René Morichon
Les entraves conceptuelles à l'évolution humaine

L’idée de supériorité ethnique, de « peuple élu », de révélation exclusive nous vient du fond des âges. Il n’est pas de groupe, pas de clan, pas de tribu qui, chez les primitifs, ne s’estime en soi au-dessus des autres. Et il suffit de regarder autour de nous, y compris dans le sport, pour réaliser combien ce « gonflement » est encore vivace et dangereux, témoins ces résurgences provincialistes dont les chantres donnent l’impression de se percevoir différents du commun des mortels.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série No 4. Septembre-Octobre 1982)

Les philosophies de l’histoire ne prennent pas assez garde au fait que l’humanité véhicule, depuis son émergence, un certain nombre d’héritages conceptuels dont la prégnance est génératrice d’affrontements aussi tenaces que furieux.

Ces héritages relèvent pour l’essentiel, tout en interférant les uns avec les autres, du domaine politique, du domaine religieux, du domaine ethnique et du domaine métaphysique.

Rendre l’homme plus universaliste, c’est-à-dire plus humaniste, restera impossible tant que n’auront pas été dépassées ces récurrences primaires et dogmatiques.

Les souligner constitue déjà un premier pas, une première prise de conscience, d’autant plus utiles que ces travers ont une fâcheuse tendance à s’exacerber de nos jours.

Il n’y a cependant pas lieu d’insister sur les oppositions violentes d’ordre politique ou religieux, connues de tous par l’histoire et dont les médias fournissent chaque jour de tristes exemples.

J’insisterai, par contre, sur deux phénomènes mal connus mais qui furent, et restent, aussi importants pour la vie intellectuelle que pour la vie quotidienne : le sentiment de prééminence ethnique et le sentiment de culpabilité métaphysique.

Un sentiment de supériorité ethnique

L’idée de supériorité ethnique, de « peuple élu », de révélation exclusive nous vient du fond des âges. Il n’est pas de groupe, pas de clan, pas de tribu qui, chez les primitifs, ne s’estime en soi au-dessus des autres. Et il suffit de regarder autour de nous, y compris dans le sport, pour réaliser combien ce « gonflement » est encore vivace et dangereux, témoins ces résurgences provincialistes dont les chantres donnent l’impression de se percevoir différents du commun des mortels.

Cette idée de supériorité s’est traduite de plusieurs manières au cours de l’évolution.

On la trouve dans les appellations. Ainsi des Esquimaux se désignaient, et se désignent toujours comme étant les Inuits, c’est-à-dire « les hommes », sous-entendu les vrais, les seuls, les grands. Ainsi une tribu de la Nouvelle-Guinée s’intitule les Méros, c’est-à-dire, là aussi, « les hommes », étant entendu que les autres sont des inférieurs, et qui plus est, des inférieurs bons à consommer, car il y a bien peu de temps encore, la règle en cette contrée était de s’y manger les uns les autres. Ainsi, à l’ère du cheval, chaque forme de cavalerie s’estimait incomparable, les cuirassiers tenant dragons et hussards pour poussière, les hussards qualifient cuirassiers et dragons d’embourbés, les dragons se percevant, entre cavalerie lourde et cavalerie légère, comme le nec plus ultra de l’Arme. Etant bien entendu que les cavaliers se retrouvaient unanimes pour mépriser les fantassins, assurés pour leur part que l’infanterie est la reine des batailles, et que les artilleurs prévoyaient quatre fantassins pour tourner la mollette d’un artilleur ! Des générations ont vécu sur de tels schèmes, tonifiants dans une certaine mesure, mais funestes dans leur démesure. Et il serait facile de multiplier les exemples, sans tomber dans l’anachronisme de porter des jugements de valeur isolés du contexte.

On la trouve dans les cosmogonies mythiques, où de nombreuses communautés narrent que le dieu, après avoir fait le monde, s’est empressé de créer leur ethnie, chère entre toutes à son cœur, pour ensuite la protéger et la favoriser aux dépens des autres dieux et des autres peuples. Il y a ici, entre le polythéisme et le monothéisme, une forme particulière de divinisme [1], l’hénothéisme, et l’on est assuré de ne rien comprendre aux premiers livres de l’Ancien Testament si l’on ne saisit pas qu’ils sont rédigés dans cet esprit. La récente traduction œcuménique de la Bible, la TOB, en tient compte dans ses commentaires.

