Michel de Salzmann
Les miettes du festin

Sans doute ne peut-on blâmer des tentatives de bonne foi – quoique à l’évidence prématurées – pour n’avoir pas réussi à relever un défi presque impossible, celui de transmettre, hors de son terrain propre, l’essence métaphysique d’un enseignement qui a pour fin, comme pour origine, la « réalisa­tion » des potentialités de l’être et de ses « pouvoirs correspondants de manifestation ». Mais comment, par ailleurs, ne pas savoir que toute naïveté, toute pré­tention, dans ce domaine, risque fatalement d’exposer les autres aux pires méprises, de provoquer inconsciem­ment plus de mal que de bien…

Malgré les nombreux ajouts et les nouveaux documents publiés depuis 1980, date de ce texte, l’article garde toute sa valeur en citant les principaux ouvrage sur Gurdjieff et son enseignement, et en distinguant le sérieux du moins sérieux dans les écrits le concernant…

Michel de Salzmann (1923 – 2001) était un psychiatre et le directeur de la Gurdjieff Foundation de 1990 et ce jusqu’à son décès. Il avait hérité cette position de sa mère, Jeanne de Salzmann. Certaines rumeurs racontent qu’il était le fils de Gurdijeff…

(Revue Question De. No 50. Novembre-Décembre 1982)

Le nombre croissant des publications consa­crées à Gurdjieff ne saurait compenser leur caractère si souvent inconsistant au regard de l’essentiel. Passe encore que nous ayons à subir les divagation ou les propos outra­geants de quelques auteurs sans scrupules. C’est le lot de toute puissance de faire se lever des forces antagonistes. Mais comment ne pas être confondus lorsque ceux-là mêmes qui se réclament d’un lien quelconque avec l’ensei­gnement de Gurdjieff contribuent, par leur subjectivité, à en altérer le sens, à en déformer la perspective.

Sans doute ne peut-on blâmer des tentatives de bonne foi – quoique à l’évidence prématurées – pour n’avoir pas réussi à relever un défi presque impossible, celui de transmettre, hors de son terrain propre, l’essence métaphysique d’un enseignement qui a pour fin, comme pour origine, la « réalisa­tion » des potentialités de l’être et de ses « pouvoirs correspondants de manifestation ». Mais comment, par ailleurs, ne pas savoir que toute naïveté, toute pré­tention, dans ce domaine, risque fatalement d’exposer les autres aux pires méprises, de provoquer inconsciem­ment plus de mal que de bien.

Nous sommes, à vrai dire, devant un sujet difficile, qui semble marqué au sceau de l’ambiguïté.

L’ambiguïté ne surgit-elle pas en nous, lorsque nous nous interrogeons sur les raisons de la renommée actuelle de Gurdjieff. Il était pratiquement inconnu de son vivant. La publication progressive de ses œuvres, une littérature parallèle exubérante et tout récemment la sortie du film de Peter Brook « Rencontres avec des hommes remar­quables », ont diversement contribué à répandre son nom dans le grand public.

Peut-être sous peu figurera-t-il au musée Grévin. Comment ne pas être irrité, à juste titre, dans la mesure où cette popularité repose largement sur une caricature de la réalité. Mais comment, d’autre part, oser récuser ce témoignage d’intérêt lorsqu’on lui restitue sa véritable légitimité.

L’ambiguïté ne reparaît-elle pas, sous une autre forme, lorsqu’on observe que malgré toutes les dilutions, les distorsions et les mystifications auxquelles le message de Gurdjieff a été soumis, il n’en conserve pas moins une vertu agissante.

En vérité, l’ambiguïté – ou plutôt le manque de compréhension dont elle relève – se retrouvera toujours et nécessairement, autour de Gurdjieff. Elle tient, en fait, à la connaissance même qu’il essayait de transmettre et aux multiples exigences inhérentes à la transmission de cette connaissance qui demeure, de par sa nature, au-delà de la compréhension ordinaire. Faute de reconnaître ce point essentiel – ce qui demande plus qu’on ne penserait – nous n’aurons pas la moindre chance de dépasser les malentendus.

