Michel Random
Les peintres du rêve : L'image, le rêves et moi

Selon Pribram nous voyons et percevons la réalité spontanément comme un hologramme. En ce sens si nous pouvions examiner l’image d’un rêve chaque point de cette image serait à son tour une image. Le rêve est peut-être un tissu alvéolaire d’images qui se répètent les unes les autres, d’où l’extraordinaire intensité des images oniriques.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série No 4. Septembre-Octobre 1982)

L’homme comme l’on sait, rêve en images, car l’image ou la réalité en trois dimensions semble déterminer la structure même de notre cerveau.

Selon Pribram nous voyons et percevons la réalité spontanément comme un hologramme. En ce sens si nous pouvions examiner l’image d’un rêve chaque point de cette image serait à son tour une image. Le rêve est peut-être un tissu alvéolaire d’images qui se répètent les unes les autres, d’où l’extraordinaire intensité des images oniriques.

Les peintres du rêve se trouvent de ce fait toujours devant une alternative, ou bien traiter sans fin cette image presque obsessionnelle qui filtre toute chose à travers un trait dominant, ou bien la traiter selon l’impression psychologique qui en découle. La première démarche conduit soit à la répétition d’un thème fondamental comme chez Enrique Marin, par exemple, le thème des papiers froissés, soit à décaler les images du rêve de telle sorte que leur signification symbolique ou allégorique vienne au premier plan, ce que fait Victor Cupsa. Il est évident que les aspects symbolique et psychologique sont dans le rêve étroitement associés, et qu’il n’existe donc pas de frontière à proprement parler. L’Italien Romano Parmeggiani construit de ce fait ses images sur une frontière où il mêle souvent et harmonieusement les deux genres. L’aspect symbolique permet à la fois de traduire l’intensité et la répétition obsessionnelle de l’image perçue, l’image psychologique s’étend si j’ose dire sur les « fréquences » qui traduisent davantage la psyché du rêveur que le rêve lui-même. En fait c’est de niveau de rêve, d’intensité de sommeil, et surtout d’états de consciences qu’il faudrait parler. L’image est immédiatement présente à nous-mêmes, et cette présence définit effectivement un style, une « manière » et des frontières. Rien n’est plus désespérant que l’image, car en définitive elle cerne le champ étroit de notre conscience. Ce que nous pouvons dire va toujours dans le même sens. Autrement dit il faut accepter la structure hologrammique de notre cerveau qui étant celle de la réalité elle-même nous invite à découvrir derrière la géographie apparente des signes, le même signe, comme une même note ou une même « signature » qui nous caractérise.

La variété oui, à condition qu’elle soit effectivement obsessionnelle, car dans ce cas l’interaction des miroirs prend tout son sens. Nous savons que nous ne sommes ni le miroir, ni l’autre, mais le jeu des images réfléchies. Cependant il n’existe toujours qu’une seule image. C’est uniquement notre état, la situation de notre conscience qui fait varier l’image. Et là se trouve sans doute le fin mot du rêve et de toute réalité, qui n’est autre que l’amplification de la conscience, de la double conscience même du rêveur éveillé, et de la veille décalée comme dans l’état de rêve. Pour comprendre cette double relation il faudrait se livrer à divers exercices : se projeter par exemple des images telles que celles qui nous sont proposées par Cupsa, Marin, Parmeggiani, c’est-à-dire des images déjà élaborées, contraignantes mais nourries de charges symboliques et affectives.

La perception que nous en aurions serait non seulement différente selon le moment, mais beaucoup plus selon les événements personnels qui permettraient de reconnaître en elles nos propres coïncidences. Il y a certes interaction entre les images, mais n’oublions pas que l’image que je regarde, me regarde. Autrement dit la réalité a toujours un centre, mais elle se déroule en spirale. L’image bouge parce que le point de mon regard-conscience bouge constamment. C’est le propre de l’image d’être de ce fait un support, et aussi d’accroître notre dépendance et notre subjectivité à son égard. Et c’est bien pourquoi l’image est un piège. Elle est dans son essence érotique et sensorielle, elle amplifie les sensations visuelles et émotionnelles et ne cesse jamais de les entretenir sous tension. D’où la prudence de toutes les religions et de toutes les mystiques à l’égard de l’image. L’Islam et le Shinto l’ont complètement interdite. Le Christianisme a jusqu’au XIIIe siècle traité l’image comme un symbole où tout naturalisme, toute illustration était exclue.

