaient manger sur la scène de leur martyre, sans sauce, leurs oreilles amputées… Je ne quitte plus ma maison désormais de crainte d’avoir à supporter de nouvelles scènes… »

Ces persécutions ont duré jusqu’à nos jours avec des recrudescences chaque fois qu’on avait besoin de boucs émissaires, cela d’autant plus facilement que la nature tolérante et pacifique de la communauté baha’ie permet à ses agresseurs de l’attaquer sans crainte de représailles. Lorsqu’en 1906, la Révolution Constitutionnelle éclata en Iran, les baha’is dont les idées démocratiques étaient bien connues de tous, subirent de nouvelles attaques et des épisodes particulièrement sanglants eurent lieu. L’accentuation de cette oppression se fit encore plus vive pendant la période troublée de la Première Guerre mondiale.

Entre 1930 et 1940, des écoles baha’ies furent fermées, les baha’is mariés religieusement par leur institution (le mariage civil n’existe pas en Iran) furent traités comme des concubins sans aucun droit civil. Il fut interdit d’imprimer des livres baha’is et de se réunir, les fonctionnaires baha’is furent fréquemment congédiés, etc.

En 1955, une attaque de plus grande envergure se déclencha contre la communauté baha’ie. Tous les centres administratifs furent investis tandis que le centre national de Téhéran était à moitié détruit par l’armée. Le 17 mai 1955, le ministre de l’Intérieur déclarait au Parlement : « La secte des Baha’is est interdite ». D’après un rapport contemporain, une orgie insensée de meurtres, de viols, de pillages et de destructions commença (France-Observateur du 30 juin 1955).

Enfin, sous le régime du Shah, des restrictions à la liberté de travail furent souvent imposées aux baha’is par la Police Politique.

Cette persécution envers les baha’is n’est pas seulement le fait de l’Iran, elle reste vive dans le monde islamique. Les baha’is subissent évidemment la même loi que les autres religions dans les pays dits « socialistes » et certains autres à régime « fort ».

Baha’i ?

Que représente cette « minorité » qui dépasse le million d’adeptes en Iran, sa terre d’origine (soit 4 % de la population) et qui a connu en un siècle et demi, une progression remarquable puisqu’elle est désormais établie à travers le monde entier (sauf, peut-être en Chine Continentale). On trouve ses adeptes dans plus de cent mille localités, allant des villages les plus reculés des forêts de l’Amazonie ou du Zaïre jusqu’aux grandes villes sophistiquées comme New York, Tokyo ou Paris. « Minorité » qui, par exemple, en une décade est passée à 1 % de la population en Alaska et en Bolivie et compte jusqu’à 8 % des habitants de l’Ile Futuna, une île française du Pacifique.

Cette « minorité » dont les institutions fonctionnent déjà dans plus de 25000 villes et villages du globe est représentée auprès des Nations-Unies à New York et Genève, en tant qu’Organisation Non-Gouvernementale et jouit du statut consultatif auprès de l’UNICEF.

La littérature baha’ie, traduite dans plus de 800 langues de nos jours, faisait dire à Léon Tolstoï : « Les enseignements baha’is ont un grand avenir devant eux… La Foi baha’ie se présente à nous comme la forme la plus pure et la plus élevée du sentiment religieux ». En France, le président Edouard Herriot parlait souvent de cette « question (la Foi baha’ie) si importante et pourtant peu connue ».

Une foi universelle

On a beaucoup parlé des révolutions américaine, française et russe. Comment se fait-il que cette « révolution » persane reste dans l’ombre ? Pourquoi un mouvement mondial aussi important qui a suscité tant de faits héroïques et qui a déclenché de telles répressions et qui continue à le faire, reste-t-il inconnu en France où l’on ne compte qu’un millier de baha’is ?

La Foi baha’ie y fut introduite en 1898 et y est implantée dans quelque deux cents localités.