On la trouve dans les majorations relatives aux lieux sacrés : le Nil, le Gange, l’Olympe, le Sinaï, Jérusalem, La Mecque… chacun ayant tenu le sien… vanité des vanités… ou le tenant… mais qu’en sera-t-il dans un millénaire ?… pour le nombril du monde.

On le trouve dans l’exclusitivisme racial, par exemple, pour l’orthodoxie hindouiste l’on ne saurait vraiment être un adepte de l’hindouisme si l’on n’est pas de race hindoue, si l’on ne fait pas partie des castes hindoues [2], ce qui est choquant de la part d’une religion si tolérante par ailleurs pour les autres formes de croyance.

Ce sentiment de supériorité en soi, plus ou moins dérisoire et plus ou moins enfantin, est un obstacle sérieux à l’avènement d’une civilisation universelle axée sur l’estime réciproque et sur la tolérance. Il faut accorder que certains peuples ont joué dans l’évolution, grâce à leurs aptitudes particulières, un rôle de premier plan. Il faut se rendre compte que les grands inspirés devaient obligatoirement relever d’un temps, d’un lieu, d’une nation avec sa couleur, sa langue, ses coutumes. Il n’y a plus lieu de croire que telle ou telle communauté est sortie, à titre exceptionnel, de la cuisse de Jupiter. Le progrès moral piétinera aussi longtemps que ces prurits de supériorité continueront à démanger une partie de l’humanité. Il faudra, malgré l’accélération de l’histoire, des générations pour en venir à bout. Le plus tôt sera le mieux.

Un sentiment de culpabilité métaphysique

Il sera également ralenti, ce progrès, tant que n’aura pas été surmonté, face au sentiment de prééminence ethnique et comme en contrepoint, un curieux sentiment de culpabilité métaphysique, je veux parler de ce fameux péché originel, ontologique ou existentiel, dont nous serions tous coupables en naissant.

Le péché originel ontologique est évidemment plus radical, plus profond, plus irrémissible que le péché originel existentiel, celui que nous connaissons en Occident à la suite de la Genèse. C’est, à proprement parler, le péché même d’exister. Pour l’Hindouisme comme pour le Bouddhisme, pour le Platonisme comme pour le Plotinisme, pour le Panthéisme en général et pour beaucoup de Gnostiques aussi c’est en effet un péché capital que d’avoir, pour chaque âme, voulu se détacher de l’Un afin de vivre dans un organisme. Elle doit expier cette faute dans les misères du corps comme dans les vicissitudes de l’existence, et son unique but doit être de revenir vers le Principe spirituel qu’elle n’aurait jamais dû quitter.

Sans entrer dans la valeur dialectique de telles conceptions — mais le « Dieu est innocent » de Platon pose de sérieux problèmes — je ferai observer qu’elles ne pouvaient manquer d’avoir, et qu’elles ont encore, des répercussions sur la vie quotidienne. Les famines, les misères, les maladies et les luttes intestines qui ont si longuement ravagé l’Inde venaient pour beaucoup d’un désintérêt profond à l’égard de l’existence terrestre et d’un mépris de la personne humaine. Que ce désintérêt et ce mépris se soient accompagnés d’une recommandation générale de respect pour toute vie, en vertu de cette idée que toute vie doit s’accomplir ici-bas en fonction de vies antérieures n’a pas empêché les pires souffrances [3]. Et le Jaïnisme a porté jusqu’au bout la logique antihumaniste d’une telle doctrine en exaltant à la fois la non-procréation et le suicide.

Le problème est de savoir si le but de l’existence est d’expier des fautes commises au cours d’hypothétiques vies antérieures, ou si nous devons vivre debout notre vie, concourir à la marche en avant de l’Humanité sans nous empêtrer dans des handicaps ontologiques pour le moins douteux. Entre ces deux conceptions mon choix est fait, et il y a tout lieu de croire que les hommes de demain inclineront vers la voie de l’humanisme ouvert et actif, sans pour autant négliger l’esprit ni l’affectivité, mais aux dépens des fantasmagories paralysantes de l’Age théologique.

