le frère Antoine
Les fioretti panharmoniques

Je m’assis au pied d’un banian et dans ma méditation je découvris combien merveilleuse était cette histoire du seau percé appliqués au plan spirituel : Tout homme qui se dévoue pour autrui est comme ce seau. Je ne parle pas des sociaux qui s’agitent pour procurer des simplifications aux besoins matériels, mais de ceux qui s’imaginent augmenter la béatitude des autres en leur faisant part de leurs découvertes métaphysiques. Percés comme nous sommes, c’est nous qui revenons avec la bave de l’autre, insatisfaits et voilà que nous nous reprécipitons à la source, et ainsi de suite. Quiconque est percé et tout le monde l’est, n’a qu’un moyen de rester toujours plein, c’est de demeurer au fond du puits. On peut bien pendant quelques temps s’imaginer pouvoir boucher et réparer les trous du seau, mais plus tôt on aura compris qu’il vaut mieux les agrandir et le défoncer complètement, mieux ce sera. Inutile et immergé dans la plénitude.

(Revue Panharmonie. No 203. Juillet 1985)

Les contraintes sont contraignantes, mais personne

n’est contraint de se laisser contraindre par les contraintes.

EPICURE

« Par Amour »

Lorsque le temps fut venu pour moi de partir en Inde, je reçus de l’Ambassade de Paris une double feuille à remplir comportant un long questionnaire. Je barrais toutes les questions sauf une : « Pourquoi voulez-vous partir en Inde ? » Réponse : « par amour ». Je laissais toutes les autres questions sans réponse, à la désapprobation de tous ceux qui lisaient par-dessus mon épaule.

Faut croire que cela simplifia l’étude de mon dossier, car le visa me revint par retour du courrier avec la signature géante de la secrétaire Savitri Kunadi.

LE VISA MIRACLE

Une de mes sœurs religieuse me donna juste au départ une petite image pieuse représentant un oiseau dans une main ouverte. Je la glissai distraitement dans mon passeport. A chaque fois que je passais une frontière ou devais subir un contrôle de police, quand l’officier ouvrait mon passeport, celui-ci s’ouvrait instinctivement dans les pages vierges où se trouvait l’image.

Ses yeux tombaient là-dessus, il souriait, me rendait mon passeport sans plus d’inspection, tandis que tout autour de moi la fouille allait son train coutumier.

Le premier Guru que j’ai rencontré fut une mouche.

En entrant dans le Boeing à Orly, une mouche est entrée par-dessus ma tête. Elle est sortie à l’aéroport de New-Delhi et s’est trouvée tout à fait chez elle tout de suite. Elle en était peut-être à son dixième voyage ? Elle n’avait ni argent ni bagage. Elle était partout chez elle, elle, une mouche. Pourquoi pas moi qui suis plus qu’une mouche ? Le conditionnement extérieur n’y était pour rien, disait-elle. Tout était affaire de l’état d’âme. C’est seulement l’esprit atteint de possessivité qui handicape. La mouche, dépourvue sans mérite de l’esprit de possession, se trouve bien n’importe où et ne manque de rien nulle part. Je décidai donc de me débarrasser (avec mérite, moi !) de toute possessivité.

Dans ma méditation sur le message de la mouche, je n’avais pas vu à l’arrivée à Delhi, à 3 heures du matin, que tous les autres voyageurs étaient partis à la ville en autobus. J’étais resté tout seul sur le terrain au milieu de trois chauffeurs de taxi qui se battaient au poing à qui me gagnerait. Beau paysage pour commencer mon contact avec l’Inde qu’on m’avait dit être un pays de non-violence.

Je choisis le chauffeur de taxi qui avait le dessous, mais ce ne fut pas pour toujours. Il y a trente kilomètres de l’aéroport à la ville ou du moins au stand-bus d’Almora où je devais me rendre. Ne comprenant rien au tarif, je donnai mon portefeuille au chauffeur et lui fit signe de prendre ce qui convenait. Chacun dit merci à l’autre et j’en ajoutais encore un à la mouche-Guru que je savais beaucoup plus allégée que moi, beaucoup plus disponible et bien avant moi descendue dans une chambre d’Hôtel quatre Etoiles.

PREMIÈRE RENCONTRE AVEC LES SAGES DE L’INDE

J’attendais la fin de la mousson à Kali Estate, la demeure de Navnit Pareck. Un soir, au coin du feu, Navnit me dit : « Demain il fera beau, la mousson est finie, si vous voulez, je vous prête mon plus fidèle serviteur et il vous conduira chez trois sages qui habitent pas très loin d’ici ».

Je n’attendais que cela et je ne dormis pas de la nuit tant la perspective de ce pèlerinage m’enchantait. Le lendemain matin on prit quelques provisions de route, des cadeaux à offrir, dont la boîte de pâtes de fruits de Bellefontaine, destinée à Navnit, mais qu’il me redonna pour la circonstance.

Vers midi on arriva à Doulcina, le village proche de l’ermitage de Vijayananda. Les enfants qui sortaient de l’école nous accompagnèrent jusque chez le Swami. On mangea avec lui et après une bonne journée riche de sagesse, on continua notre route vers le monastère de Mirtola. Le Père Abbé me reçut chaleureusement et voulut me garder trois jours. Le serviteur s’en alla au café du coin. Le troisième jour il vint me chercher pour continuer le pèlerinage et on se rendit chez le Lama Anagorika Govinda, bien connu en France par son livre : « Les Fondements du Bouddhisme Tibétain ». Pendant qu’on était chez lui, un autre moine y vint, très pauvre et avec un chien pelé.

Le soir nous étions de retour chez Navnit. Je lui dis : « Le Swami Vijayananda est un Marseillais qui, avant de vivre ici, était Docteur à Martigues. Le Père Abbé de Mirtola est un grand blond d’Anglais et le Lama Anagorika Govinda est un Allemand. Quant au moine et au chien pelé, je ne sais… » Navnit répondit : « Celui-là est un Danois… C’est vrai, ajouta-t-il, votre pèlerinage a été plus imprévu que vous n’auriez pensé ».

Et un peu plus tard, je lui demandai : « Vous avez fait, il y a dix ans, de grandes expéditions dans l’Himalaya… avez-vous rencontré le Yeti, l’abominable homme des neiges ? » Navnit se recueillit, ferma les yeux et répondit à voix basse : « Oui ». « Où ça ? » Navnit, baissant les yeux et la voix encore plus, répondit : « Dans un magasin parisien ! »

QUEL MONDE !