La France fut pourtant l’un des premiers pays à noter la naissance de ce mouvement. Il n’est qu’à lire le Comte de Gobineau (Religions et Philosophies en Asie Centrale), Ernest Renan (Les Apôtres), A.L.M. Nicolas, consul en Perse (Seyyid Mohammed, dit le Bâb), Clément Huart (La religion du Bab), M.J. Balteau (Le Babisme), les grands « reporters » de l’époque.

L’histoire nous montre que, dans une région allant de l’Egypte à l’Inde, tous les mille ans environ, apparaît un grand éducateur universel qui, par son message inspiré, permet aux hommes de faire avancer la civilisation. On parle de civilisation juive, chrétienne, bouddhique, islamique…

Ce fait religieux, par l’amplitude de ses conséquences et, malgré le peu d’intérêt que les historiens d’une Europe athée veulent bien lui accorder aujourd’hui, est le fait le plus marquant de l’histoire de l’humanité. Tous les mille ans, un « Soleil de Vérité » vient apporter aux hommes un nouveau souffle, un nouvel élan. Le dernier connu fut celui de Mahomet. On a pu juger de la fabuleuse civilisation qu’il a fait naître en partant de quelques tribus sauvages d’Arabie. Civilisation qui s’étendit, un temps, de l’Espagne jusqu’aux Indes et développa les mathématiques, les sciences, la littérature et qui vit naître les premières universités. On peut constater aussi que cette civilisation tolérante et prospère n’existe plus aujourd’hui, que le « Soleil » s’est couché.

Il est prévu un temps pour chaque religion. Ensuite s’amorce le déclin. Un autre « Soleil » se lève alors.

« Les grands événements arrivent sur des pieds de Colombe » disait Nietzsche. « La lumière », il est vrai, « ne fait pas de bruit ». C’est peut-être pour cette raison que le mouvement baha’i progresse sans attirer l’attention.

Il faut se rappeler la fièvre de « fin de monde » et d’attente du millénium qui secoua le XIXe siècle. Les temps étaient mûrs. Il semblait donc probable que le phénomène religieux se renouvelât.

L’espoir du siècle précédent, dit des « lumières », le mondialisme en germe des cosmopolites de Fénelon à Montesquieu, le désir de société idyllique d’un Rousseau, l’indépendance américaine et la révolution française, la déclaration des droits de l’homme semblaient présager l’aube de temps nouveaux.

L’activisme de toutes les religions au XIXe siècle avait quelque chose d’intrigant. Les missionnaires chrétiens partaient à la conquête du reste de la terre. De nouvelles sectes attendant le Messie voyaient le jour notamment en Amérique : les adventistes (ceux qui attendent), les témoins de Jéhovah, les mormons.

Il ne faut pas oublier que le christianisme est également né au milieu d’un fourmillement de sectes et qu’il était difficile à l’époque de savoir laquelle allait triompher. Ce n’était pas évident aux yeux du commun que la secte dite « Nazaréenne » était porteuse du nouveau souffle mystérieux. Les hommes étaient dans l’expectative.

Les éducateurs de l’âme

Lamartine s’exclamait : « Réveille-nous, Grand Dieu Parle et change le monde » ; Alfred de Musset, dans ses poésies nouvelles, demandait :

« Où est donc le Sauveur pour entrouvrir nos tombes ?…

où donc vibre dans l’air une voix plus qu’humaine ?

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ? »

Victor Hugo a chanté, lui aussi, la mélodie du printemps spirituel que les hommes de cette époque attendaient si ardemment :

« J’ai dit à Dieu : Seigneur, jugez où nous en sommes…

Et Dieu m’a répondu : certes, je vais venir. »

Les poètes romantiques anglais, de Shelley à Keats, sont encore plus sensibles à ce phénomène de la Parousie. L’attente du Grand Jugement, la venue du Rédempteur qui permettrait d’établir un monde meilleur ne troublaient pas seulement l’Europe mais aussi l’Amérique et l’Asie.

