Émile Gillabert
Les Esséniens étaient-ils gnostiques ?

La vraie gnose étant la connaissance – ou la reconnaissance – ici et maintenant de ce que nous sommes réelle­ment, toute forme de salut qui se situe dans un futur et un ailleurs n’est pas et ne peut pas être gnostique. La gnose, nous l’avons vu, transcende le temps et l’espace, or les esséniens vivaient orientés vers un salut qu’ils croyaient prochain mais qui était absolument spatio-temporel. Cette forme de salut – qui sera aussi celle des chrétiens – se situe dans la ligne exotérique alors que la gnose possède toutes les caractéristiques d’un véri­table ésotérisme. De plus, chez le gnostique, la réalisa­tion, ou l’éveil, est l’aboutissement d’une recherche individuelle. La découverte du Royaume intérieur – pour reprendre la terminologie de Jésus – est au terme d’une aventure solitaire, alors que chez les esséniens, comme aussi dans une certaine mesure chez les chrétiens, le salut à venir est collectif, la damnation également…

(Revue Question De. No 53. Juillet-Août-Septembre 1983)

Depuis les découvertes des manuscrits de la mer Morte, à partir de 1947, la secte des Esséniens nous est beaucoup mieux connue. Nous n’avions sur elle jusqu’alors que les témoignages de Pline l’Ancien, de Philon et de Josèphe ; et seul un petit cercle de spécia­listes avaient lu les notices anciennes les concernant. Aujourd’hui, il en va des Essé­niens comme des gnostiques : les découvertes archéologiques qui remontent à peu près à la même date permettent une étude approfondie et complètement renouvelée, aussi bien des Esséniens que des gnostiques grâce à l’apport de nombreux documents. Certains manuscrits de la mer Morte nous introduisent directement au sein de la secte et mettent en lumière leurs rites, leurs mœurs et leurs doctrines ; ils nous fournissent des renseignements sur des faits et des croyances que les autres anciens n’avaient pas révélés, comme ce qui a trait au calendrier religieux que les chrétiens adopteront, à l’espérance mes­sianique liée au mystérieux Maître de Justice, mis à mort cent ans environ avant Jésus et dont les fidèles atten­daient le retour glorieux à la fin des temps, etc.

Ce qui, dans le christianisme, ne provenait pas du fond juif comme pouvait apparaître comme original alors qu’il révèle très souvent, nous le savons maintenant, la conti­nuation des croyances et des rites de l’antique secte. Néanmoins, sans disposer des matériaux considérables dont nous bénéficions aujourd’hui, Renan, faisant preuve d’une intuition remarquable, écrivait naguère : « Le Chris­tianisme est un Essénisme qui a largement réussi. »

LES DÉCOUVERTES

On connaissait depuis Pline l’Ancien et Dion Chrysos­tome la présence d’une communauté essénienne près de la mer Morte, à une douzaine de kilomètres au sud de l’actuelle ville de Jéricho. De l’ancien monastère des Esséniens, il ne subsiste plus aujourd’hui que des ruines appelées par les indigènes Khirbet Qumrân. C’est dans des grottes situées non loin des ruines qu’un Bénédictin découvrit en 1947 tout un lot d’anciens rouleaux hébreux. Les rouleaux ainsi trouvés devinrent bientôt célèbres sous le nom de manuscrits de la mer Morte ou aussi manus­crits de Qumran. Cette trouvaille fortuite fut bientôt suivie de plusieurs autres dans la région même de Qumrân et de 1951 à 1956, c’est onze grottes contenant des rouleaux et des fragments de manuscrits qui furent découvertes.

L’inventaire des manuscrits fit apparaître qu’environ un quart d’entre eux est constitué par des copies de livres proprement bibliques. Le spécialiste des études qumrâ­niennes, le Pr A. Dupont-Sommer, dans son livre Les écrits esséniens découverts près de la mer Morte (Payot 1959) signale que les grottes nous ont livré des spécimens de chacun des livres de la Bible juive canonique, à l’exception du livre d’Esther. Certains se trouvent en plusieurs exemplaires : celui des Psaumes en 35 exem­plaires, celui du Deutéronome en 14 exemplaires, celui d’Isaïe en 15 exemplaires. À cela s’ajoutent les livres de Tobie et de l’Ecclésistique, qui ne font pas partie de la Bible juive mais appartiennent au canon de l’Église romaine.

