Michel Random
Les contes de la sagesse merveilleuse

Quand chez un grand maître l’unité est réalisée, alors c’est le Vide lui-même qui agit. Le moi est effacé, mais la force de l’univers, la force cosmique dans son mouvement éternel, qui n’est d’aucun temps et qui n’a aucunes limites, cette force que rien ne peut ni concevoir ni nommer agit souverainement. Tel est l’ultime secret de tous les secrets.

(Revue Question De. No 44. Octobre-Novembre 1981)

Il est toujours heureux de voir apparaître un nouveau livre qui, d’une manière détournée, par le conte ou la poésie, enseigne la sagesse. En choisissant de rassembler les contes et récits des Arts Martiaux chinois et japonais, Pascal Fauliot a fait quant à lui œuvre d’adap­tation (Les contes des Arts Martiaux, aux éditions Retz). Il ne faut pas, dans les textes qu’il nous présente, chercher plus qu’une agréable et intelligente manière de mettre en exergue des événements et des récits qui sont parfois authen­tiques, c’est le cas des souvenirs d’Eugen Herrigel à propos du grand maître du tir à l’arc Awa, ou de ceux concernant le fondateur de l’aïkido : maître Ueshiba. Qu’il s’agisse de la réalité ou du merveil­leux, il est difficile dans ce monde subtil et un peu magique des grands maîtres de savoir où l’histoire s’achève et où commence le conte. Il est évident que « l’ultime secret » n’est jamais vraiment transmissible, et que néanmoins celui qui veut, peut soit comprendre ou être initié, soit « voler » le secret, comme ce fut le cas pour le jeune Yang Lu Chan qui, au XIVe siècle, parvint à pénétrer dans la famille du Maître Chen Chang Hsiang qui détenait le secret d’une forme de combat à mains nues, désormais connu sous le nom de taï-chi. Un jour, alors que Yang, engagé comme domestique, suivait en cachette les leçons du Maître, il fut surpris par lui. Nul n’avait jamais réussi à violer le secret d’un enseignement plusieurs fois centenaire. Il risquait évidemment la mort. Mais le Maître comprit que Yang agissait par un désir réel d’apprendre. Il compléta son enseignement et par la suite Yang, devenu à son tour un grand maître, fit en partie connaître les secrets de ce qui est sans doute le plus grand de tous les arts martiaux.

Tous ces contes ou récits possèdent un enseignement constant : nous voyons aux prises l’esprit rationnel, le désir d’efficacité tout à coup pris à son propre piège. Sous-jacente à la réalité, une autre réalité apparaît, une efficacité presque absolue se manifeste, et celui qui croyait agir ou frapper est subtilement vaincu ou atteint dans ses profondeurs. Ainsi nous voyons tels garnements qui attaquent un maître du Taï-chi se trouver mal parce qu’ils ont agressé un homme, qui s’est apparemment laissé faire ; le maître Awa voulant illustrer combien l’essentiel étant acquis, l’efficacité est donnée de surcroît, plante une flèche dans une cible au fond d’un hall sans lumière puis tire une seconde flèche qui vient fendre la première.

De même, la force agile de tel vieux maître vient à bout de la fougue impétueuse d’un jeune samouraï. Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini on s’en doute. Ces histoires ont pour but de nous faire comprendre que le seuil à atteindre, la vérité à comprendre n’est jamais la plus évidente, que la véritable efficacité est le plus souvent secrète et cachée, voire même volontairement dissimulée, car le comble de la vraie connaissance est de se jouer d’elle, de feindre que l’on ne sait rien. J’ai personnellement connu quelques vrais maîtres qui appa­remment pouvaient être confondus avec les personnages les plus communs. Cette tradition très vive en particulier dans le monde du soufisme en Islam est devenue en fait une caractéristique essentielle du soufisme même. Car très souvent il est dit qu’un « pîr », un maître, et plus encore, le maître des maîtres, le « Pôle » doit rester inconnu et parfois inconnu à lui-même. Car l’humanité est parsemée d’êtres dont la qualité intérieure est un champ de force déterminant pour le bienfait et la sauve­garde de la vie. Ces êtres qui sont des centres spirituels sont là pour créer autour d’eux des influences bénéfiques propices à maintenir ou à transmettre la tradition secrète.

La force de l’immuable, la compréhension de ce qui est hors du temps, la force de l’Un incluse dans les formes mouvantes de la pensée, la puissance libre et centrée dans un être délivré du désir et de la peur, telles sont quelques qualités qui permettent à l’esprit d’être libre et d’agir avec la plus soudaine efficacité. Mais encore une fois c’est non pas l’idée d’un entraînement progressif qui est illustrée, mais l’idée qu’à chaque heure du jour, à chaque instant de sa vie cette claire conscience doit être présente. Nous voyons une telle idée exprimée dans maintes his­toires, celles du grand maître Toda Seigen affrontant Umedzu le champion d’escrime rappelle le combat que Hiamsis Musashi dut livrer contre un autre samouraï impétueux, Sasaki, dans les deux cas c’est le calme et la maîtrise de soi qui triomphe, non sur une force brute, car il s’agit malgré tout d’adversaires qui sont des maîtres, mais sur une force insuffisamment maîtrisée et comprise. C’est ici qu’apparaît cet esprit subtil qui est le secret des secrets : plus on descend (ou l’on monte) dans la connaissance, plus se découvre cet infinitésimal, ce rien qui ne pèse sans doute pas plus qu’un regard ou qu’une pensée, voire moins que cela et qui est la source de toute essence, donc de toutes les puissances. C’est la découverte que la qualité la plus fine n’est encore jamais l’ultime qualité, il en existe une sans cesse cachée ou voilée. C’est dans ce monde de l’infiniment subtil, de l’inexprimable que se déroule le véritable combat. Quand chez un grand maître l’unité est réalisée, alors c’est le Vide lui-même qui agit. Le moi est effacé, mais la force de l’univers, la force cosmique dans son mouvement éternel, qui n’est d’aucun temps et qui n’a aucunes limites, cette force que rien ne peut ni concevoir ni nommer agit souverainement. Tel est l’ultime secret de tous les secrets. Les contes et le merveilleux qui s’y attachent nous disent qu’il existe ou qu’il a existé des êtres qui, ayant compris ces prin­cipes de l’Absolu, les ont incarnés ici-bas. Sans doute tout est relatif et un grand maître peut encore trouver plus grand que lui. Mais il est un domaine où la compétition cesse, où plus rien ne devient car tout est. C’est un point stable, un centre qui existe dans chaque être et qu’il n’est pas impossible de réaliser, car il ne demande rien de ce qui n’est déjà en l’homme : une ouverture à l’infinie sagesse du dedans, une ouverture qui laisse éclore et s’épanouir ce qui est, une sagesse libre, qui comme celle de ces maîtres fascinants fait bouger les gestes, les doigts, les petits bâtons, les plus infimes choses, comme la danse même du Vide.