Deux moines voyageaient ensemble entre Allahabad et Bénarès. L’un était indien hindou, l’autre était chrétien européen. Tantôt marchant en silence et tantôt échangeant leurs impressions et s’enrichissant chacun de la spiritualité de l’autre.

Tout à coup une voiture de police s’arrêta à leur côté et les policiers en descendirent. L’un d’eux leur demanda leurs papiers.

Le moine indien hindou sortit de sa serviette sa carte d’identité, son passeport, car il avait voyagé à l’étranger, et des diplômes de professeur de Yoga et d’enseignant d’Université.

Quand les policiers s’adressèrent au moine européen, celui-ci étendit les bras avec un large sourire et leur fit la déclaration suivante : « I am sorry… Messieurs, le jour où je me suis fait Sanyasi, j’ai tout jeté, papiers et passeport… »

Alors le chef des policiers dit à ses subordonnés en leur désignant le moine indien hindou: « Emmenons celui-ci au poste pour une plus ample vérification, il pourrait bien être un faux… »

(à suivre)

(Revue Panharmonie. No 204. Octobre 1985)

(suite)

L’INDE EST SALE

J’étais monté dans le train à Calcutta pour me rendre à Madras. Deux jours et une nuit. Pas de place assise. Au bout de quelques heures je me fourre sous une banquette en écartant les jambes de ceux qui y étaient assis. Voilà que tout le monde proteste ! « C’est sale » disent-ils et ils emploient même le mot en sanscrit qui signifie souillure morale. Je sors la tête de dessous la banquette et je réponds : « De toute façon, qu’on aille n’importe où et qu’on se mette n’importe où, en Inde, c’est sale… ». Je vis que j’avais allumé la colère chez mes interlocuteurs. J’avais incendié de colère tout le compartiment et l’un des Indiens qui parlait le mieux l’anglais me cria : « Alors, si l’Inde est sale qu’est-ce que vous y venez faire ? » Je sortis la tête d’entre les jambes qui pendaient sur moi et je rétorquai : « Je suis venu pour la nettoyer… » C’était mettre le comble et je compris que les talons étaient démangés par l’envie de se décrotter sur moi !

Je fis alors un adenta impromptu et je dis : « Oui, l’Inde est sale, je n’aime pas l’Inde, mais j’adore les Indiens… ».

Alors ils se sont levés comme un seul homme, m’ont arraché de dessous la banquette, se sont mis chacun à l’étroit, m’ont fait une place double. Et à tous les arrêts du tarin, du thé et du café m’arrivaient de droite et de gauche et quand la nuit est venue, j’ai été obligé de dormir sur leurs genoux.

LES ENFANTS INDIENS

C’était entre Yéitmal et Wardha. J’avais effectué une longue marche. Le jour était à sa fin. J’avisai un lieu pour passer la nuit. Voici une entrée de champ, un puits. Tout le confort pour un moine-clochard. Je m’installai dans ma djellaba en poils de chèvre, entre le puits et la haie où on avait jeté des sarments de coton après la récolte. Mais je devinais des serpents dans les sarments. Peut-être auront-ils peur d’aller au puits ? Je retournai au bord de 1a route. Les camions, leur bruit, leur poussière, me firent opter en définitive pour la compagnie des serpents.

Je dormis jusqu’à trois heures, l’heure de la méditation délicieuse. Le jour se hâta de surgir selon son habitude en Inde.

Bientôt j’entendis sur la route une troupe d’enfants qui parlaient et chantaient. C’était l’heure de l’école. Je m’abritai derrière la haie pour ne pas attirer leur attention et je fermai les yeux.

Le bruit de leurs pas et de leurs voix cessa tout à coup. Je crus qu’ils étaient passés et j’ouvris les yeux.

Il y avait une quinzaine d’enfants formant un demi-cercle autour de moi. Je les regardais en souriant, ce qu’il est impossible de ne pas faire au terme d’une méditation digne de ce nom. Ils me firent le « Namasté », les mains jointes, desquelles pendaient cahiers, ardoises et encriers au bout d’une ficelle. L’un des enfants portait sur sa tête un énorme bidon de fer-blanc. Il s’agenouilla, attrapa mon bol et, ouvrant son bidon, il y versa une louche de « curd », c’est-à-dire de fromage blanc, mon dessert préféré. Je le dégustai avec jubilation. Quand j’eus fini, l’enfant repris mon bol et y versa une seconde louche. A la fin je sortis de la monnaie de ma poche, mais l’enfant au bidon fit le geste de refus de la main. Comme j’insistais, tous les autres, en silence, répétèrent ce geste. Je me recueillis dans ma djellaba, les enfants me saluèrent de nouveau de leurs mains jointes et se retirèrent à reculons, toujours dans le plus total silence. C’est seulement, une fois revenus sur la route, qu’ils se remirent à crier et à chanter.

LE CAS « RESPECTIF »

La mère supérieure, une bretonne, d’un centre de rééducation à Nagpur, me demande de lui sculpter une Mère Divine pour placer à l’entrée de sa fondation, à la place d’une N.D. de Lourdes que les Indiens avaient badigeonnée de goudron, blasphème pour le plus grand nombre des religieuses et sens esthétique aigu pour quelques-unes…

Il faut trouver une pierre. On prend un rickshaw, la sœur et moi et nous allons à l’autre bout de la ville chez les tailleurs de Murtis. On charge le bloc de pierre et nous remontons dans le pousse-pousse tricycle.

Mais il y a une grimpette et le conducteur souffle. Je descends et pousse à l’arrière, geste absolument indécent pour un européen, descendre, à la rigueur, mais pousser ! c’était se mettre au rang des chiens !

Le bonhomme se met à parler en se retournant, je ne sais quoi, mais la sœur comprend l’Hindi et elle se retourne pour me le traduire. « Oh, dit-elle, il vous parle au respectif… » — « Qu’est-ce que c’est le « respectif » ? » — « C’est un cas grammatical réservé aux dieux et aux maharajas »

LES CHEVEUX LONGS

Trois hippies sont venus vers moi. Cheveux très longs, décharnés, sales, yeux fixes.