Depuis le début de ce siècle, les découvertes scientifiques commencèrent à progresser à une allure vertigineuse amorçant un décollage sans précédent qui allait rapidement permettre à l’humanité d’asservir la planète. Les hommes voyaient littéralement naître sous leurs yeux « un nouveau ciel et une nouvelle terre » comme l’avait prédit Saint Jean. Chaque siècle, certes, a connu des « messies » mais aucun ne peut se vanter d’en avoir groupé autant. Le dictionnaire des messianismes et millénarismes de l’ère chrétienne en a recensé 1 500 sous des noms différents.

Le 24 mai 1844, Samuel Morse, inaugurant la première ligne télégraphique du monde entre Baltimore et Washington, un événement inouï pour l’époque, lança dans les airs sa fameuse question (extraite d’une phrase du Livre des Nombres de la Bible) : « Qu’est-ce que Dieu a forgé ? »

La forge de Dieu

La veille de ce jour-là, à l’autre bout de la terre, à Chiraz en Perse, un jeune marchand de la ville, réputé pour sa grande noblesse de caractère et sa piété, se déclara être le Promis, le douzième Imam disparu tant pleuré des shiites (branche de l’Islam prépondérante en Iran). Il fit sa déclaration deux heures après le coucher du soleil à un jeune shayki (disciple d’une école annonçant la venue imminente du Mahdi), Mulla Husayn, parti à sa recherche depuis plusieurs mois, convaincu que le Mahdi tant attendu de l’Islam était apparu. Après quelques jours d’anxieuses études et de réflexions, Mulla Husayn fut fermement convaincu que le messager longtemps espéré par les shiites était vraiment apparu. L’ardent enthousiasme que cette découverte souleva en lui fut bientôt partagé par plusieurs de ses amis. Ils prirent le nom de babis.

Quarante jours plus tard, après bien des recherches, priant et jeûnant, dix-huit personnes (dont une poétesse de renom, Tahirih), connues sous le nom de « Lettres du Vivant » s’étaient jointes au jeune prophète du nom de Bab dont la renommée grandit et se répandit comme un éclair à travers tout le pays.

Au moment de sa proclamation, le Bab avait vingt-cinq ans. Né à Chiraz, le 20 octobre 1819, il était seyyed, c’est-à-dire descendant du prophète Mahomet. Dès son jeune âge, il manifesta une telle intelligence et tant de science que son maître d’école jugea préférable  de le renvoyer !

 

QUELQUES OBJECTIFS DE LA FOI BAHA’IE

L’unité du genre humain est le trait distinctif principal de la Foi baha’ie.

L’abandon des préjugés de race, de classe, de croyance, de nation.

Recherche personnelle et indépendante de la vérité.

Accord de la religion et de la science, deux aspects d’une même Vérité.

L’homme et la femme doivent avoir des droits égaux dans la vie.

L’éducation doit être universelle et développer en l’homme un esprit d’amour du genre humain.

Solution spirituelle aux problèmes économiques.

Une langue universelle, une écriture et des mesures communes. La paix sur la terre et la justice sociale.

La Foi Baha’ie proclame l’unicité de Dieu et l’unité de l’origine des grandes religions du monde.

 Le Bab envoya ses premiers disciples en messagers à travers le pays avant de partir lui-même en pèlerinage à La Mecque pour exposer le caractère de sa mission aux plus hautes autorités musulmanes.

A son retour, la Perse était en effervescence. Son éloquence convaincante, son écriture rapide et inspirée, son savoir et sa sagesse extraordinaires, son courage et son zèle de réformateur soulevaient le plus grand enthousiasme parmi ses fidèles mais provoquèrent la haine et la jalousie des milieux musulmans orthodoxes. Il fut accusé d’hérésie et les persécutions commencèrent.

Le Bab connut ainsi une longue série d’emprisonnements, de déportations, d’interrogatoires, de châtiments et d’insultes qui se terminèrent par son martyr à Tabriz en 1850.