A la fois chargée de tout son sens spirituel, et lieu des rythmes et des couleurs, de l’événement spirituel, l’image, qu’elle soit celle des Maîtres de l’Ecole de Sienne, celle des Maîtres de l’Icône, celle des Maîtres Compagnons qui la faisaient jaillir au fronton des cathédrales ou tout en haut des chapiteaux, l’image était donc toujours le reflet d’autre chose, intégrée à un tout, anonyme et d’essence purement spirituelle à la fois par sa beauté et par la vigueur des formes.

Inversement le bouddhisme et l’hindouisme ont anéanti l’image sous son apparente explosion. L’infinie multitude des innombrables dieux ou des visages innombrables de Bouddha est toujours égale à un. Evidemment rien n’est pire en fin de compte que le naturalisme descriptif. De ce fait le maniérisme étant le reflet d’un tempérament et non d’une connaissance se marie parfaitement avec les images du rêve, car au moins par le truchement du rêve la forme sans forme tend à réapparaître, le jeu des miroirs finit par donner une sensation de sous-jacente et l’image insaisissable certes, mais sous-jacente et globalisante en quelque sorte. C’est sans doute vers ce fond toujours fuyant et toujours présent à la fois, vers cette quête consciente ou non de ce que Jung nommait les archétypes que nous devons situer les peintres du rêve. C’est une manière évidemment approximative de dire que ce faisant l’homme est désormais en quête d’un sens. Il se réfléchit dans sa propre subjectivité et en même temps il élève, ou tente d’élever cette subjectivité au niveau du signe, de lui donner une signification universelle.

Il traduit sans doute ce fameux « inconscient collectif » que la Tradition nommait plus justement le « Connaissant ». L’image n’est qu’un prétexte, c’est le Signe qui cherche l’homme, et c’est lui qui se vivant en l’homme lui donne l’illusion de le découvrir en s’harmonisant avec son essence.

Cela nous amène à parler des peintres illustrés dans ce numéro.

Romano Parmeggiani : la grande cérémonie

Vénitien de naissance (l930) Romano Parmeggiani vit à Rome, où il élabore patiemment des œuvres vite achetées par de fidèles amateurs. Ce pourquoi il n’expose presque jamais. Ce n’est pas un peintre des cimaises. A sa manière il se considère comme un artisan. Il ne prétend ni être un grand peintre, ni être un petit peintre. Sa modestie est traditionnelle, au sens où l’image est pour lui à la fois un exercice quotidien, un lieu de théâtralité, où précisément rêve et réalité s’associent dans un décorum commun.

On reproche souvent à Parmeggiani tout ce qui est cette mise en scène et cette théâtralité même. Si bien qu’on l’aime ou qu’on le rejette avec la même vigueur. Mais on peut se poser la question à l’envers : si nos rêves sont le lieu même d’une profonde théâtralité, dans quelle mesure en la rendant évidente, en la faisant surgir dans l’image n’y a-t-il pas là une nécessité contemporaine, une issue possible pour la sensibilité moderne de parvenir au sens ultime et symbolique de toutes choses à travers une mise en scène et une théâtralité des signes ? En ce sens Parmeggiani est un admirable metteur en scène d’images archétypales qui parlent immédiatement à l’esprit. N’oublions pas que les fastes et les ors du décorum vénitien ont bizarrement permis les derniers reflets de la connaissance traditionnelle.

Au début du siècle d’Annunzio pouvait encore célébrer les fastes d’un temps où les doges allaient une fois par an en grande pompe jeter l’anneau d’or à la mer, symbolisant de ce fait le mariage de Venise avec l’eau. Aujourd’hui la grande cérémonie consiste à retrouver la terre inaccessible et infiniment présente des rêves. L’officiant revêt parfois avec exubérance chasubles, manteaux et couleurs. Malgré quoi, certaines œuvres apparaissent avec une grande pureté de vibration et de silence : l’invisible retrouve son frémissement au-delà de l’image, sinon malgré l’image. Le Vide au sens intrinsèque du terme est très loin, mais son ersatz, la vacuité, l’indéfinissable non être des lagunes étirées, des ruines sans âge, des formes sans visage, apparaît. C’est la clef aussi des rêves qui se manifestent à tous les niveaux de la sensation, de la mémorisation, ou des archétypes. Au-delà il n’y a sans doute plus de lagune, d’horizon, ni même de rêve.

Victor Cupsa : le double jeu des évidences

Vous l’avez vu ? Quoi ceci. Regardez encore : c’est quoi ? — Heu, c’est la même chose autrement. Vous l’avez vu cet « autrement » ? C’est quoi ? : Ah, c’est la même chose.