« Nous sommes, disent-ils, très ennuyés, nous avons un copain très malade dans un hôtel, on veut le chasser parce qu’il ne peut payer sa chambre. Il ne peut non plus payer le médecin et il faudrait le faire rapatrier, mais c’est cher… pouvez-vous nous aider ? »

J’étais alors dans un restaurant chic et je ne pouvais pas dissimuler mes roupies. « Puis-je me rendre auprès de votre malade ? » — « Non, c’est impossible… » — « Peut-on lui envoyer un docteur ? » — « Non, mais si vous nous donnez un peu d’argent, nous ferons le nécessaire… » « Bon, dis-je, vendez-moi vos cheveux le prix que vous voulez. Allez chez le coiffeur, je vous attends ici. Pour votre ami malade, c’est un sacrifice louable et une vie d’homme vaut bien trois perruques… »

J’ai attendu longtemps, je les attends toujours…

Faisant visiter le temple, un des temples de Rajgiri, les prêtres veulent me faire sortir à cause de ce que je ne me sois pas déchaussé.

Je leur dis : « Par Vinoba… quand votre temple sera plus propre que mes pieds, je me déchausserai ». Il y avait en effet plein de feuilles mortes et de saleté.

Les européens qui étaient là, se précipitèrent pour ramasser leurs sandales et sortir, pensant que j’allais déclencher une vague de xénophobie. Mais, à cause de, sans doute, « par Vinoba », il n’en fut rien. Repassant plusieurs jours après, je vis que le temple était très propre et je me déchaussai comme tout le monde.

LE LÉPREUX TISSERAND

Dans la léproserie de Gandhi, entre Wardha et Pounar, je me suis rendu pour acheter une guéroua, une robe de sanyasin en coton ocre. Le lépreux qui tissait ce genre de choses était un homme joyeux et qui parlait l’anglais impeccablement. Il se montra avec deux moignons et d’un air tout à fait décontracté, le petit doigt gauche, le seul qui lui restait et qui lui servait à ramener le fil et il disait en souriant : « Bientôt il va lâcher, lui aussi… » Comme il me disait qu’il était de Calcutta, je lui demandai s’il avait connu la Mère Theresa.

« Of course, dit-il, un jour j’étais dans la rue, je l’ai vue passer avec d’autres sœurs portant des soupières de riz. J’allais me diriger dans sa direction, quand j’aperçus sur l’autre trottoir un groupe de moines Shivaïtes qui passait. Ils avaient les mains sous le manteau et les yeux baissés. Je me dis, ce sont ceux-là qui me conviennent le mieux. Je ne pouvais les suivre mais, une fois ici, j’ai décidé de ne faire que des robes de moines. Je ne pense que du bien de Mère Theresa, mais le bien qu’elle fait est provisoire, tandis que celui des moines qui prêchent la béatitude dans le renoncement, est définitif… ».

La Mère Theresa arrive dans une famille avec une soupière de riz. « Jai appris, dit-elle, que vous n’avez pas mangé depuis sept jours ? » — « C’est vrai, ma Mère, dit la mère de famille, mais repassez demain, car notre jeûne ne se termine que ce soir… ».

(à suivre)

Panharmonie No 205 est manquant

(Revue Panharmonie. No 206. Avril 1986)

(suite)

LE PROBLÈME DE LA FAIM

Des pauvres arrivèrent de Calcutta à l’Ashram de Boud’Gaya. Ils racontèrent toutes les merveilles de Sœur Theresa et de son œuvre. Dwarko, le Directeur de l’Ashram les écouta volontiers. Arrivèrent presqu’en même temps des malheureux qui avaient faim et qui avaient appris que l’Amérique envoyait du blé aux Ashrams de Vinoba. On les reçut aussi avec un large sourire et on leur donna à manger en échange de quelques travaux pas fatiguants comme la confection de corbeilles, dont personne n’avait besoin, mais on voulait leur faire mériter leur subsistance. Ils s’en allèrent dans les campagnes ramasser une espèce d’osier et s’assirent ensuite dans la cour, plein d’entrain. Je fus émerveillé du tas de corbeilles qui s’élevait jusqu’au plafond de la grange.

Voici ce que dit Dwarko au cours d’un entretien du soir, après la prière en commun :

« Je respecte le mode de charité des Chrétiens, car il est très efficace pour leur propre avancement spirituel. Il les engage à pratiquer la dépossession et le don de soi, sans quoi aucune pratique (Sadhana) n’a d’authenticité. Les mendiants de Calcutta, vrais ou faux sont des instruments employés par la Mère Divine pour leur avancement spirituel. Nous devons, nous autres, de notre côté, apprendre à bien jeûner, car si on était entraîné au jeûne, nous supporterions beaucoup mieux la faim. Il y a plus de gens à mourir autour de Sœur Theresa que dans les campagnes où on applique les principes de Gandhi-Ji, car ce n’est pas tant de faim que les gens meurent, mais du désir de manger. L’attente intempestive, l’impatience, l’excitation causée par la propagande, les plats qui passent loin de soi, la précipitation dans les faubourgs, puis l’insatisfaction, la hargne et le dépit, voilà ce qui est fatal. Tandis que celui qui demeure assis dans sa métairie, bien respirant, souriant à la Mère Divine, plus qu’à la Mère Theresa, maigrira certes, mais atteindra la mousson et la récolte prochaine. Car je suppose qu’il n’y ait dans le ménage des marmites chrétiennes un blasphème secret entre la providence qui ne fait pas bien son travail et à qui il faut un peu faire la leçon. Pour dix qui sont provisoirement rassasiés, il y en a vingt qui meurent d’épuisement pour avoir accouru au bruit des louches et des gamelles ».

ENCORE LA FAIM

Je me suis assis en face des multitudes affamées dans la banlieue de Calcutta. Celles qui passionnent les petites gueules d’Européens qui font du lèche-vitrine de l’autre côté de la vitre de la télévision. Ceux-ci regardent les gens qui meurent de faim comme des voyeurs qui regardent les choux à la crème à la vitrine des pâtissiers, bien illuminées. Ce sont des attractions qui provoquent de l’appétit. La tristesse m’a pris jusqu’au moment où j’ai médité dessus. Méditer sur ma tristesse et méditer sur ma faim. Et la tristesse m’a quitté bien que la faim demeurait. Pourquoi cela ? Parce que je considérais que chacun n’avait qu’une faim à la fois, la faim du jour.