Nous ne souhaiterions pas les multiplier en prétendant faire, ici, une revue critique conventionnelle et exhaustive de la littérature consacrée à Gurdjieff. Si nous sommes amenés à formuler des jugements, nous sommes par ailleurs convaincus qu’aucune polémique, aucune passion partisane, ne permet d’approcher ou de défendre une réalité qui se situe bien au-delà. Héraclite, en nous en donnant les clefs, résume merveilleusement la difficulté de l’entreprise idéale : « Les endormis vivent cha­cun dans leur monde. Seuls les éveillés ont un monde en commun. »

Aussi tenterons-nous, en attendant que paraisse un jour le livre « définitif », de nous situer dans une perspective de relativité et de suggérer par de rapides commentaires, l’idée qu’il existe différents niveaux, et que ceux-ci trouvent à s’exprimer dans la littérature sur Gurdjieff, comme dans tout autre domaine de la manifestation humaine. Il deviendra peut-être évident que dans la plu­part des cas, ce qui a été écrit n’évoque qu’une partie minime et trompeuse de l’iceberg que constitue cet ensei­gnement, se borne en quelque sorte à commenter la façade derrière laquelle commence « la voie ».

Les livres « de » l’enseignement

La « voie » proprement dite, ne peut se trouver dans aucun livre. Quantité de livres peuvent sans doute nous sensibiliser à l’existence d’une voie, nous aider diverse­ment à en découvrir le seuil. Mais bien rares sont ceux qui peuvent orienter et éclairer avec précision un chemi­nement effectif. Celui-ci ne pourrait d’ailleurs aller bien loin sans un guide qualifié, sans une « école » au sens originel du terme.

Il ne peut être question, ici, de rappeler certains prin­cipes que l’on retrouve aussi bien dans l’enseignement de Gurdjieff, que dans toute autre voie authentique, puis­qu’ils sont, par essence, universels. Mais il nous paraît utile, pour la suite, d’écarter deux malentendus large­ment répandus.

Tout d’abord, nous l’avons déjà laissé entendre, il est par trop limitatif, voire impropre, d’un point de vue tra­ditionnel, de désigner par le mot « enseignement » ce qui ne se référerait qu’à un système d’idées. Ce mot s’ap­plique, en toute rigueur, à une expérience relationnelle directe auprès d’un maître, au sein de laquelle la trans­mission orale est une modalité particulière.

Le deuxième malentendu, lié au premier, se révèle dans l’emploi sans discrimination du mot « ésotérisme ». Il est important de souligner, sans nous attarder à des consi­dérations étymologiques, que l’ésotérisme se distingue principalement de l’exotérisme non dans les idées elles-mêmes, mais dans la capacité effective de les comprendre. Cette capacité implique un travail « expérientiel » et pra­tique donnant progressivement à la connaissance la saveur de la « sapience ». Elle suppose que soient maîtri­sés des niveaux de conscience supérieurs où ce qui est réfléchi par l’idée correspond effectivement à ce qui est actualisé dans la dynamique, dans la « présence géné­rale », de l’être… et réciproquement. Ceci se réfère à « l’idée » fondamentale – propre à toutes les religions – de l’identité de la « connaissance » et de « d’être ». D’un certain point de vue, l’ésotérisme n’a jamais été réelle­ment caché, il est en fait invisible, il s’auto-protège de par sa nature même puisqu’il ne peut être véritablement appréhendé sans une préparation intérieure adéquate. Ces considérations hâtives aideront peut-être à mieux comprendre pourquoi – à notre avis, et sans parti-pris – en dehors des œuvres de Gurdjieff lui-même, il n’existe pour l’instant qu’un seul livre qui puisse être réellement utile, à l’intérieur de cet enseignement. Ce livre est « Fragments d’un enseignement inconnu » de P.D. Ous­pensky.

Les élèves de Gurdjieff se sont toujours sentis redevables envers Ouspensky pour cette contribution restée sans égal. Elle est, à travers un récit captivant, l’exposé bril­lant, honnête et fidèle de ce qui lui a été transmis. Cette performance mnésique paraît d’autant plus remarquable lorsqu’on sait que la prise de notes était formellement interdite. Bien qu’il corresponde à un stade initial de l’enseignement de Gurdjieff, aussi bien dans le temps (1915-1923) que dans le degré de préparation des élèves, il conserve toute sa force et sa fraîcheur pour orienter la réflexion « active » de ceux qui aujourd’hui se trouvent engagés dans la voie.

Les qualifications et les motivations d’Ouspensky furent sans doute exceptionnelles, il reste que le secret rayon­nement de son livre tient précisément au fait qu’il nous transporte au plus près de l’enseignement oral, là où la présence du maître permet une « incarnation » des idées, et leur révélation, dans une toute autre dimension.