Les autres livres non bibliques forment le reste des manuscrits ; fort nombreux ; ils révèlent une grande homogénéité de croyances témoignant en cela qu’ils pro­viennent d’un même milieu religieux. Ils permettent aussi d’approfondir la doctrine de la secte et le rôle d’un per­sonnage de premier plan, le maître de justice, objet d’une fervente admiration de la part des fidèles.

Certains écrits, comme le livre des Jubilés, le livre d’Hénoch, les Testaments des Douze Patriarches, étaient tenus en haute estime par la secte et plus tard par cer­taines communautés chrétiennes.

Dans les écrits plus spécifiquement esséniens, mention­nons : le rouleau de la Règle, l’Écrit de Damas, le Règle­ment de la Guerre des Fils de Lumière, le rouleau des Hymnes d’action de grâce. À ces ouvrages s’ajoutent des écrits de caractères divers : liturgique, apocalyptique, sapientiel, etc…

L’APPORT DES TEXTES

Les notices anciennes, pour intéressantes qu’elles soient, sont loin de présenter l’intérêt qu’offrent les textes de Qumrân eux-mêmes. Les membres de la secte, ainsi que le montrent les rouleaux, donnaient à celle-ci le nom d’Alliance ou de Nouvelle Alliance, l’Ancienne Alliance, celle transmise par Moïse, se trouvait rompue à cause de l’infidélité d’Israël. On sait que les esséniens qui menaient une vie monastique très ascétique à Qumrân, se recru­taient surtout parmi les pharisiens. Ils avaient en com­mun la même fidélité à la Loi, mais le relâchement du judaïsme officiel avait fini par faire croire aux esséniens que Yahvé ne pouvait plus se compromettre avec Israël ; aussi ne pouvaient-ils concevoir que le Messie ne vint pas chez eux. L’imminence de la conflagration finale et du jugement se retrouve pour ainsi dire à chaque page de certains livres de la secte.

LE ROULEAU DE LA RÈGLE

Cet écrit est important car il nous introduit dans le secret de la vie religieuse de la secte et de ses cérémonies. Il commence par préciser le but et l’idéal de la Commu­nauté.

Pour l’homme intelligent, afin qu’il instruise les saints, pour qu’ils vivent selon la règle de la Communauté ; pour rechercher Dieu de tout leur cœur et de toute leur âme, et pour faire ce qui est bon et droit devant lui selon ce qu’Il a prescrit par l’intermédiaire de Moïse et par l’intermédiaire de tous Ses serviteurs les Prophètes ; et pour aimer tout ce qu’il a élu et pour haïr tout ce qu’Il a méprisé ; et pour s’éloigner de tout mal et pour s’atta­cher à toutes les bonnes choses ; et pour pratiquer la vérité et la justice et le droit sur la terre (op. cit., p. 88). L’indication « homme intelligent » revient fréquemment dans les documents de Qumrân ; elle signale qu’on a affaire à un livre secret propre à la secte. Ce livre men­tionne les cérémonies d’entrée dans la communauté à laquelle l’essénien appartient tout entier, corps, âme et biens ; il précise les fêtes réglementaires fixées par le calendrier de la secte, et, à ce propos, il est important de noter que le christianisme reprendra ce calendrier, lequel ne correspondait pas au calendrier en vigueur dans le judaïsme de la Synagogue. Cependant, comme dans la synagogue officielle, la communauté comprend trois catégories : les prêtres, les lévites et les laïcs. Le repas est communautaire et se déroule suivant un céré­monial que nous retrouvons chez les chrétiens à la Cène du Jeudi-Saint : le Prêtre étend les mains sur le pain et le vin avant le repas et les bénit.

Le rouleau de la Règle, comme son nom l’indique, prévoit dans le détail la vie des esséniens dans la communauté. Cependant, il traite aussi de la sanctification de ses moines et de la doctrine dont ils doivent s’imprégner. Le caractère essentiel de la doctrine, telle qu’elle ressort du rouleau de la Règle, est d’être fondamentalement dualiste. Dieu créateur a disposé pour l’homme deux esprits, l’Esprit de vérité et l’Esprit de perversion ; le premier est aussi appelé Esprit de lumière et le second esprit de ténèbres. Comme l’explique le texte, le Dieu créateur a fondé toute son œuvre sur ces deux Esprits. Dieu aime le premier esprit pour toute la durée des siècles et se complaît en tous ses actes tandis qu’il abo­mine l’autre et toutes ses voies et les hait pour toujours.