Personne ne se réjouit de tous les menus affichés aux portes des restaurants de la ville, mais seulement de celui qu’on va déguster. On se réjouit du menu du jour et on peut donc aussi s’affliger de la famine du jour, mais s’affliger des cinq mille faims, c’était augmenter la sienne sans diminuer celle des autres et donc une affliction inutile. C’était une incorrection d’avoir plus de peines que de faim et je vis que toute cette publicité était une hypocrisie masochiste inconsciente.

Chacun souffrait sa propre faim et même plus on était d’affamés collectifs, moins sensible était la faim personnelle. Ma tristesse a même été remplacée par la joie quand je décidai d’avoir faim avec tout le monde.

Ma faim à moi s’appelait jeûne puisque j’avais de quoi l’apaiser. Leur jeûne à eux s’appelait faim pour la raison contraire. L’effet physique était identique pour tout le monde. Un grand appétit. L’effet psychique était différent.

*

J’allais à Rishikesh et je me suis joint au chapelet de lépreux qui s’alignent sur le pont du Gange. Ils m’ont boudé un moment. Puis, après m’avoir bien observé, ils ont compris que je n’étais pas de l’autre côté de la vitrine, mais bien du leur et alors ils pouvaient en toute confiance continuer leur jeu.

Quand un riche Indien passait avec ses rajouts, ils faisaient la gueule en miaulant leur plainte : « Ma Ma… » Quand c’était un européen qui passait, avec bien entendu davantage de rajouts, comme par exemple caméra, les miaulements étaient au superlatif. Puis, quand personne ne passait plus, les rires, les boutades allaient bon train. Ils étaient là à la pêche au riche, ça mordait ou ça ne mordait pas. Mais leur joie de vivre n’en était affectée que pour le bon fonctionnement du jeu. Si un râleur venait à passer sur le pont et à les plaindre, ils s’en détournaient et il n’avait même pas droit à leur « Ma Ma », ni à leur main tendue, car râler pour ce joueur était la pire faute de goût.

Ces lépreux manquaient de tout y compris du mécontentement. L’européen est comblé de tout y compris du mécontentement.

Encore à Rishikesh j’étais en contemplation devant le Gange. Le hors-bord gratuit allait et venait, transportant les pèlerins d’une rive à l’autre. Ils jetaient sur le courant des guirlandes de fleurs. Un cadavre tout à coup passait à toute vitesse devant moi.

La mousson venait juste de finir, le cadavre n’était qu’un objet entre les troncs d’arbre et les articles de tous genres qui dévalaient.

J’étais assis sur les ghats ou marches qui descendent dans le fleuve. Tout à coup, derrière moi, un homme aveugle tenant par la main un autre aveugle, mit son pied sur le ghat où j’étais assis. Je vis qu’ils étaient d’un pays lointain, car leurs habits étaient vieux et sales et leur tête comme celles d’une autre région.

Quand le premier aveugle eut touché le ghat où il y avait de l’eau, son visage s’illumina tout à coup. Une beauté céleste parut dans ses yeux. L’autre qui suivait en silence par derrière avait un visage sombre qui faisait contraste avec le précédent. Quand à son tour le second aveugle toucha l’eau du Gange de son pied poussiéreux, son visage aussi se transfigura ; il devint lumineux comme un ange. Je me dis : « Quelle foi ils ont, ces deux-là ! »

Toujours à Rishikesh. Dans le même monastère et d’après la même dame française. Outre un orphelinat, il y a dans ce monastère un hôpital.

Les bienfaiteurs et bienfaitrices dont faisait partie cette dame eurent l’idée de faire venir des matelas de luxe pour les malades car ils n’avaient qu’une simple natte.

Ils et elles firent si bien que le lot commandé arriva par wagons et ensuite par camions et on fourra de force les matelas sous les malades, puis on s’applaudit et on se congratula réciproquement, car personne ne semblait le faire de là d’où on aurait pu le souhaiter.

Le lendemain matin, ces messieurs et dames trouvèrent tous les malades couchés par terre.

Le moelleux du matelas leur était insupportable !

LE SURPLUS

Je traversais la ville de Mathura. Une femme entièrement nue passa. J’accostai un étudiant et la lui désignant, je lui demandai pourquoi ?

L’étudiant me répondit : « Ah oui… elle a pour vêtement les paupières de tous les passants, excepté les vôtres… ».

Cette réponse a suscité une multitude de méditations et je partis à toutes jambes, hors de la ville sous un banian. Je m’accroupis là. Un jeune gardien de vaches, aussi nu, vint me rejoindre et tous les deux, nous en composâmes cette chanson :

J’ai rencontré en voyage

Entre Madra et Pondi

Un petit Hindou très sage

tout nu et très dégourdi.

Je lui ai dit : « Pourquoi

te promènes-tu tout nu

Même une fois hors de l’eau

Sans un ruban sur ta peau ? »

Alors en me dénudant,

Dans un merveilleux sourire

De tout le reste de ses dents

Il se dressa pour me dire :

« La Mère Divine fit

Un petit surplus de peau

Qui abondamment suffit

A qui prend tout pour cadeau ».

— « Veux-tu dire, mon garçon,

Que le prépuce suffit

Et qu’il est bien assez long

Pour tenir lieu d’habit

Et que les caleçons sont

Rien que pour les circoncis ? »

— « Le petit surplus de peau,

M’a dit ce fils de lumière

De son petit air puceau :

— « Mais ce sont vos deux paupières

Le petit surplus de peau ! »

PLAINTE D’UN CURÉ A SES ÉVÊQUES

Le Curé lui dit :

« Si je prêche à mes paroissiens qu’il faut se convertir, c’est-à-dire se changer soi-même sans râler, sans s’en prendre aux gens ni aux événements, ils me répondent que je suis Taoïste…

« Si je prêche la soumission à la Volonté Divine en toutes circonstances, ils me répondent que je suis Musulman, Soufi…

« Si je leur prêche de travailler sans intérêt, sans attendre aucune récompense de personne, ni de système, ils me répondent que je suis un adepte hindou du Krishnaïsme et de la Bhagavad Gîta…

« Si je leur prêche la Béatitude sans condition, ici et maintenant, ils me répondent que je suis Bouddhiste et que ceci c’est le Nirvana…

« Si je leur dis qu’il faut chanter les louanges de Dieu à tort, à raison et à travers, ils me répondent que je suis un Baha’ï… »

L’Évêque lui répondit : — « Mon pauvre Curé, il ne vous reste plus qu’à vous inscrire à la C.G.T. ».