J’imagine que ce dialogue est celui que l’on devrait toujours se faire en regardant la peinture de Cupsa. Peintre d’origine roumaine, Victor Cupsa (né en 1932) est un créateur obstiné d’une réalité à double visage : les choses tout en étant ce qu’elles sont, ne sont pas ce qu’elles sont. Ce décalage à la fois onirique et réel est certes une quête, une force, et un déchirement. Dans son dialogue avec lui-même, avec les rêves avec les signes, Cupsa tente de percer derrière le signifiant, le signifié. En ce sens, il parvient quelquefois à manifester brillamment le signe, comme la porte derrière la porte. De ce fait il existe un itinéraire où Cupsa tente de tirer du rêve et de ses indices des images de la réalité, et ces images deviennent à leur tour une clef de la connaissance. Il faut donc ressentir l’œuvre de Cupsa comme un ensemble de miroirs branchés l’un devant l’autre pour refléter quelque chose d’autre. Ainsi parfois l’œuvre est là, parfois elle n’est que prétexte. Les « évidences » de ce qui est, sont comme chacun sait, toujours piégées. Le vrai rendez-vous du réel reste la conscience qu’on en a.

Enrique Marin : le visage qui est un visage n’est plus le visage

Quelque part, la nuit bouge. Un silence est comme un cri. Quelque part la fissure apparaît. Les choses viennent de si loin quand on se nomme Enrique Marin. De Séville, la ville aux passions de feu, où il est né en 1935, du fond du cœur, de l’amour et d’un au-delà des douleurs plus réellement. La parole est imprononçable. Le réel explose de partout, la vie est trop présente. Que le secret couvre le secret.

Par ce qu’il a d’espagnol en lui se comprend et au-delà tout ce qui est tension, et même tension de la tension. Si l’humour n’était pas au rendez-vous Marin serait déjà mort. Je veux dire, si l’humour et l’amour, si Marin lui-même n’étaient pas un seul amour, sa peinture n’existerait pas. Car en fait il a découvert la force du non-dire, de l’apologue, du conte, des énigmes : insupportable et merveilleux Marin, à force de nous montrer des hommes sans visage, des forces anonymes et obscures, des situations closes, emboîtées, des labyrinthes, des personnages masqués, bref tout ce monde équivoque, sans nom et sans identité, allant du rêve à la réalité.

Inutile de vous dire que son chef d’œuvre se nomme précisément « La Menace ». Imaginez une armée d’hommes en chapeaux melons qui avancent armés d’échelles et enveloppés de papiers froissés. La menace impersonnelle précisément. Mais attention, ce qui fait que Marin construit une œuvre qui porte bien sa réalité d’« œuvre », c’est son caractère précisément impersonnel et symbolique quelque part, bien que le style de Marin lui-même soit inimitable. En ce sens ses œuvres qui reflétèrent autrefois une hispanité profonde, sont maintenant sans âge et sans pays. « Ne dis pas ce qu’est la réalité, dit le Zen, dis plutôt ce qu’elle n’est pas. » C’est là où le rêve s’efface devant le rêve, comme l’invisible devant le visible, car… il n’y a pas une grande différence.

Max Bucaille : le dévoilement de l’œil

Depuis qu’il est né, en 1906, Max Bucaille regarde le monde d’une drôle de façon. Pour lui, le monde n’a qu’une forme en devenir, il rend compte par conséquent non de ce que les choses sont, mais de ce qu’elles pourraient être. Qu’il soit peintre ou qu’il pratique les collages surréalistes, Bucaille se sert des éléments de la création, l’Eau, la Terre, le Feu, pour que entre la gestation première et celle des rêves, la frontière s’efface. Les formes infiniment infinies sont elles-mêmes le rêve dans lequel nous sommes inclus et tout ce que nous pouvons faire c’est de nous livrer à l’éternel dévoilement de l’œil qui les regarde, les assemble et se joue d’elles.

Dans la grande conquête de l’insolite Bucaille est passé maître. N’ayant pour compagnon que Max Ernst lui-même. Bien que tous deux soient de prodigieux créateurs d’univers décalés, Bucaille met dans l’art du collage une technique et une poésie peut-être unique. Voilà un homme cosmique lui-même, la gouge, le burin, le ciseau, le pinceau, la plume, ne sont que des instruments pour faire surgir tableaux, sculptures, formes étranges, et fantastiques paysages, personnages, végétaux. Une œuvre qui est une très belle et, sans doute trop méconnue, aventure intérieure. Ceux qui ont eu l’occasion de découvrir l’univers personnel qu’il a peuplé de ses créations dans la bonne ville de Créteil en savent quelque chose. Ne pas y aller surtout en pèlerinage, mais uniquement pour un bain de jouvence.