Le clergé, au début, envoya d’habiles érudits pour le confondre dans les réunions publiques où il apparaissait. Peine perdue. Le Shah finit par déléguer son plus éminent théologien, Vahid, pour faire une enquête. Imbu de sa renommée, il se présenta d’une façon hautaine. Mais trois entrevues suffirent pour le convaincre de l’authenticité du message. Il ne rentra pas à la cour et devint un ardent disciple.

La rapidité inquiétante avec laquelle les gens de toutes classes, riches et pauvres, érudits et ignorants, répondaient aux enseignements du Bab provoquèrent une répression de plus en plus implacable, dont l’horreur des descriptions fait frémir. Clergé et cour se liguèrent contre le danger que représentaient à leurs yeux ces réformes. La révolution babie, cri d’espoir et de justice au milieu de la cruauté et du fanatisme, provoqua donc une réaction violente en un pays tombé dans la plus déplorable des décadences. Les baha’is comptent en tout plus de vingt mille martyrs qui sacrifièrent leur vie à des idées universelles qui prennent irrésistiblement corps aujourd’hui.

La vie tragique du Bab rappelle celle du Christ. Même jeunesse, même humilité, même pouvoir charismatique, un ministère bref.

Il fut exécuté à l’âge de 31 ans et son corps repose maintenant sur les pentes du Mont Carmel à Haïfa, en Terre Sainte, dans les splendides jardins persans qui font l’admiration de la ville.

Un prophète

De 1844 à 1853, la cruauté de la répression persane horrifia le monde civilisé. La haine ne connut pas de limite. Ernest Renan ne put s’empêcher d’en établir la comparaison avec l’ardeur des premiers chrétiens sacrifiés dans l’arène et d’y voir la même ferveur qu’au début du christianisme. « Des milliers de martyrs sont accourus avec allégresse au-devant de la mort » écrit-il, « Notre siècle (le XIXe) a vu un mouvement religieux tout aussi extraordinaire que ceux d’autrefois, mouvement qui a provoqué autant d’enthousiasme, qui a déjà eu, toute proportion gardée, plus de martyrs. »

Vers 1853, le mouvement semblait exterminé.

Le Bab avait accepté avec joie d’endurer toutes les afflictions pour préparer la venue de « Celui que Dieu rendra manifeste ». Celui, affirmait-il dont je ne suis pas digne « d’être l’anneau du doigt ». Le Bab était la « Porte » (bab, en arabe), le précurseur d’une révélation encore plus puissante.

Dix-neuf ans exactement après le début de la révolution babie, deux ans après l’édit d’émancipation abolissant le servage signé par le tsar Alexandre II, quatre mois avant la proclamation solennelle de la suppression de l’esclavage par le président Lincoln, le 21 avril 1863, sur les bords du Tigre à Bagdad, le fils aîné d’un vizir (descendant de la dynastie Sassanide), Mirza Husayn Ali Nouri, déclara être Celui que le Bab était venu annoncer. L’éducateur de l’ère moderne, le Promis de tous les âges, le promoteur du cycle universel.

Manifester le Manifeste

Il était connu sous le nom de Baha’u’llah (La Gloire de Dieu : baha, en arabe et persan, veut dire gloire, splendeur).

1863 : l’année signalée par le prophète Daniel pour marquer la fin de « l’abomination de la désolation ». Tous ces événements persans ne sont pas fortuits mais correspondent d’une manière stupéfiante à certaines dates hermétiques de la Bible, du Coran et d’autres textes sacrés dont une explication lumineuse est donnée dans des ouvrages comme « Le voleur dans la nuit » de William Sears et « Les leçons de Saint-Jean d’Acre » compilées par Mme Dreyfus-Barney (Editions baha’ies).