(à suivre)

(Revue Panharmonie. No 207. Juillet 1986)

LA CLÉ DE LA PORTE DE L’ABONDANCE

Je revenais du Musée de Gandhi. J’avais visité beaucoup de temples qui me paraissaient être des Musées. Le Musée de Gandhi, lui, est un temple, un saint Sépulcre.

J’en revenais, ruminant dans mon cœur cette phrase écrite sous la pièce du musée la plus émouvante : La balle meurtrière du Mahatma : « Une des trois balles fatales que notre Père a reçue de nous. »

A Delhi-Gate je vois ma voie coupée par un fleuve humain. C’est un défilé communiste, brandissant des bannières de velours rouge sur lesquelles s’étalaient en lettres d’or des revendications que je ne pouvais lire, mais j’en ramassais une parterre écrite en toutes les langues. C’était un petit drapeau rouge sur lequel se croisaient la faucille et le marteau. La faucille, pour niveler tout ce qui dépasse et le marteau défoncer la porte de l’abondance.

Stoppée entre une palissade avec beaucoup d’autres badauds, je me retournai vers mes voisins affichant les fascicules du Musée, portant le portrait de Gandhi et je leur dis : « J’ai honte de l’Inde ! » Il y en a un qui me répondit : « Nous ne savons pas ce que vous voulez dire ! ».

Le défilé avait parfois des creux et j’en profitais pour traverser et j’allais me planquer derrière le bâtiment « Telephon Exchange ».

Assis là, je vis sur le trottoir d’en face bordant un jardin public, un homme en uniforme qui plongeait le bras dans un sac et d’un « geste auguste de semeur », distribuait des graines aux oiseaux.

Alors s’approchèrent de cet homme quatre petits mendiants du Sud qui tendirent la main pour en avoir une part. Mais l’homme les chassa du geste d’abord, puis avec de grosses invectives ensuite, car les gestes chassaient aussi les oiseaux passagèrement.

Les phrases firent effet sur les enfants qui traversèrent la route jusque sur mon trottoir. Voyant là ma tête d’occidental ils s’approchèrent prenant mon nez pour un distributeur de roupies et je dus leur expliquer que l’appareil était en dérangement et attendait le dépanneur[1]. En réalité je peinais à ravaler la colère que le comportement de l’homme en uniforme m’avait fait saliver.

Mais une idée d’artiste me passa par l’esprit que je mis à exécution faisant aux petits mendiant un cours d’expression corporelle. Les enfants éclatèrent de rire. Ah ! le rire des yeux et des dents d’Indiens ! C’est un filon de diamants inexploité !

Et les voilà qui s’envolent, retraversant la rue, en étendant les bras comme des oiseaux géants et ils se mettent à voltiger autour de l’homme en uniforme en piaillant : « Coui ! coui ! coui ! coui ! »

Moi, je leur avais appris « Cui ! cui ! », mais en Hindi cela faisait : « Coui ! coui ! ».

L’homme en uniforme ne put s’empêcher de rire. Il se leva, laissa là son sac de graines et s’en fut sans se retourner, sachant fort bien quel sort les enfants lui feraient.

A l’autre croisement, le torrent aveugle continuait à déferler, brandissant le marteau pour défoncer la porte de l’Abondance. Et grâce à cet aveuglement, il n’a vu les quatre enfants qui le traversaient, serrant la clé de la même porte au fond de la poche de leur Cœur…

SUR LA TERRASSE

Un bouddhiste et un chrétien vivaient au rez-de-chaussée d’un même immeuble.

Un jour, ils se rencontrèrent et eurent une discussion qui se résumait à ceci :

— « Moi, dit le chrétien, je crois que je ne suis sauvé que par le Christ. C’est J.C. qui est mort pour moi et non Bouddha. Je tiens Bouddha pour un sage et un prophète, mais pas plus. Et, même s’il y a un salut pour les bouddhistes, il ne peut se faire que par Jésus-Christ ».

Le bouddhiste répondit :

— « Moi, je crois que personne ne peut être sauvé que par soi-même. Bouddha enseigne que chacun est responsable de ses propres actions et, entre parenthèse, votre évangile de Jésus aussi. C’est donc un transfert honteux que de vouloir charger un autre de ses propres erreurs et péchés. »

Dans un désaccord aussi fondamental, ils finirent par se décider à aller trouver un sage qui vivait sur la terrasse de l’immeuble et lui porter leur différend.

Quand chacun eut exposé son point de vue apparemment inconciliable, le sage dit au bouddhiste : « C’est QUI qui opère votre libération ou salut quand vous dites que personne ne peut être sauvé autrement que par son propre soi ? Est-ce votre moi égoïste ou votre Soi ? »

Le bouddhiste répondit :

— « Il s’agit bien sûr de mon Soi avec un S majuscule. Mon ego ne peut au contraire que me perdre… »

En se tournant vers le chrétien le sage demanda :

— « Quel Christ opère votre salut…, le Christ historique qui vivait il y a deux mille ans sous Ponce Pilate ou le Christ vivant et éternel en vous plus intime à votre moi que votre moi lui-même ? »

Le chrétien répondit :

— « Bien entendu, il s’agît du Christ ressuscité qui vit en moi qui est dans les siècles des siècles et qui est le même qui vivait sous Ponce-Pilate »

— « Alors, dit le sage, il s’agit bien du même et vos différends ne sont qu’au niveau des mots et des idées et des opinions reçues.

« Le Soi de tout homme venant en ce monde et le Christ ne sont qu’Un. C’est pourquoi le chrétien qui rejette ses fautes sur son Christ ne peut se sauver ainsi qu’en s’identifiant à celui qu’il rend le grand responsable.