Les livres « sur » l’enseignement

Ce qui a été dit précédemment ne signifie pas que les autres livres respectables consacrés à l’enseignement de Gurdjieff ne présentent aucun intérêt. Ils ont certes leurs qualités propres et donnent parfois un éclairage intéres­sant. Mais ils n’ont plus valeur d’évangile, ils ont valeur de complément, de doctes commentaires des pères de l’église. Il se peut qu’ils soient plus accessibles, plus proches du lecteur non prévenu. Ils fournissent aussi aux adeptes l’occasion d’y confronter leur propre compréhen­sion, avec dans ce cas, l’avantage non négligeable, de ne pas susciter trop de malentendus. Ces livres sur lesquels nous reviendrons, et que nous serions tentés d’appeler « les classiques », sont néanmoins, pour ce qui est de la doctrine, des pâles reflets de celui d’Ouspensky. Leur motivation plus subjective ne pouvait, par ailleurs, qu’en­traîner une édulcoration de l’esprit.

Avant de suivre jusqu’au bout ce processus de dilution progressive du sel de l’enseignement au fur et à mesure qu’on s’éloigne de sa source, il est opportun de revenir à Ouspensky. Son destin devait le conduire à se séparer de Gurdjieff, à continuer seul, et, en toute apparence, à dissocier ainsi le maître et son enseignement. De tels événements nous confrontent à des questions de la plus haute importance. En quoi réside l’intégrité d’un ensei­gnement ? Quelles sont les conditions qui permettent d’assurer sa transmission effective, sa continuation réelle ? Il est certain que coupé de l’influence (principielle) dont il tire son origine – que toutes les traditions reconnaissent comme au-delà du plan humain, voir au-delà du plan de la manifestation – et qui est la seule source capable de le maintenir réellement vivant, tout enseignement, essentiellement et substantiellement, se transforme en un « appareil » différent, impropre à assu­rer la même fonction, à accomplir le même but. Sans présenter de modifications notables dans son aspect formel, un enseignement dit spirituel, peut fort bien deve­nir une simple doctrine morale ou psychologique. Sa survie dépendra, en tout état de cause, du niveau de réa­lisation spirituelle de ses présumés continuateurs. Si ce niveau est suffisamment élevé ne rend-il pas impensable l’éventualité d’une rupture ? Pour en revenir à notre cas particulier, bien des signes empêchent d’affirmer qu’Ous­pensky, pour sa part, ait dans la profondeur consommé cette rupture.

Lignes de pensée

Si Ouspensky donnait encore au mot « psychologie » un sens élevé et traditionnel, il est indéniable que beaucoup de ses émules, plus ou moins distants, devaient transfor­mer progressivement l’enseignement en un puzzle psycho­logique, académique et fastidieux. Cette tendance cul­mine aujourd’hui dans des cercles encore plus extérieurs, qui semblent avoir un souci majeur de prolifération et des liens plus sensibles avec la publicité qu’avec « Gurd­jieff et Ouspensky » dont ils se réclament.

Il nous semble superflu de nous étendre sur les ouvrages « classiques », auxquels nous faisions allusion plus haut, qui se situent pour la plupart dans la ligne de pensée d’Ouspensky. Du « système » – il est symptomatique que cette appellation domine dans ces livres – ils offrent un aperçu conceptuel valable pour un premier stade de tra­vail, avec l’écueil, difficile à éviter, d’une schématisation excessive et d’une interprétation souvent réductionniste, sclérosante, de la terminologie spécifique de l’Enseigne­ment. Parmi ces livres, figurent principalement ceux de Maurice Nicoll, de Kenneth Walkers, de J.G. Bennett, auxquels nous pourrions sans doute ajouter ceux de C.S. Nott. Tous ces auteurs étaient britanniques, liés à Ouspensky ou profondément marqués par lui. Tous, à un moment ou à un autre de leur existence, furent en contact direct avec Gurdjieff – quoique brièvement – et reçurent de lui quelque chose qu’ils n’avaient pas trouvé auprès d’Ouspensky. J.G. Bennett eut sans doute un itinéraire particulier. Après avoir suivi successivement plusieurs enseignements, il finit par créer, dans les der­nières années de sa vie, son propre centre, revenant réso­lument à ce qu’il considérait être la voie de Gurdjieff. Son dernier livre : « Gurdjieff, artisan d’un monde nou­veau », sans doute séduisant, à première vue, par la richesse de ses investigations, nous égare, hélas, dans les interprétations les plus fantaisistes de la vie et de l’œuvre de Gurdjieff – interprétations qui furent, inutile de le dire, amplement exploitées par des commentateurs de tous poils.