Baha’u’llah, né à Téhéran le 12 novembre 1817 dans une famille riche et distinguée, bien que n’ayant fréquenté aucune école, montra aussi dès son enfance, une sagesse et un savoir étonnants. Quand il eut vingt-deux ans, son père mourut. Il refusa de succéder à son enviable position à la cour. En 1844, à l’âge de vingt-sept ans, après avoir rencontré Mulla Husayn à Téhéran, Baha’u’llah épousa hardiment la nouvelle Foi proclamée par le Bab. En août 1852, il fut emprisonné. Un attentat manqué sur le Shah par un babi déséquilibré avait déclenché d’immédiates et féroces représailles contre la communauté babie. Les rues de la capitale ruisselèrent de sang.

C’est un homme riche et en pleine santé qui pénétra dans le Siyah-Chal, une affreuse citerne souterraine utilisée comme prison. Quatre mois plus tard, il en ressortait, ombre de lui-même, marqué à vie par d’épouvantables chaînes et dépossédé de tout.

C’est pourtant dans ce « puits noir », lugubre et nauséabond, que Baha’u’llah fut averti, en songe, de son rôle et de sa mission futurs : « tandis que je sombrais sous le poids des afflictions, j’entendis une voix qui m’appelait : en vérité, Nous te rendrons victorieux par toi-même et par ta plume ». (Extraits de « Dieu passe près de nous » par Shoghi Effendi. Editions baha’ies).

Bien que reconnu innocent, le gouvernement du Shah ordonna son exil. Il dut cheminer en plein hiver avec sa famille subissant le froid particulièrement vigoureux de l’année 1853 avant d’atteindre Bagdad en Iraq (partie alors de l’empire Ottoman voisin), première étape d’un long exil de quarante ans !

Sa renommée commença à grandir et les gens affluèrent pour le voir et entendre ses enseignements. Les mollahs (théologiens musulmans) cependant jaloux, complotaient obstinément sa ruine. On connaît le parallèle en Palestine, il y a deux mille ans ! Finalement, prétextant que sa présence trop proche de la Perse était un danger pour ce pays, ses ennemis obtinrent son départ pour Constantinople. Tandis que l’on préparait la caravane pour ce long voyage, il se retira, entre le 21 avril et le 2 mai 1863 dans un jardin hors de la ville où il annonça ouvertement sa mission. Il avait alors quarante-six ans.

La Foi vaincue resurgissait !

Il atteignit la capitale ottomane le 16 août 1863. Son séjour y fut de courte durée, car le sultan décida quatre mois plus tard, sans motifs valables, de le bannir plus loin encore .à Andrinople (Edirne). Pendant quatre ans et demi, Baha’u’llah se remit à enseigner et annonça publiquement sa mission au monde. Il écrivait, dictait jour et nuit, des tablettes, prières, méditations, occupant plusieurs secrétaires qui n’arrivaient pas « à tout transcrire ».

Les babis prirent désormais le nom de baha’is.

Prisonnier

Baha’u’llah fut trahi par des proches qui réussirent de nouveau à pousser les autorités à le bannir définitivement dans la ville-forteresse de Saint-Jean d’Acre, en Palestine, qu’il rejoignit par mer le 31 août 1868. Ville qui était devenue la prison la plus redoutée de l’empire Ottoman à l’époque.

Ce dernier exil dura 24 ans. Après deux années d’un emprisonnement rigoureux, la sévérité des mesures se relâcha quelque peu. Quelle que soit la bassesse des accusations qui le précédaient, la vilenie des injures et calomnies, la violence de l’hostilité dont il était victime, la dignité de son caractère, le don persuasif de ses pensées, sa noblesse, son amour, sa générosité, la brillance de ses doctrines faisaient fondre rapidement la suspicion et lui gagnaient les cœurs autant des officiels que du peuple. Et, paradoxe, malgré les très sévères recommandations du sultan, ce furent les autorités même d’Akko qui l’encouragèrent à sortir librement de cette ville fortifiée. Baha’u’llah se rendit plusieurs fois sur le Mont Carmel, rédigea son œuvre fondamentale, le Kitab-i-Aqdas, le livre des lois et ordonnances, et entretint une correspondance abondante avec les centres se créant en Perse, en Iraq, au Caucase, au Turkestan et en Egypte.