« Il n’y a de rédemption de soi qu’en s’identifiant au rédempteur. »

(Revue Panharmonie. No 208. Octobre 1986)

(Suite)

LE MOINE SHIVAITE SOURD-MUET

Au milieu de la ville de Nagpur, il y a un étang. Dans cet étang il y a un jardin public, petite ile où l’on entre par une passerelle. Dans le jardin il y a un petit temple dédié à Vishnu et dans le parvis du temple, ce jour-là où j’y allais, il y avait un moine hindou en robe ocre. Je le saluai et essayai d’entrer en conversation avec lui. Mais, non seulement il ne parlait pas l’anglais, mais il était sourd-muet. Je me mis à lui faire des signes qui voulaient dire : « voulez-vous manger quelque chose ? » Par une vieille habitude invétérée je tombai dans les signes cisterciens et on arriva à une véritable discussion. Je compris qu’il n’avait pas mangé depuis huit jours, qu’il était malade, qu’il ne se souciait pas d’aller voir le docteur. Étranges, les signes cisterciens. Fort peu lui étaient inconnus. Il comprit immédiatement le signe : « médecin », par exemple. Mais il n’est pas besoin de faire des recherches longtemps sur les signes cisterciens pour se rendre compte qu’ils sont cisterciens exactement comme la sagesse hindoue est hindoue. On devrait parler des doigts. Je partis à la recherche d’un docteur et je finis par trouver celui de l’école technique des Frères Chrétiens. Le docteur consentit à venir avec moi au jardin et au temple de Vishnu. Il me fit monter dans sa vieille Austin qui n’avait pas de porte de mon côté et on s’en alla prendre le pouls et la température du saint moine.

Le docteur lui fit une ordonnance qu’il me donna. Quand je voulus le régler, il refusa : « Vous avez fait une gratuité, dit-il, je peux bien en faire autant ! »

Je me rendis à une pharmacie. Elle n’était pas encore ouverte, alors je m’assis sur les marches pour en attendre l’ouverture. Pendant que j’étais là un homme m’accosta pour me demander de le suivre jusqu’à une jeep en stationnement qu’il me montra du doigt. Je le suivis sans comprendre, étonné qu’il vienne chercher un européen pour faire un dépannage. Dès mon arrivée près de la jeep, je reconnus un homme qui me tendait la main en souriant. Il m’avait reconnu de loin, devant la pharmacie. « Vous me reconnaissez, dit-il, je vous ai pris sur la route entre Wardha et Nagpur un jour que vous faisiez un stop. Je serais heureux de vous emmener à la maison pour déjeuner. » Je répondis que j’étais d’accord, mais qu’avant j’avais une obligation et je la lui expliquai.

« Bon, dit-il, je viendrai vous chercher devant la passerelle du jardin. »

Lorsque j’eus mes remèdes parmi lesquels il y avait une boîte de lait sucré condensé, je retournai vers mon moine malade. Je le trouvais entouré d’une bande de moines du même ordre et je déposai le paquet devant lui. Un moine qui parlait l’anglais me demanda : « pourquoi vous qui êtes chrétien avez-vous fait cela pour un hindou ? »

« C’est Shiva qui m’en a donné l’ordre », répliquai-je, ne pouvant pas facilement et ne voulant pas en dire plus.

Je pourrais finir là cette anecdote, mais ma visite chez le bourgeois indien qui m’avait invité mérite bien une mention.

A midi la jeep me prend et m’emmène hors de la ville. On arrive à une maison de campagne, style anglais, et on me fait entrer dans une salle à manger déjà préparée. Il y avait une table européenne haute sur pied et par terre des nattes avec des services où les serviteurs se mirent à croupetons, ou mieux, en lotus. Moi et la famille nous nous installâmes à la table haute sur pieds. Il y avait des assiettes creuses à fleurs comme on en trouve en Europe. Il y avait des fourchettes et des cuillères et tout cela avait l’air de ne sortir des tiroirs que pour l’étranger que j’étais. Je me disais que ces gens-là devaient guetter les européens de passage pour avoir l’occasion de fourbir les couverts adéquats. La conversation était nulle. On n’avait tellement rien à se dire. Les enfants me regardaient avec curiosité et attardaient leurs grands yeux sérieux sur mon doigté. D’en bas venait un bruit, c’était l’aspiration que faisaient les serviteurs en mangeant avec leurs doigts. A part ce bruit spécial il y avait un grand silence.

L’envie de rire me tenaillait. Il fallait trouver un prétexte au cas où j’éclaterais… soudain, n’y pouvant plus, le prétexte me sauta à la figure, je lâchai mes béquilles et freinant mon rire, avec mes doigts chargés de riz et de sauce, je parcourrai de mon regard l’ensemble de ma galerie. Ce furent les serviteurs qui, du poulailler, lancèrent les premiers jets de fou-rire, puis tout le monde, lâchant prothèse et balourdise, emboîta le pas ou plutôt la bouchée après moi. Le silence ne fut pas pour autant rompu, mais après cet entractes égayé, la seconde partie du repas fut plus détendue et certainement la cuisine mieux appréciée.

A UN MARIAGE INDIEN

Un professeur de Nagpur un jour, m’a emmené à un mariage. On est arrivé dès les premiers jours, car le mariage durait une semaine. Or, le premier jour consiste à orner la maison. Le docteur avait deux voitures. On prit la meilleure qui était une frégate et qui, manquant de suspension, donnait vraiment l’impression d’être sur un bateau. En entrant dans la maison des noces, il y avait plutôt du désordre et des enfants entrain de décorer le plafond avec des guirlandes de papier. Une des plus grandes des filles, âgée de douze ans, traînait avec elle un bébé encombrant, car il ne marchait pas encore tout seul. J’étais assis en face du professeur sur un canapé et voilà que la petite fille me voyant là, étalé, eut une idée géniale. Elle vint spontanément planter le bébé dans mon giron et s’en fut de ce fait allégée, suspendre ses décorations et ses papiers de couleur. Le professeur considérait d’un œil débonnaire le tableau. Mais voilà qu’arriva soudain un monsieur en vélo. A peine descendu, il jeta un regard foudroyant sur ledit tableau et regardant le tableau et le professeur alternativement, il se mit à citer les Écritures. Bien que je ne pouvais pas comprendre les paroles, je saisissait parfaitement la teneur de la conversation. Le sanscrit ne se prononce pas comme l’Hindi et quand il s’agit de vers en shloka, il y a un rythme, une cadence, comme quand chez nous on cite du Corneille ou du Victor Hugo. Le professeur tapotait sur le divan et il était un brin gêné. Mais il se mit à répondre et je compris qu’il parlait de Ramakrishna.

Pour le Monsieur qui était venu en vélo et qui était aussi un docteur, le fait d’avoir mis dans mon giron un enfant brahmine était une faute grave, une impureté. Sans doute la petite fille ignorait-elle les Écritures. C’est qu’elle allait à l’école chez les sœurs du Mont Carmel… En tout cas, le professeur aurait dû intervenir. Mais la seule intervention qu’il fit, consista à citer Ramakrishna. Le docteur re-enfourcha son véhicule et s’en alla, probablement en grommelant sur la décadence de la religion et des bonnes mœurs.