L’ÉCRIT DE DAMAS

Chacun des deux Esprits tient en son pouvoir une partie de l’humanité : l’Esprit de vérité, les fils de lumière ; l’Esprit mauvais, les fils de ténèbres. Les historiens ont eu souvent dans cette répartition de l’humanité en deux camps tranchés une influence mazdéenne. Sans aller jusque-là, il suffit de rappeler que chez les juifs ce mé­lange du Bien et du Mal, qui est le propre de l’humanité, ne cessera qu’au jour du jugement fixé par Dieu qui verra l’extermination du Mal. Du reste toute la vie de la communauté est organisée en fonction de ce grand jour. Plusieurs écrits de Qumran révèlent une véritable psychose de la fin des temps : l’attente est si exacerbée qu’on s’attend d’un jour à l’autre à la suprême visite de Dieu.

Sur l’imminence du grand Jugement, et son influence sur le comportement des esséniens, l’Écrit de Damas est de la plus haute importance. En outre, l’ouvrage fit état à plusieurs reprises de deux personnages de pre­mier plan : « le Maître de Justice », d’une part, et « l’Homme de mensonge », d’autre part ; le premier fut le fondateur de la secte et le second fut le persécuteur du Maître. L’« Homme de mensonge » est aussi appelé le « Prêtre impie ». Ce dernier est vraisemblablement le grand-prêtre de la Synagogue officielle, Hyrcan II qui exerça ses fonctions à partir de 76 avant J.-C. et mit à mort « le Maître de Justice » vers 65-63. À ce moment-là, la secte se réfugia dans la Damascène, loin des atteintes du grand prêtre, puis revint à Qumrân vers 40 avant J.-C. et y resta jusqu’à la grande Révolte juive ; c’est-à-dire jusqu’en 68 de l’ère chrétienne. Les événements de l’époque permettent aux historiens de dater l’Écrit de Damas entre 18 et 48 avant J.-C. et la Règle, qui, si elle n’est pas de la main du Maître de Justice, porte son empreinte profonde, avant 63.

L’Écrit de Damas spécifie que, entre le jour où fut enlevé le Maître de Justice et le jour du grand Jugement, il s’écoulera le temps d’une génération, c’est-à-dire environ quarante ans. C’est ce même temps qui est indiqué dans le Commentaire du psaume 37 retrouvé aussi à Qumrân : « Encore un peu de temps, et l’impie ne sera plus ; j’examinerai sa place et il ne sera plus (v. 10 du Ps. 37). Et voici le commentaire accompagnant le verset : « L’explication de ceci concerne toute l’impiété ; c’est au bout des quarante ans qu’ils seront supprimés et qu’on ne trouvera plus sur la terre aucun homme impie. »

C’est donc tout au début de l’ère chrétienne que devait avoir lieu le fameux Jugement. On comprend que les chrétiens, qui ont pris aux esséniens l’essentiel de leur doctrine, aient également subi la contagion de la psy­chose de la fin des temps.

LE ROULEAU DU RÈGLEMENT DE LA GUERRE

La guerre que devait livrer les Fils de Lumière contre les Fils des Ténèbres exigeait de mobiliser toutes les énergies, c’est pourquoi chaque adepte de la secte, chaque essénien était essentiellement un soldat, un com­battant de cette guerre future en vue de laquelle la Communauté était tout entière conçue et organisée comme une milice divine non seulement pour combattre le mal présent mais surtout pour être prête à livrer le grand combat de Dieu qui amènerait l’extermination du mal. L’enjeu de la guerre, le drame colossal, réellement apocalyptique, devait permettre non seulement la défaite des ennemis d’Israël mais décider à jamais du sort du monde. Les fils de lumière auraient à déployer toute leur vaillance.

Le Règlement de la Guerre trouvé à Qumran avait pour objet de préparer les esséniens à ce combat suprême. Dans ce rouleau, la guerre sainte est décrite de façon concrète et détaillée : tout y est prévu : le commande­ment, la mobilisation, le plan de conquête du monde qui doit s’ensuivre, la défaite de l’ennemi, les étendards, les trompettes, le bâton de commandement, la formation en lignes, l’armement de l’infanterie, ses manœuvres, celles de la cavalerie, la pureté du camp, le rôle des prêtres et des lévites durant le combat, et, sans prétendre établir ici une énumération complète, il faut aussi mentionner la supplication du grand prêtre avant le combat, les bénédictions et les malédictions à prononcer pendant le combat, et enfin les hymnes d’action de grâces après le combat. L’auteur s’inspire visiblement du livre de Daniel qu’il cite par endroit textuellement.