Signalons, en outre, un livre plus récent et représentatif de la continuité de l’Enseignement après la mort de Gurdjieff. Il s’agit du livre de Jean Vaysse : « l’Éveil à soi-même », qui éclaire particulièrement le rôle de l’atten­tion et de la sensation dans la recherche intérieure, comblant un manque évident du livre d’Ouspensky, et donnant ainsi le goût d’une expérience plus globale et plus avancée.

Il ne reste pas moins, qu’à des degrés divers, l’engage­ment de tous ces auteurs leur avait permis d’acquérir une évaluation personnelle du « travail » que proposait Gurdjieff. Par leurs propres efforts et leurs sacrifices, ils lui avaient payé leur tribut. Ils furent respectés, et le restent, par tous ceux qu’ils ont aidés à devenir des êtres humains plus authentiques. La connaissance des exigences concrètes de l’Enseignement leur permettait de transmettre les idées avec une intention réaliste et un sens de la relativité.

Livres « autour » de l’enseignement

Lorsque manque cette expérience personnelle, manque aussi la vraie mesure. Les idées perdent leur profondeur, deviennent abstraites et sont manipulées avec plus ou moins de bonheur sous le seul contrôle de l’appréciation subjective. « The Gurdjieff work », de Kathleen Speeth, peut peut-être passer pour un « digest » clair et objec­tif, il n’y reste malheureusement aucune substance. En outre, la naïveté y a pour inévitable conséquence de situer sur un même plan les informations les plus diverses quant à la qualité, la source et la crédibilité.

Le récent essai consacré à la « philosophie » de Gurd­jieff, par Colin Wilson : « La guerre contre le sommeil », bien que plus personnel et plus limité dans son objectif, souffre de cette même absence d’un arrière-plan d’expé­rience que son intelligence ne parvient pas à combler et qu’il tente peut-être inconsciemment de banaliser lors­qu’il écrit : « La conception particulièrement étroite et puritaine que se faisait Ouspensky du « travail », l’avait convaincu qu’il était en quelque sorte défendu d’écrire. En définitive, la publication de son livre, celle aussi de beaucoup d’autres livres brillants, émanant de personnes engagées dans le « travail », ont prouvé, sans aucun doute possible, que l’essence des idées de Gurdjieff pouvait parfaitement se transmettre sur la page imprimée. »

Ne faut-il pas dire plutôt, à la différence de Colin Wilson, que dans tous les domaines la connaissance peut effecti­vement être transmise par des gens convenablement pré­parés, mais avec les moyens propres. On sait fort bien que les physiciens ne peuvent réellement communiquer leurs intuitions que par le langage des mathématiques Dans les disciplines « intérieures », touchant à l’alchimie de l’être – que les enseignements spirituels peuvent porter à un très haut degré de complexité – on sait aussi que les idées prises littéralement ne sauraient engendrer que des rationalisations stériles ou des distorsions absurdes chez celui qui n’aurait pas le bagage pratique indispensable. Aussi bien, comment ignorer que l’aspect le plus important de l’enseignement de Gurdjieff ne peut nous parvenir que sous le vêtement de l’analogie et du symbole.

Nous n’excluons pas, pour autant, l’éventualité que des personnes non impliquées dans cet enseignement fussent en mesure, grâce à leurs qualités propres, d’en goûter la substance et même d’en communiquer – au prix d’erreurs sans doute inévitables – des impressions dignes d’intérêt. C’est le cas, pensons-nous, de Michel Waldberg dont le livre « Gurdjieff hors les murs » constitue une réflexion originale sur l’œuvre de Gurdjieff.

Nous citerons enfin, sous la rubrique des études périphé­riques, l’effort prodigieux et sûrement sincère de James Webb pour tenter de déchiffrer, au moyen d’une enquête qui se voudrait systématique, les tenants et aboutissants du phénomène Gurdjieff – « The Harmonious Circle ».
Cet impressionnant pavé imprimé ne sera pourtant, en définitive, qu’un canard de plus dans la mare des malen­tendus.