Au COUVENT DE VISHNU

Au cours de mes séjours au monastère de Brahma Vidya Mandir, les Sœurs me demandèrent de manifester mes talents de sculpteurs en restaurant des Murtis qui avaient été découvertes par Vinoba lors de la fondation du monastère. J’avais fini de recoller une jambe et j’utilisais la brosse trouvée dans les WC pour nettoyer les bavures de ciment. Une Sœur me voyant faire, accourt avec une autre brosse, me faisant remarquer que celle que j’utilisais est impure pour les Murtis qui sont sacrées.

Je ris très fort en lui répondant que si Vinoba était là, il n’aurait rien trouvé à redire et j’ajouterai que c’était la brosse en poils de vache peut-être, qui était indigne d’être aux WC. La Sœur s’en alla en souriant et en haussant les épaules. Quelques jours plus tard j’assistai à un fait divers tellement franciscain que je l’ai mis en chanson…

Connais-tu le couvent de Vinoba

Sur les bords de la rivière Paunar,

Un couvent sans évêque et sans curé,

Un couvent où Krishna est adoré.

Les manguiers débordaient sur la clôture,

Les manguiers débordaient de mangues mûres,

Le couvent débordait de saintes sœurs.

… Les manguiers débordaient de maraudeurs…

Dans le temple, les sœurs étaient en prières.

Mais voilà que la Mère jardinière

Entendit le saccage des gamins

Et sortit à pas de loup dans le jardin.

Je la vis s’emparer d’un grand bâton

Et courir à tout’ jamb’ vers les larrons,

Mais les gars avaient vite déguerpi,

En dehors sous le mur s’étaient tapis.

Or la sœur gaulait à grand coup de trique,

Les fruits mûrs qui dégringolaient sur eux

Transformaient de sa baguette magique

Les voleurs en petits frères joyeux…

(A suivre)

(Revue Panharmonie. No 209. Décembre 1986)

(Suite)

LA NON-DUALITÉ

Le 17 mai 1978, comme j’avais fait deux grandes tartes aux pommes, en prévision d’une visite de deux abbés cisterciens qui ne sont pas venus, vers le soir, un groupe arrive à la grotte. Je reconnus tout de suite le principal personnage pour l’avoir vu, en hors-texte sur une brochure de spiritualité hindoue. C’était le Swami Chandra, un sage et ermite de l’Himalaya. Il passe six mois de l’année dans sa solitude du Cachemire et les six autres à faire le tour du monde aux frais de ses disciples. Présentement, il venait de Suisse et se rendait en Grande-Bretagne ayant pour chauffeur un professeur de Yoga d’Aix qui me connaissait et une jeune fille venue tout exprès du Canada pour rencontrer le Swami.

Je m’empressai de lui céder mon siège de luxe, mais il ne s’y casa qu’après beaucoup de protestations. Voyant qu’il s’était déchaussé, je donnai ordre à son disciple d’aller chercher ses souliers dehors et de les lui remettre aux pieds.

Après avoir parlé de tout et de rien, Swami Chandra me demanda par son interprète s’il pouvait me poser une question.

J’acquiesçai, gêné comme un élève de sixième devant le jury du certificat d’études et j’essayai de gagner du temps en proposant : « J’ai fait deux grandes tartes aux pommes pour des Abbés qui ne sont pas venus… puis-je en offrir à Swami-ji ? » Le professeur de Yoga ne se donna pas la peine de traduire et répondit de lui-même : « Il adore ça. »

Pendant qu’on se partageait la tarte, Swami Chandra, se recueillant, revint à sa question : « According to christian spirituality… » Je me dis ça y est… Le voilà parti dans les dissertations dogmatiques de Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus. « D’après le Christianisme, dit-il, Dieu est le Créateur de l’univers et il est tout amour et béatitude infinie… Comment conciliez-vous cela avec la souffrance et toute la misère qu’on voit dans le monde ? »

En attendant que le Saint Esprit arrive, je lui dis : « La réponse que Swamiji trouve dans son cœur hindou doit être la même que peut trouver un chrétien. »

« Quelle est cette réponse ? »

« Quand on voit un enfant sortir d’une maison en poussant des cris horribles parce qu’il a reçu une raclée, la première attitude juste est de se réjouir, car c’est la preuve qu’il n’est pas orphelin. »

Le traducteur éclata de rire et traduisit.

Le Sage de l’Himalaya joignit les mains et répondit : « C’est une bonne réponse pour quelqu’un qui a la foi. »

Je pensais qu’il attendait une autre réponse pour ceux qui ne l’ont pas, et je continuai : « Ceux qui sont dans l’ignorance sont comme des gens endormis et Dieu est le chirurgien qui profite de ce sommeil pour faire des opérations. Ce qui est important, c’est de ne pas se mettre à l’abri de son intervention. » J’étais content de ma réponse que je venais tout juste de trouver dans le manuscrit autobiographique de Sainte Thérèse.

Le Sage avait l’air satisfait, mais il ne m’a donné que 18 sur 20. « En vérité, dit-il, cette question ne peut être posée qu’à Dieu Lui-même. »

Le professeur de Yoga dit : « Mais, pour poser une pareille question à Dieu il faut être en intimité avec Lui… »

Et moi, je me pressai d’ajouter : « Quand on est en intimité avec Dieu, on n’a plus aucune question à poser… »

Et le moine hindou, advaïtiste impénitent, voulut avoir le dernier mot, en terminant : « Il n’y a même plus personne pour poser la question… »

AVEC LES MOINES TIBÉTAINS

Dans la vallée de Kangra, à Tilokpur.

J’avais été invité à venir dans le monastère de Sœurs tibétaines, le seul qui avait pu se réfugier en Inde ou, plutôt, un vieux château en ruines que les Indiens charitables avaient mis à la disposition des religieuses bouddhistes tibétaines qui avaient réussi à se regrouper après l’exode tragique.

La Mère Prieure qui m’avait rencontré à Buddh-gaya et avait vu le four à biscuits que j’avais construit à l’école de la Jungle, me demanda d’en faire un pareil pour les religieuses.