Un autre Livre

En 1891 paraissait son dernier ouvrage « Epitre au fils du loup ! ». Malgré les écrits détruits ou perdus, il reste plus d’une centaine de volumes et recueils.

Le 29 mai 1892, à l’âge de 75 ans, il s’éteignit à la suite d’un accès de fièvre à Bahji où il repose désormais. Après 48 ans de ministère, sa mission accomplie.

Dans son épitre au Shah, Baha’u’llah justifie sa position ainsi : « O souverain ! Je n’étais qu’un homme comme tant d’autres, endormi sur mon lit, lorsque le souffle du Très-Glorieux passa sur moi et m’enseigna la science de ce qui fut. Cela ne vient pas de moi mais de Celui qui est Tout-Puissant et Omniscient. »

Merveilleuse et unique est l’histoire de ce prisonnier inconnu qui écrivait aux rois et grands de son époque. Il admonesta Napoléon III de ne pas « gérer ses affaires selon les exigences de ses désirs » mais de « faire le bien de son peuple et de chercher à établir la paix avec les autres souverains. » La lettre reçue en 1869 était prémonitoire : « Ton royaume sera jeté dans la confusion et ton empire t’échappera ». On se souvient de l’ignominieuse défaite de Sedan… l’année suivante.

La reine Victoria, le Tsar Alexandre II, le kaiser Guillaume Ier, François-Joseph Ier, le Pape Pie IX, le sultan Abdul-Aziz, le Shah Nasiri-d-Din, les dirigeants et présidents des républiques d’Amérique reçurent également des lettres que l’on peut lire aujourd’hui rassemblées dans un ouvrage intitulé « La Proclamation de Baha’u’llah ». Lettres qui jettent une vision nouvelle sur notre monde contemporain.

Dans une lettre générale, le prisonnier persan s’adressait aussi à « tous les élus du peuple et représentants du monde » en ces termes : « Consultez-vous et occupez-vous seulement de ce qui est profitable à l’humanité et capable d’améliorer sa condition… Le remède souverain ordonné par le Seigneur, le moyen le plus puissant pour la guérison du monde entier, c’est l’union de tous ses peuples en une Cause universelle, une même Foi… »

Baha’u’llah nomma par testament Abdu’l-Baha, son fils aîné, comme unique interprète de ses écrits afin d’éviter des divisions dans cette nouvelle Cause qui a pour but fondamental d’unifier le genre humain. Ce dernier, après sa libération par la révolution des jeunes turcs, visita l’Occident pour propager et expliquer les écrits de son père et séjourna notamment à Paris en 1911 et 1913. Les causeries qu’il y prononça sont compilées dans un volume intitulé « Les Causeries d’Abdu’l-Baha à Paris ».

Abdu’l-Baha mourut en 1921 et institua son petit-fils, Shoghi Effendi, « Gardien » de la Foi. C’est sous sa direction que la Foi baha’ie atteignit véritablement sa stature mondiale. Les institutions se développèrent et les adeptes gagnèrent plus de 200 pays.

Une vision nouvelle

Depuis le décès de ce dernier en 1957, la Foi mondiale baha’ie est dirigée par un Conseil élu à l’échelle internationale et dénommé « Maison Universelle de Justice ». Il siège en permanence à Haïfa, ce qui fait parfois accuser les baha’is d’être pro-sionistes. Accusation fortuite puisque Baha’u’llah est arrivé à Haïfa, malgré lui, en 1868, avant la création du sionisme.

La Foi baha’ie ne connaît ni clergé, ni rites et ses institutions administratives n’ont pas de chef : c’est la décision de la collégialité qui importe et non les individus qui la composent.