Le Règlement de la Guerre, selon les historiens, est sensi­blement de la même époque que l’Écrit de Damas ; il peut donc être situé entre 63 et 68 avant J.-C. Il fut certaine­ment un des livres fondamentaux de la secte car les grottes ont livré six manuscrits de cet ouvrage. L’auteur du Règlement de la Guerre fut, à n’en pas douter, un fantastique visionnaire qui sut admirablement exploiter la crédulité et les rêves de grandeur de la secte. Mais peut-on à ce point être coupé du réel sans être un extra­ordinaire mégalomane ?

LE ROULEAU DES HYMNES

Cette œuvre semble avoir été l’une des plus sacrées et les plus vénérées de la secte car il existe des fragments d’au moins six exemplaires du manuscrit. Les hymnes sont des chants d’une haute élévation où l’auteur se livre dans un lyrisme exalté exprimant tour à tour son ado­ration, sa soumission et son amour envers Dieu Très-Haut mais aussi sa haine pour Bélial, incarnation du Mal, ses désespoirs, ses affres mortelles.

L’auteur parle à la première personne du singulier ; il exprime les plaintes du juste persécute et se présente comme le chef de la secte de l’Alliance ; il est le bâtisseur de la Communauté des Élus, le Maître qui enseigne, le Père qui protège, etc. Il ne faut pas s’étonner dès lors que la plupart des historiens aient considéré l’auteur des Hymnes comme le Maître de Justice, lui-même, dont l’écrit de Damas nous a relaté la destinée tragique, le prestige exceptionnel et le rôle messianique.

Les Hymnes nous font connaître, en même temps que le côté mystique du personnage, son rôle de fondateur et d’initiateur de la communauté. S’adressant à Dieu, il se situe comme l’homme que les puissances du Mal cher­chent à abattre et, en même temps le médiateur entre Dieu et son peuple : …« Et tous les hommes de tromperie grondaient contre moi comme le bruit du grondement des grandes eaux et les ruses de Bélial étaient toutes leurs pensées, et ils ont renversé vers la fosse la vie de l’homme par la bouche duquel Tu as fondé la doctrine et dans le cœur duquel Tu as placé l’intelligence pour qu’il ouvrit la source de la Connaissance pour tous les intelligents… Hymne II

Comment ne pas voir en celui qui a reçu la doctrine, qui a accès à la source de la Connaissance, le Maître de Justice en personne ? Comme il se révèle le détenteur de la Connaissance salvatrice, certains historiens ont cru voir en lui un gnostique et sont même allés jusqu’à pré­tendre que les esséniens étaient une secte gnostique, l’en­seignement étant réservé soi-disant à des initiés.

LE MAÎTRE DE JUSTICE

La question de savoir si les esséniens pouvaient être considérés comme des gnostiques se pose d’abord pour le Maître de Justice lui-même. Celui-ci se donne une double mission : restaurer la véritable Alliance d’Israël que la Synagogue officielle a compromise et apporter le salut aux nations. Aux fidèles de la secte rassemblés autour de lui, le Maître de Justice emploie l’expression : « Ceux qui sont entrés dans mon Alliance » (V.23). Ce langage montre qu’il se considère comme le chef de l’Alliance divine. Et il précise dans un important passage des Hymnes (VI, 10-13) comment il conçoit la mission :

« Et c’est à cause de toi que tu m’as créé

pour accomplir la Loi

et pour instruire par ma bouche les hommes de ton conseil

au milieu des fils des hommes…

Et toutes les nations connaîtront ta vérité,

et tous les peuples, ta gloire.

Car tu les as fait entrer dans ton Alliance glorieuse

auprès de tous les hommes de ton conseil

et dans un lot commun avec les Anges de la Face… »

Le Maître de justice se présente donc comme le chef et le médiateur de la Nouvelle Alliance, comme le nouveau Moïse dont le Deutéronome annonçait la venue (XVIII, 18-19). Comme le Serviteur de Yahvé (Isaïe LIII, 11), le Maître de justice attend avec une foi inébranlable la délivrance et le triomphe final (VII, 23-25) :

«Et toi, ô mon Dieu, tu as secouru mon âme,

… Et je serai resplendissant de lumière sept fois

dans l’Éden que tu as créé pour ta gloire.