Je me mis à creuser le flan de la colline qui donnait sur leur jardin, on m’apporta des briques et je découvris de la bonne glaise. Des jeunes gens du village vinrent m’aider, des religieuses aussi et mon four fut un objet de curiosité. Au-dessus de la montagne où il s’accotait vivait une famille de tibétains sous une tente en peau de Yak. La cheminée du four sortait juste devant la tente et je vis l’astuce de la patronne qui, posant trois pierres sur la cheminée, mettait sa marmite dessus et profitait de la chaleur qui en sortait pour faire cuire sa cuisine sans plus de frais.

Quand on faisait des biscuits, les enfants de tibétains et ceux de l’orphelinat se postaient à la sortie de l’école du village indien et les vendaient aux enfants à la sortie de l’école. Je recevais beaucoup de félicitations ; mais j’étais gêné de voir les tibétains vendre les biscuits aux indiens. La vérité était que ceux-ci, avec leurs sous, voulaient se payer de la viande.

On entreprit de déblayer le vieux château en ruine et toutes les Sœurs valides s’armèrent de pioches et de pelles et on m’invita à partager la besogne allègrement. Quand on eut vidé le dessous d’un escalier, on obtint un vaste appartement, quelque chose de magnifique en pierres de taille géantes et toutes les Sœurs réunies avec la Prieure au milieu, faisaient toutes sortes de projets et de propositions pour l’utilisation de cette première tranche. Le soir venu, chacun et chacune se retira dans sa cellule, en faisant les plus beaux rêves. Le lendemain matin, que vit-on ? Il y avait un grand rideau rouge tendu par une tringle devant cet appartement de rêve.

Les Sœurs étaient là, silencieuses, sur la colline d’en face. Tout à coup le rideau s’entrebâilla et un Lama de forte corpulence parut, une brosse à dents en travers d’un généreux sourire. Ce Lama était venu s’installer là pour une méditation d’un mois en y apportant son riz et ses ustensiles de cuisine.

Il s’en suivit un colloque chez la Mère Prieure. La déception des Sœurs était compensée par la bénédiction qui ne manquerait pas de rejaillir sur elles du fait de la méditation du Lama. Aussi n’entendis-je aucune récrimination. La Prieure se contenta de dire à ses Sœurs « Que personne n’aille lui porter des friandises ou du thé, car si on le fait on aura plein de Lamas sur le dos, les grands Lamas et aussi les petits ! » Elle appelait « grands Lamas » les vrais méditations et « petits Lamas » ceux qui profitent et abusent des gens pour vivre au crochet des autres dans la facilité. Elle ajoutait que les petits Lamas sont sales et ont des poux ; les grands Lamas sont propres et sans exigences.

On cessa donc tous les travaux pour ne pas troubler la contemplation du moine, mais les ordres de la Prieure ne furent pas pris à la lettre par toutes les sœurs du moins ils furent interprétés, car dans la soirée même du premier jour, je rencontrai une Sœur cuisinière qui se dirigeait du côté du château, cachant sous son manteau une théière.

LE SEAU PERCÉ

Un après-midi j’arrivai près d’un puits. Il y avait un seau au bout d’une corde et je puisais pour boire. Il faisait très chaud. Je dus m’y prendre à deux fois, car le seau était tellement percé que, lorsqu’il arrivait à la hauteur de mon menton, toute l’eau était retournée dans le puits. Il y avait dans le champ d’à côté des femmes qui cueillaient le regain de coton. Quand elles me virent entrain de puiser de l’eau, elles accoururent toutes, une quinzaine. Elles me tendirent leur vase. J’étais fier de leur rendre ce service et elles étaient en admiration devant mon dévouement. J’activais aussi vite que possible, mais mon inexpérience et les trous du seau combinés faisaient que je devais puiser un seau au moins par personne, car quand le seau arrivait au vase, il était de nouveau vide ou presque.

« Pourquoi mettez-vous un seau percé au puits », leur dis-je en anglais : Elles ne comprenaient pas les mots anglais, mais d’après la tête que je faisais et ne pouvant rien dire d’autre, elles comprirent et me répondirent. Je comprenais qu’il y avait à cela une raison sérieuse, mais laquelle ? Un homme survint qui, se mettant en petite tenue, saisit la corde et à toute vitesse de tour de bras battait le record de hisser l’eau pleine et débordante du seau. Quand les femmes furent désaltérées, il me demanda de le doucher copieusement et à son tour il me rendit le même délectable service. Je lui dis en anglais : « Pourquoi mettez-vous un seau percé au puits ? » Il me répondit : « A cause des voleurs. Si le seau était en bon état, il ne resterait pas longtemps et il faudrait le remplacer souvent. Il n’y a peut-être pas de voleurs du tout, mais nos femmes sont des coquines et elles inventent le voleur pour n’avoir pas à puiser. Alors elles attendent qu’un homme passe pour leur rendre ce service. » Je ne voyais pas le rapport. « Voilà, ajouta-t-il les femmes portent le sari et ne pouvant pas faire de mouvements assez rapides pour que le seau percé arrive plein, elles ne peuvent pas se mettre en petite tenue comme nous. Il est donc important que le seau soit percé et qu’un homme dévoué fasse le travail. »

Je m’assis au pied d’un banian et dans ma méditation je découvris combien merveilleuse était cette histoire du seau percé appliqués au plan spirituel : Tout homme qui se dévoue pour autrui est comme ce seau. Je ne parle pas des sociaux qui s’agitent pour procurer des simplifications aux besoins matériels, mais de ceux qui s’imaginent augmenter la béatitude des autres en leur faisant part de leurs découvertes métaphysiques. Percés comme nous sommes, c’est nous qui revenons avec la bave de l’autre, insatisfaits et voilà que nous nous reprécipitons à la source, et ainsi de suite. Quiconque est percé et tout le monde l’est, n’a qu’un moyen de rester toujours plein, c’est de demeurer au fond du puits. On peut bien pendant quelques temps s’imaginer pouvoir boucher et réparer les trous du seau, mais plus tôt on aura compris qu’il vaut mieux les agrandir et le défoncer complètement, mieux ce sera. Inutile et immergé dans la plénitude.

C’est exactement le wou-wei du Tao, l’hésychasme des Pères du désert, la disponibilité amoureuse, la passivité active de Krishnamurti, le Saint Abandon de saint François de Salles. État si peu égoïste qu’il nous donne de servir quand même à boire à toutes les femmes du monde dans tous les champs de coton de la Création.

(A suivre)


[1] C’était en Avril 84, lors de mes deux jours sans argent.