Armand Abecassis
Les élans de la mystique juive

Qui proclame la « mort de Dieu », est inéluc­tablement conduit à la « mort de l’homme », et à la « dégradation du monde ». L’histoire contemporaine illustre dans une certaine mesure ce processus. L’équilibre d’une civi­lisation et sa force se mesurent à la manière dont elle affronte simultanément ces trois questions, mais, dans d’histoire de l’Occi­dent, il semble que l’on ait, tour à tour, dé­veloppé l’une ou l’autre comme dominante, comme si une hiérarchie était faite et qu’une urgence imposait de la développer au détriment des deux autres questions.

(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)

Les premiers chapitres de la Torah renferment les trois questions fondamentales posées à l’être humain : Dieu, l’homme et le monde.

Toute l’histoire humaine n’est que l’explicitation de ces mêmes questions éternelles et l’interpellation permanente faite à l’individu comme au peuple qu’as-tu fait de Dieu ? Où en es-tu avec l’homme? Qu’est devenu le monde entre tes mains ? Les trois questions sont liées évidemment et les mystiques juifs nous apprennent à les combiner.

Qui proclame la « mort de Dieu », est inéluc­tablement conduit à la « mort de l’homme », et à la « dégradation du monde ». L’histoire contemporaine illustre dans une certaine mesure ce processus. L’équilibre d’une civi­lisation et sa force se mesurent à la manière dont elle affronte simultanément ces trois questions, mais, dans d’histoire de l’Occi­dent, il semble que l’on ait, tour à tour, dé­veloppé l’une ou l’autre comme dominante, comme si une hiérarchie était faite et qu’une urgence imposait de la développer au détriment des deux autres questions.

Et la question se pose en effet de savoir quelle est l’interpellation première de l’être humain, quel élan, individuel ou collectif est fondamental et quel élan, est secondaire. Est-ce le problème de Dieu qui est premier, ainsi que l’a pensé le moyen âge ? Est-ce le problème du monde et de la nature ainsi que le croyaient les hommes du dix-sep­tième et du dix-huitième siècles ? Est-ce la question de l’homme comme on l’a toujours affirmé au lendemain des guerres et des catastrophes ? Or, c’est un fait que les trois moments de la mystique juive correspon­dent à cette triple interrogation.

En effet, la « mystique » juive proprement dite, qui s’est développée entre le troisième siècle avant l’ère courante et le septième siècle après, est ce que l’on a appelé la « mys­tique de la MERKABAH », c’est-à-dire du « char divin ». Elle s’est présentée tout d’abord comme un commentaire du pre­mier chapitre du livre d’Ézéchiel (Hizqiya­hou) qui décrit le char sur lequel se tient la divinité. Cette littérature s’est progressive­ment libérée du mode exégétique et a fini par s’exprimer dans des livres indépendants qui traitaient des « Palais divins » (Hekhalot) et des différents espaces et cieux que le postulant devait traverser pour parvenir à l’expérience mystique du face à face avec la divinité.

Ce premier moment était donc celui où la tradition mystique se préoccupait essentiellement de la question de Dieu et de sa transcendance par rapport à l’univers et aux hommes. Il s’agissait alors d’expliciter la notion de « royauté » de Dieu et celle subséquente, de royaume de Dieu. Mais dès le septième siècle de l’ère courante, une nouvelle littérature vit le jour, celle des « kabbalistes » qui se préoccupèrent d’abord de la question cosmologique. La Qabbalah proprement dite a trouvé son livre fondamental dans « le Zohar » (la splendeur) dont l’auteur fut Moïse de Léon (XIIIe siècle) qui le présentait comme une exégèse de la Torah. L’épanouissement de second courant se fit à Safed (TSFAT), en Israël, au seizième siècle, grâce à Moïse Cordovero et à Isaac Louria. Le thème dominant de la littérature kabbalistique proprement dite, est le « système du monde » et l’immanence divine aperçue dans la création et dans les créatures. Il ne suffit pas, en effet, de découvrir la distance infinie qui sépare la divinité de la créature en attitude de respect et d’adoration devant elle ; il faut encore montrer la proximité et l’intimité que l’Être transcendant entretien avec elle et avec le monde. Le monde n’est pas créé à « l’image de Dieu », mais il est structuré par la parole divine. Il est inconnaissable en soi, mais il est perçu en tant que réalisation quotidienne de la parole créatrice. « Dieu parla et le monde fut » ; il est donc possible de considérer l’univers comme un immense livre écrit, non en langage mathématique et en combinaison numérique seulement, mais aussi en lettres et en combinaisons de lettres, en mots et en énoncés. Le monde est également, à sa manière, une parole adressée à l’homme par le Créateur.

À partir du dix-huitième siècle, se déve­loppe en Pologne, sous l’influence d’un grand initié — Le BECHT — (« Le maître du bon nom »), le troisième moment de la tradi­tion initiatique juive. On l’appela le « Hassi­disme » (le piétisme) et il se centra autour de la question de l’altérité et de la relation de l’homme à l’homme. C’est avec ce mou­vement, tant décimé par la barbarie nazie, que nous apprenons à remonter à Dieu à partir de l’être humain qui est, lui, créé « à l’image de Dieu, et à sa ressemblance » ; alors que les kabbalistes nous apprenaient à aller à Dieu depuis le spectacle et la connaissance de l’univers, et que les mysti­ques cherchaient à nous placer devant la di­vinité et sa transcendance pour redescendre ensuite vers l’homme et vers le monde.