Le péché originel existentiel diffère du péché originel ontologique en ce sens, d’une part qu’il n’est pas antérieur mais postérieur à la naissance de l’humanité, d’autre part en ce qu’il s’inscrit, malgré tout, dans un contexte de collaboration positive entre l’Absolu et l’être humain. Il reste que, pour beaucoup d’adeptes de la Bible, Adam a péché en désobéissant à Dieu et que ce péché rejaillit sans cesse sur sa descendance. Cette malédiction a été portée à son plus haut point par la théologie protestante pour qui l’homme, depuis Calvin jusqu’à Barth est foncièrement mauvais, foncièrement perverti, ce qui n’a pas manqué, non plus, d’avoir de fâcheuses répercussions en Occident, malgré les vives réactions des philosophes du XVIIIe siècle, en particulier de Rousseau, lequel prit le contre-pied de cette manière de voir en soutenant que l’homme est bon à l’état de nature, étant observé que la définition « moyenne » de Pascal : « Ni ange, ni bête » est sûrement la bonne. Quoi qu’il en soit, des générations de chrétiens ont ainsi été élevées dans le plus terrible sentiment de culpabilité et soumises à la plus oppressante des éducations.

Cependant, outre que ce péché par héritage est difficile à admettre pour des consciences éprises de justice, il se trouve, dans le cadre du christianisme, qu’une lecture authentique de l’Ancien Testament et de l’Évangile disqualifie cette sombre idée de péché adamique. Je citerai, à l’appui de cette affirmation, étonnante sans doute pour nombre de lecteurs, le Dictionnaire de théologie catholique de Rahner et Vorgrimler [4], revêtu de l’imprimatur de l’évêché de Fribourg-en-Brisgau pour l’édition originale allemande, et de l’imprimatur de l’archevêché de Paris pour la traduction française : « L’Ancien Testament ne connaît pas le péché originel au sens strict comme conséquence du premier péché. Dans les évangiles, de même, on ne trouve que des allusions à la chute mais un état dû à la chute qui affecterait tous les hommes n’apparaît nulle part. L’affirmation scripturaire décisive se trouve chez Paul. » Un saint Paul bien mal inspiré en la circonstance et qui, comme ceux des panthéistes soutenant la thèse de la chute de l’âme, manifeste une piètre idée de la puissance et de la justice de Dieu. D’où il résulte, en attendant des interprétations modificatives généralisées, que cette notion de péché originel est dépassable en droit et doit être dépassée en fait.

Il convient d’espérer

Nous devons espérer, et le retournement des esprits est en marche sur ce point malgré de très fâcheuses récurrences, que la voie de l’humanisme ouvert et actif l’emportera. L’humanité se convaincra que le sentiment de prééminence ethnique s’apparente à un prurit de supériorité dérisoire, le sentiment de culpabilité métaphysique à un complexe d’infériorité infantile, que celui-là relève de la mégalomanie et celui-ci du masochisme. Elle rejettera l’un et l’autre comme un manteau usé. Cet avènement sera la résultante des efforts de tous les hommes de bonne volonté.

Historien, conférencier, observateur des mœurs, critique littéraire, René Morichon avoue aussi être « viscéralement métaphysicien ».


[1] Je me permets d’inventer ce néologisme (comme j’invente ceux de péché originel « ontologique » et de péché originel « existentiel ») afin d’y englober, sans jugement de valeur préalable, l’ensemble des conceptions du monde admettant une Transcendance.

[2] Ce fait a été reconnu par les plus éminents des adeptes occidentaux de l’Hindouisme.

[3] Il convient de citer ici, en regard de ce respect général, l’une des grandes Upanishads hindoues, la Bhagavad Gitâ. Il s’agit du discours que tient le dieu à un prince qui va combattre : « Si le tueur croit qu’il tue, si le tué croit qu’il est tué, ni l’un ni l’autre n’ont la vraie connaissance : celui-ci n’est pas tué, l’autre ne tue pas.

« Tu t’apitoies là où la pitié n’a que faire, et tu prétends parler raison. Mais les sages ne s’apitoient ni sur ce qui meurt ni sur ce qui vit.

« Croire que l’on tue, penser que l’autre est tué, c’est également se tromper : ni l’un ne tue, ni l’autre n’est tué.

« Car ce qui est né est assuré de mourir et ce qui est mort, sûr de naître ; en face de l’inéluctable, il n’y a pas de place pour la pitié ».

Existe-t-il texte plus dangereux quant au respect de la vie ?

Et une autre Upanishad, la Maitry Upanishad, ne porte-t-elle pas l’exécration de l’être humain au-delà des bornes permises ? : « O Seigneur ! dans ce corps insubstantiel et puant, magma d’os, de peau, de muscles, de moelle, de chair, de sperme, de sang, de mucus, de larmes, de chassie, d’excréments… » Quel insoutenable mépris !

[4] Editions du Seuil.