Les écrits baha’is qui couvrent une période de 113 ans constituent un océan de connaissance et ne peuvent être étudiés dans un article aussi bref. Ils offrent à l’historien une vision pénétrante de l’histoire et font prendre conscience aux hommes de toutes latitudes que « la terre n’est qu’un seul pays » [1]. Grâce à ces écrits, l’unité dont le monde a tant besoin est en train de se construire petit à petit. Unité dans la diversité, bien entendu. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître une nouvelle race d’homme à l’esprit universel est en train de naître. Ces écrits se distinguent, toutefois, des textes sacrés du passé en trois points principaux :

• ils ont été rédigés directement par leurs auteurs ;

• ils s’adressent à l’homme adulte, à l’esprit moderne et rationnel du siècle tout en gardant leur élévation de style et leurs forces mystiques ;

• ils donnent à l’humanité non seulement des directives spirituelles et des lois sociales pour l’individu mais également un grand Plan, des institutions mondiales inspirées divinement, pour gérer la terre comme un seul pays. Plan qui n’est nullement un syncrétisme des méthodes du passé mais représente l’idéal auquel tout individu aspire aujourd’hui.

Principes

Les enseignements baha’is ne constituent pas, en réalité, une nouvelle religion mais plutôt le renouvellement de la religion, le chapitre du jour.

L’humanité évolue. Par conséquent, les grands éducateurs universels délivrent leur vivifiant message GRADUELLEMENT, suivant le degré de compréhension de l’humanité du moment et de ses besoins.

Il n’y a finalement qu’un seul enseignement spirituel, qu’une seule religion inspirée de même source divine, mais elle est révélée PROGRESSIVEMENT. La Foi baha’ie entend être la « leçon » pour aujourd’hui, l’accomplissement des promesses du passé. Elle n’est pas définitive mais relative comme les religions précédentes. Son but fondamental est d’unir le genre humain afin de pouvoir établir la Paix universelle et la justice, l’âge d’or tant rêvé des hommes depuis l’aube de l’histoire, l’âge où « le loup habitera avec l’agneau » selon la formule d’Isaïe. Utopie ou réalité ?

A chacun d’étudier ces écrits et de juger par lui-même s’ils peuvent être profitables à l’homme et à la société dans son ensemble. Personne ne peut toutefois nier que nous sommes entrés dans une ère nouvelle : l’esprit-principe de notre siècle semble étrangement sourdre de ces écrits encore méconnus.

« Le monde est en désarroi » écrivait encore Tolstoï, « la clé de tous ses problèmes se trouve entre les mains du prisonnier de Saint-Jean d’Acre, Baha’u’llah ».

Certes, l’affirmation d’être le Promis de toutes les religions du passé faite par Baha’u’llah est véritablement prodigieuse et place l’humanité sur la balance du « Jugement dernier ».

La Foi baha’ie ne peut être assimilé à une secte car elle apporte sa propre révélation et de nouvelles lois indépendantes des précédentes. Son but n’est pas d’abolir mais de renouveler : « Sachez, en vérité, que la réalité de tous les prophètes de Dieu est la même. Leur unité est absolue… Dieu, le créateur dit : il n’y a pas de distinction entre les porteurs de Mon Message ».

« O vous, peuples du monde ! La religion de Dieu a pour but l’amour et l’union. N’en faites pas une cause d’inimité et de conflit. Si la religion devient une cause d’éloignement, elle n’a pas de raison d’être, car elle est pareille à un remède : s’il empire le mal, mieux vaudrait s’en passer.

« L’humanité ne peut voler avec une seule aile. Si elle tente de voler avec la seule aile de la religion, elle atterrit dans le bourbier de la superstition. Si elle essaye de voler seulement avec l’aide de la science, elle aboutit à la fondrière désolée du matérialisme. »

« Etre un baha’i » disait Abdu’l-Baha qui passa soixante années en exil et prison, « signifie simplement aimer tout le monde, aimer l’humanité et s’efforcer de la servir, travailler pour la paix et la fraternité universelle. »


[1] La terre n’est qu’un seul pays : citation qui a inspiré le titre d’un ouvrage dans lequel l’auteur raconte sa découverte du mouvement baha’i (Editions R. Lamont).