Et telle est la question fondamentale qui parcourt ces trois élans de la tradition ini­tiatique juive vers Dieu, vers l’homme et vers le monde. En tant qu’élans, ils surgis­sent de ce qui, dans l’homme, est irréducti­ble et constitue sa différence et son carac­tère d’image de Dieu. Les philosophes et les théologiens ont cru trouver ce en quoi l’homme ressemble à Dieu dans la raison, dans son pouvoir, ou dans sa place au sein de l’univers. Les mystiques juifs la trouvent dans le cœur, et, dans celui-ci, le désir. La raison comme le pouvoir ne mettent pas, par eux-mêmes, en présence du « EN-SOPH » (L’Infini) auquel ouvre, au contraire, le dé­sir ; celui-ci a, en outre, la qualité supplé­mentaire, par rapport à la raison et au pou­voir, de porter tout l’être et pas seulement l’une de ses fonctions, vers Dieu. Or c’est l’homme dans sa totalité, et sans le sacrifice d’aucun aspect de lui-même, qui doit se porter vers la divinité et il ne le peut que par son désir. D’autre part, la raison concep­tuelle, catégorielle, objective, n’a de cesse qu’elle n’ait réduit la réalité extérieure à elle et à ses représentatives, et le pouvoir est toujours exercé au détriment d’autrui. Raison et pouvoir, en tant que tels, n’admet­tent pas l’altérité et se développent en réduisant l’autre ou même. Le Désir au contraire est toujours désir de l’autre en tant qu’autre et il se nourrit de l’altérité.

Celle-ci disparue, il disparaît avec elle. En­fin, et pour l’exprimer en termes métaphysi­ques, le désir met seul en face de la Trans­cendance, au contraire de la raison systéma­tique et du pouvoir tyrannique. Les mysti­ques, les kabbalistes, les hassidim ne veu­lent en aucun cas exclure la rationalité : ils veulent l’ouvrir seulement à l’univers du Dé­sir et du Cœur, c’est-à-dire, à l’univers sym­bolique. C’est que, limiter la rationalité aux concepts et aux abstractions, aux catégories et à la thématisation, c’est assurément l’ap­pauvrir, alors qu’elle-même se fonde sur la fonction symbolique, fondement de l’appa­reil psychique et de la culture. Si la pensée n’a point d’arrêt et si elle se déploie de re­cherche en recherche, et de quête en quête, c’est parce qu’elle est animée intérieure­ment par le désir, c’est-à-dire, par le ren­voi infini des significations les unes aux au­tres. L’élan premier qui donne son âme à l’être humain, est celui qui l’ouvre et l’ar­rache à lui-même, pour le projeter, hors de lui-même, dans une quête qui n’a d’autre objet, que la quête elle-même par laquelle il se constitue dans l’histoire.

Par le désir, résonne en l’homme une parole antérieure, ancienne, primordiale, qui l’appelle à donner réponse par sa vie et par son devenir. Parce que l’homme est élan, c’est-à-dire désir de Dieu, du monde et de l’homme, il se découvre comme second par rapport à cette parole à laquelle il ne peut éviter de donner réponse d’une manière ou d’une autre. En identifiant l’homme à son désir plus qu’à sa conscience ou à sa raison, les initiés juifs ont voulu le consacrer à son œuvre première : se rendre capable d’aimer et de se hausser ainsi au face à face avec Dieu. L’élan vers le monde, vers l’homme et vers Dieu, n’est rien d’autre en réalité, que la force qui nous porte vers l’Autre dans lequel nous rencontrons notre centre. Si l’être est ainsi arraché à lui-même parce que le principe de son bonheur n’est pas en lui, c’est qu’il ne peut se suffire à lui-même et que son accomplissement n’est pas dans l’être mais dans l’être autre. Le mystique juif ne trouve sa perfection que dans l’effort d’être autre, et pas seulement d’être mieux ou plus. Son élan identifiant l’homme à son désir plus qu’à sa conscience ou à sa raison, les initiés juifs ont voulu le consacrer à son œuvre première : se rendre capable d’aimer et de se hausser ainsi au face à face avec Dieu. L’élan vers le monde, vers l’homme et vers Dieu, n’est rien d’autre en réalité, que la force qui nous porte vers l’Autre dans lequel nous rencontrons notre centre. Si l’être est ainsi arraché à lui-même parce que le principe de son bonheur n’est pas en lui, c’est qu’il ne peut se suffire à lui-même et que son accomplissement n’est pas dans l’être mais dans l’être autre. Le mystique juif ne trouve sa perfection que dans l’effort d’être autre, et pas seulement d’être mieux ou plus. Son élan le porte vers l’au-delà de lui-même, vers un ailleurs qu’aucun lieu ni aucun instant ne peut contenir. L’au-delà du monde est l’être humain et l’au-delà de l’homme c’est Dieu. Mais Dieu ne peut être vu : il peut seulement être entendu et la médiation première qui sépare et relie l’homme à lui, est constituée par la parole. Parole qui distingue, parole qui relie en se fondant sur la différence infinie qui sépare les interlocuteurs ; parole d’esprit et d’amour parce qu’elle préserve et sauvegarde l’autre dans son altérité radicale ; parole d’alliance réalisatrice d’un projet commun ; parole ouverte et accueillante, de rencontre et de dialogue authentique.

Armand Abécassis, né le 4 avril 1933 au Maroc, est un écrivain français, professeur de philosophie générale et comparée à l’Université Michel-de-Montaigne (Bordeaux III)

Bibliographie

Gershom SCHOLEM : Les grands courants de la mystique juive Payot : 1960.
Gershom SCHOLEM :
La Kabbale et sa symbolique. Payot : 1966.
Gershom SCHOLEM :
Le messianisme juif. Calmam Levy 1974.
Gershom SCHOLEM :
Les origines de la Kabbale. Aubier : Montaigne 1966.
Encyclopédie de la mystique juive
: Collectif. Éditions Berg International 1977.