Les grands malentendus

On sait qu’après avoir disparu pendant près de vingt ans, au tournant du siècle, Gurdjieff devait reparaître dans le monde, porteur d’un enseignement d’une ampleur excep­tionnelle. « Probablement la plus grande tentative indivi­duelle dans l’histoire de la pensée humaine pour nous rendre sensibles aux potentialités de la conscience humaine » n’hésite pas à écrire Colin Wilson. Il est pour­tant clair que Gurdjieff n’inventa pas une philosophie » de son crû pour épater la galerie. Nous admettrons que son enseignement a de quoi étonner, car tout en jaillis­sant des sources les plus profondes de la pensée tradi­tionnelle il présente en effet une forme, un éclairage, et un langage qu’on ne peut trouver ailleurs ; et ce, malgré les efforts de récupération déployés par certains pour l’assimiler à une voie de leur choix – citons ici, parmi d’autres, Boris Mouraviev, Idries Shah et J.G. Bennett lui-même. Faute de pouvoir lui reconnaître une filiation régulière « établie », certains autres n’ont trouvé d’autre issue que de le déclarer anti-traditionnel à la faveur d’une argumentation indigne des milieux dont elle émane et d’un respect élémentaire de l’intuition, voire du bon sens – Whitall Perry : « Gurdjieff à la lumière de la tradi­tion. »

L’enseignement de Gurdjieff, dont le livre d’Ouspensky offre une vision privilégiée mais fragmentaire, comporte un aspect proprement métaphysique, une cosmologie, et une conception explicative – étonnamment pratique, cohérente et dynamique – de ce « transformateur d’énergie » que constitue chaque entité humaine individuelle. Mais sa spécificité ne se limite pas à la doctrine. Elle se manifeste tout autant dans l’ensemble très diversifié des moyens et des supports qui sont propres à cet enseignement, soit dans le sens d’une « praxis », soit dans le sens des « œuvres », pour employer une terminologie chré­tienne. Supports qui permettent, précisément, d’harmo­niser les différentes « puissances » de l’être fonctionnel ordinaire afin de le rendre apte à s’accorder puis à s’in­tégrer à des niveaux plus élevés (de l’être virtuel total) dont l’actualisation est indispensable pour le rendre accessible à des influences plus subtiles.

Cette transformation intérieure évolutive obéit nécessai­rement à des lois, et connaît des stades précis. Une des particularités de l’enseignement de Gurdjieff est de don­ner une importance toute spéciale à cette étape première de l’harmonisation des fonctions et au processus qui l’ac­compagne nécessairement, c’est-à-dire l’acquisition d’un nouveau centre de gravité de la présence individuelle, qui fera certainement penser au Hara. C’est l’accomplisse­ment intégral de cette phase que Gurdjieff nommait conscience de soi », soulignant que c’était là l’état nor­mal et primordial de l’être humain, état dont l’homme moderne se trouve fort éloigné, mais qu’il devrait natu­rellement désirer et atteindre. Gurdjieff était impitoyable – mais n’était-ce pas là une bonté – pour empêcher que l’on rêvât à des possibilités plus lointaines avant d’avoir pleinement compris et servi les exigences multiples de cette phase. Cette implication de travail assidu, quelque fois suspecte ou irritante pour l’entourage, a pu faire dire – en dépit d’une transformation progressive et naturelle de l’effort en « non-effort » – que l’enseignement de Gurdjieff était volontariste, sans amour, humaniste, etc. L’intérêt croissant pour les idées de Gurdjieff, notam­ment aux États-Unis, indique manifestement qu’elles sont adaptées aux « particularités » du psychisme contempo­rain. Elles ne mobilisent pas, en effet, les résistances sélectives de l’homme « a-religieux » d’aujourd’hui dans la mesure où l’enseignement, en toute apparence, ne fait appel à aucune croyance, aucune profession de foi, aucun culte, ni aucun rite. Il propose au début, à l’aide de méthodes précises, d’apprendre à se connaître tel que l’on est avant de prétendre à quoi que ce soit, avant de remédier au chaos intérieur qui caractérise « l’état ordi­naire ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, la connaissance de Soi implique nécessairement la découverte progressive d’une dimension de l’être qui seule a le pouvoir de l’uni­fier, de le soumettre et de le transformer. Cette émer­gence d’un « JE », dans la transparence de l’être, éclaire et signifie le mystère du don réciproque auquel nous appartenons. Il n’est plus d’autre chemin alors que de participer. La nécessité de la vraie religion (proprement, ce qui relie) du Yoga (union) et celle de bien d’autres véhicules traditionnels nous saisit alors dans toute son urgence.