Car tu es pour moi un luminaire éternel… »

L’exaltation atteint dans l’un des Hymnes un paroxysme qui ne sera pas égalé dans toute la littérature essénienne (III, 7-18). Les spéculations messianiques sont celles d’un visionnaire extraordinaire qui s’identifie au Messie ; or celui-ci doit être éprouvé et purifié au creuset de la souf­france. Parfois le Maître de Justice, toujours en s’adres­sant à Dieu, parle des élus de la secte chargés de rétablir la justice et d’apaiser le courroux divin :

« Et moi, je sais que nulle richesse n’est égale à ta

vérité et que terrible sera la vengeance

de la part de tes hommes de sainteté » (XV, 22-24).

Le sort des impies promet d’être terrible :

« … les impies, tu les as créés pour le moment de ton

courroux et, dès le sein maternel, tu les as réservés

pour le Jour du massacre » (XV, 17).

La victoire finale correspondra à l’extermination totale des ennemis par ceux que le Maître de Justice appelle « la milice des Vaillants » :

« … et la milice des Vaillants des cieux agite son fouet dans le monde,

et elle n’aura de cesse jusqu’à l’extermination fatale,

qui sera définitive et sans pareille ».

L’ATTENTE DANS LA JOIE

Cette euphorie triomphante, nous l’avons déjà relevée dans les manuscrits de Qumrân recensés ci-dessus. Elle est liée à la catastrophe finale qui doit permettre aux fils de Lumière qui forment la Nouvelle Alliance de régner sur le monde. Une telle eschatologie, liée à la venue du Messie, nous la retrouvons décrite dans le livre de Daniel et dans le livre d’Hénoch. Or, nous savons que les essé­niens étaient de fervents lecteurs de ces deux livres.

La perspective eschatologique et l’attente messianique se situent-elles dans une ligne ésotérique qui rejoindrait celle de la grande gnose ? Y avait-il chez les esséniens une connaissance réservée à des initiés qui ne fût pas orientée uniquement vers les fins dernières ? L’étude sur la gnose qui précède celle sur les esséniens a permis de préciser les caractères de la gnose éternelle, et, l’ana­lyse des manuscrits de la mer Morte apporte sur la vie, les croyances et les rites de la secte essénienne tout l’éclairage nécessaire. C’est ainsi que nous disposons des éléments pour répondre à l’une et l’autre de ces ques­tions.

RECONNAISSANCE DE L’ÊTRE

La vraie gnose étant la connaissance – ou la reconnaissance – ici et maintenant de ce que nous sommes réelle­ment, toute forme de salut qui se situe dans un futur et un ailleurs n’est pas et ne peut pas être gnostique. La gnose, nous l’avons vu, transcende le temps et l’espace, or les esséniens vivaient orientés vers un salut qu’ils croyaient prochain mais qui était absolument spatio-temporel. Cette forme de salut – qui sera aussi celle des chrétiens – se situe dans la ligne exotérique alors que la gnose possède toutes les caractéristiques d’un véri­table ésotérisme. De plus, chez le gnostique, la réalisa­tion, ou l’éveil, est l’aboutissement d’une recherche individuelle. La découverte du Royaume intérieur – pour reprendre la terminologie de Jésus – est au terme d’une aventure solitaire, alors que chez les esséniens, comme aussi dans une certaine mesure chez les chrétiens, le salut à venir est collectif, la damnation également. Jean Baptiste, l’homme vertueux, l’ascète issu de l’essénisme, conçoit le salut dans la perspective messianique essénienne ; aussi envoie-t-il ses disciples vers Jésus pour lui demander : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11.3) Jésus, qui incarne la gnose nous éclaire sur sa conception du salut par rapport à celle de Jean : « Depuis Adam jusqu’à Jean Baptiste, … aucun ne surpasse Jean Baptiste, mais celui qui parmi vous sera petit connaîtra le Royaume et sur­passera Jean (log. 46) ; voir aussi (Mt 11.11 et Lc 7.28-30). Le salut individuel dans le présent libérateur ne saurait donc s’accorder avec un salut collectif à venir. Mais les textes de Qumrân nous révèlent-ils, parallèlement à ce grand rêve collectif futuriste, une forme d’initiation de maître à disciple, qui est la caractéristique du véritable ésotérisme ? Nous serions tentés de le croire en lisant certains ouvrages qui font l’apologie du chef de la communauté de Qumrân, du grand visionnaire appelé Maître de Justice. L’historien le plus averti de l’essénisme va jusqu’à écrire : « Le Maître de Justice était le révélateur d’une Gnose mystérieuse, élaborée à l’aide des plus hautes sagesses qui circulaient alors dans le monde, et réservées à des initiés » (A. Dupont-Sommer, op. cit., p. 386).