Les livres sur Gurdjieff

L’enseignement apporté par Gurdjieff ne peut – dans son essence – être en contradiction avec aucun des ensei­gnements traditionnels. Bien au contraire, il y ouvre en profondeur et permet lorsqu’on est suffisamment pré­paré d’en apprécier les réelles correspondances. Il n’y a d’ailleurs rien d’étonnant à cela puisque l’actualisation effective des potentialités de l’être et de ses niveaux est soumise partout aux mêmes lois.

Un autre aspect, et non des moindres, de la spécificité de l’enseignement de Gurdjieff était l’extraordinaire pouvoir d’éveil émanant de sa propre présence. Tous ceux qui l’ont approché en ont été marqués d’une façon indélébile. Nous ne faisons pas allusion, ici, au caractère anecdotique de l’impression qu’il pouvait faire sur son entou­rage mais à l’influence toute spéciale qui apparaissait dans sa relation avec ses élèves, et que comprendront fort bien tous ceux qui ont vécu ce type de relation.

Le matériel intellectuel

Il ne saurait être question d’attribuer cette influence à un pouvoir charismatique quelconque ni de la réduire à une grande maîtrise du transfert. De telles interpréta­tions ont pour conséquence de fixer notre intérêt sur la personne et non sur l’essentiel. Grave erreur que Gurdjieff savait, de mille manières, balayer sans merci. La légende, s’il doit y en avoir, est ailleurs. Le seul objec­tif d’un maître authentique est d’éveiller ceux qui le suivent. Les lois qui le permettent paraissent d’une sim­plicité désarmante : la vraie conscience éveille la conscience tout comme le vrai amour éveille l’amour. Mais à quelle hauteur se situent-elles ? Il n’y aurait pas de transmission spirituelle possible si elle était liée à la contingence de la personne individuelle et n’était pas inhérente à la permanence de l’influence proprement spi­rituelle. Ceci n’interdit pas de ressentir très légitime­ment qu’un homme est grand dans la mesure où il sait élever les autres au-dessus de leurs limitations. C’est ce que l’on ressentait auprès de Gurdjieff.

Un autre trait remarquable de son enseignement était de s’adresser à chacun selon ses aptitudes, ses manques ou ses besoins. De toute évidence, Ouspensky eut droit d’em­blée à plus de « matériel » intellectuel que la plupart des autres. Avec Thomas de Hartmann, un compositeur de talent, Gurdjieff s’attache à faire un travail considérable à partir de la musique. À d’autres il enseigna plus parti­culièrement la science et la pratique de certaines formes de yoga, l’approche des exercices rituels et des danses sacrées. Au sein de conditions générales identiques pour tous il y eut pour chacun l’occasion d’un travail et d’une relation « personnalisée ». La diversité caractéristique de son entourage, offrant l’image d’un monde « in toto », constituait au surplus un excellent antidote contre une vision rigide et trop personnelle des choses. Certains de ses élèves ne s’inspirèrent pas de cet exemple, lorsqu’ils créèrent plus tard, à l’imitation d’Ouspensky, des cercles d’un caractère plus élitiste.

On ne s’étonnera pas, dès lors, de trouver dans les récits plus personnels consacrés à Gurdjieff une telle diversité d’expression. Malgré l’inégalité de cette littérature – tant du point de vue de l’éclairage des faits que de la moti­vation où transparaît bien souvent, à travers le commérage, le narcissisme et l’opportunisme littéraire – elle nous offre chaque fois le témoignage d’une expérience fondamentale.

Nous ne saurions personnellement rester indifférent aux résonances profondes de ces récits. En sachant y sépa­rer le bon grain de l’ivraie, on y trouvera sans aucun doute de très belles évocations de Gurdjieff, notamment : avec Thomas et Olga de Hartmann (pour la première période), avec Kathryn Hulme et Fritz Peters (pour les années 20), avec William Welch et René Zuber (pour les années 40). Citons encore Margaret Anderson, qui laissa des souvenirs d’un caractère un peu plus mondain, et les contributions plus récentes de A.L. Staveley et Anna Butkovsky-Hewitt, qui, parmi beaucoup d’autres encore, se sont lancées dans l’exercice difficile de ce genre litté­raire.