Les Hymnes, que les historiens lui attribuent font état des relations d’un homme choisi, prédestiné en vue d’une mission extraordinaire. Il s’agit en somme d’un long monologue du prêtre-prophète qui dit ses souffrances, sa misère et la grandeur de sa mission proprement messia­nique qui est de préparer la « milice des Vaillants » pour le jour du Jugement lequel est à la fois celui du triomphe des bons et du massacre des mauvais. D’un bout à l’autre du rouleau des Hymnes, le lyrisme exalté est lié constam­ment à un dualisme exacerbé. Si beau, si émouvant que soient les accents de ce Visionnaire, nous ne pouvons nous empêcher d’en mesurer le degré d’utopie et de constater à quel point nous sommes ici loin de la gnose où tout est orienté vers le retour à l’Un originel.

AU-DELÀ DU JUDAÏSME

Les rouleaux de Qumrân propres à la secte traduisent tous à leur manière la nécessité de justifier la décision des esséniens de se séparer du judaïsme officiel et de se préparer au jugement à venir. Dans la solitude du désert, ils devenaient les derniers Élus de Dieu, les vrais observateurs de la Loi, les seuls membres de la Nouvelle Alliance. Dans ce contexte, le Messie ne pouvait qu’être des leurs. Toutes ces contingences réunies firent de la secte un type de société à part, coupé du monde. Son enseignement était secret, non pas au sens ésotérique du terme, mais la raison très simple que l’ennemi devait absolument ignorer ce qui se tramait dans la solitude du désert pour « préparer la voie du Seigneur ». Il suffisait, pour entrer dans la communauté de partager l’idéal religieux, l’ascèse et la discipline, certes très rigide, de la secte. Les textes parlent abondamment de la préparation matérielle psychologique et spirituelle des esséniens en un des événements apocalyptiques mais ils ne font pas mention d’initiation de maître à disciple. Il fallait, sans nul doute, faire preuve de qualités physiques et morales peu ordinaires pour vivre une vie communau­taire au désert dans les conditions que nous révèlent les textes ; néanmoins cette rigueur ascétique n’a rien de commun avec un véritable enseignement ésotérique.

Les chrétiens reprirent aux esséniens une bonne part de leurs rites, de leur doctrine, de leur idéal mystique et moral. Comme eux, ils se réclamèrent de la Nouvelle Alliance, comme eux, ils attendaient, surtout au début, les fins dernières dans un avenir proche. Il ne semble donc pas exagéré de dire que le christianisme est, malgré la notion nouvelle du sang rédempteur apportée par saint Paul et l’ouverture de la jeune Église au monde païen, la continuation de l’essénisme.

Cette filiation eût été inconcevable avant la découverte des manuscrits de la mer Morte, tout comme le vrai visage de la gnose nous était inconnu avant la décou­verte des manuscrits de Nag Hammadi. Les textes nous révèlent finalement une situation que les historiens, les exégètes et les théologiens, pour peu qu’ils consentent à abandonner de vieux schémas périmés, auraient jugée impensable il y a seulement quelques décennies mais que les deux découvertes qui remontent à peu près à la même date, rendent non seulement plausibles mais de plus en plus évidentes, à savoir, d’une part que le christianisme plonge ses racines profondément dans l’essénisme, d’autre part, que Jésus est, par son Évangile ésotérique, à l’origine de la gnose méditerranéenne, à l’époque des Césars.

Bibliographie sommaire

J. Daniélou, Les Manuscrits de la mer Morte et les Origines du chris­tianisme. Éditions ; de l’Orante, 1957.

A. Dupont-Sommer, Les Écrits esséniens découverts prés de la mer Morte, Payot, 1959.

D. Howlet, Les Esséniens et le Christia­nisme, Payot, 1958

E.M. Laperoussaz, Les Manuscrits de la mer Morte, coll. « Que sais-je ? », Presses Universitaires de France, 1966

J.P. Milik, Dix ans de découvertes dans le Désert de Juda, Le Cerf, 1957.

R. de Vaux, L’archéologie et les manuscrits de la mer Morte, Oxford Univer­sity Press, Londres, 1961.