Mystifications volontaires et involontaires

Ayant perdu ses lettres de noblesse et son auréole de crédibilité le livre se cherche de nouvelles fonctions. Beaucoup l’utilisent aujourd’hui comme instrument de désaliénation et d’auto-thérapie. Nous n’avons pas cher­ché à élucider toutes les intentions morbides et perverses qui animent un certain nombre d’ouvrages consacrés à Gurdjieff. Citons pour leur gloire le canular entièrement dépourvu d’humour présenté sous le pseudonyme de Rafael Lefort : « Les maîtres de Gurdjieff », le pastiche mystificateur de E.J. Gold « Secret talks with G. » et les « Dialogues avec Gurdjieff » dus à l’imagination de Jan Cox.

Dans les productions de l’année citons « Gurdjieff Seeker of the truth », par Kathleen Speeth et Ira Fried­lander, qui ne se veut pas résolument malicieux mais qui n’en trompe pas moins le public en exploitant abusi­vement un sujet devenu commercial et en présentant comme d’authentiques faits biographiques les principales séquences du livre de Gurdjieff « Rencontres avec des hommes remarquables ». Une bibliographie étoffée à la fin du livre ne suffit pas à donner du poids à cette pres­tation d’une insigne faiblesse.

Nous ne pourrions omettre de citer enfin le « Monsieur Gurdjieff » de Louis Pauwels, sans, doute d’une autre qualité, mais qui fut la source de bien des légendes préjudiciables à la mémoire de Gurdjieff bien que l’auteur voulut bien reconnaître, plus tard, qu’il fut un « péché de jeunesse ».

À proximité du réel

Sans doute a-t-on beaucoup écrit sur Gurdjieff. Il importe pourtant de savoir qu’aucun de ses élèves les plus proches – aucun de ceux qui l’ont accompagné assez loin pour percevoir et comprendre l’intégralité de son enseignement – ne ressentit jusqu’à présent la vocation
de se joindre à ce concert public. Le souci réel d’un disciple est de préserver avant tout la vie propre, tou­jours fragile et menacée, qui anime un enseignement spi­rituel ; de servir sans relâche ce qui pour lui donne un sens à la vie et à la communauté humaine. Ce qui impor­tait avant tout fut que l’arbre portât des fruits. À dire vrai, les souvenirs littéraires anecdotiques se référant au passé paraissent, faute d’un certain contexte, quelque peu idolâtriques à ceux pour lesquels Gurdjieff est plus pré­sent qu’il ne l’a jamais été.

Le témoignage, nous en sommes sûrs, est une nécessité. La vraie responsabilité s’exprime dans le partage. Le travail et, sous divers aspects, le rayonnement des groupes authentiquement liés à Gurdjieff ont en réalité apporté infiniment plus que ne sauraient le faire les livres. En ce qui concerne ces derniers ce n’est pas, pen­sons-nous, le catéchisme élémentaire mais l’effort de créativité, qui permet réellement de témoigner de la vie d’un enseignement. Aussi réservions-nous pour la fin les témoignages, incomparablement plus vivants et maîtri­sés, de ceux qui furent particulièrement liés à l’écriture et qui tentèrent de transmettre ce qu’ils avaient assimilé sous une forme originale et propre à leurs talents. Nous nous bornerons à citer en particulier A.R. Orage, Jean Toomer, P.L. Travers et René Daumal. Dans ses deux livres « The new man » et « The Mark » Maurice Nicoll nous offre également un exemple intéressant de créati­vité, en tentant de redécouvrir les évangiles avec les clés de l’enseignement.

Certes nous souhaiterions voir apparaître un ouvrage d’une portée plus large, susceptible notamment d’éclairer la place de cet enseignement au regard des grandes tradi­tions. Mais serions-nous pour autant délivrés de l’ambi­guïté ? Lorsqu’il nous voyait perdus dans nos errements dualistes, Gurdjieff nous adressait, au bon moment, avec un sourire, cette parole aux résonances taoïstes : « Un bâton a toujours deux bouts… quel que soit celui que vous preniez. »

Traduction de l’article publié dans la revue américaine PARABOLA. 1980, Vol. V, N°3.

Quelques livres en français

Œuvres de Gurdjieff.
Récits de Belzébuth à son petit-fils..
Rencontres avec des hommes remar­quables. Rééd. Rocher et J’ai Lu.
Gurdjieff parle à ses élèves. Rééed. Rocher.
La Vie n’est réelle que lorsque je suis. Rééed. Rocher

Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu. Réed. J’ai Lu.