Les sociétés secrètes du Moyen Age et de la Renaissance: 3 Les académies et les sociétés secrètes de la Renaissance

Or on peut remarquer à ce propos que Pleber devait être laïque bien que le texte cité ne l’indique pas expressément ; en effet, si cet architecte avait appartenu à une confrérie religieuse, la condition de l’évêque, le genre même du monu­ment que celui-ci voulait édifier auraient suffi pour engager le jeune constructeur à livrer spontanément l’« arcanum magisterium », le « secret de maîtrise ». Il est ainsi probable, pour ne pas dire certain, qu’existaient, à côté des religieux qui avaient le monopole de l’art de bâtir, des architectes laïques, en petit nombre peut-être, mais qui n’en gardaient pas moins jalousement des secrets importants. En effet, il n’est pas possible de réduire ces arcanes à de simples procédés techniques puisque nous venons de citer les textes de Vitruve selon lesquels un savoir encyclopédique était nécessaire à l’exercice même de l’art de l’architecture…

(Extrait de Les Sociétés Secrètes. Encyclopédie Planète. LDP 1969)

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Dès le VIIIe siècle, les califes abbassides, qui attachaient une grande importance aux doctrines astrologiques, avaient fait rechercher les œuvres scientifiques de la Grèce. Abou-Djafar­-al-Mansour, Haroun-al-Raschid, Al-Mamoun ordonnèrent de traduire de nombreux traités anciens. Platon, Hérodote, Homère et Xénophon ne furent pas les seuls auteurs à être ainsi connus grâce à la version syriaque de Théophile d’Édesse. Des traités persans de médecine et de botanique, des ouvrages mathématiques et astronomiques préparèrent le vaste travail de synthèse accompli au Xe siècle par Ibn-­Sina, nommé Avicenne par les philosophes chrétiens scolas­tiques. Les gloses d’Ibn-Sina firent pénétrer chez les Arabes de la Sicile et de la péninsule ibérique la philosophie et la science de la Grèce. Au XIIe siècle, en Andalousie, Aristote est commenté par plusieurs philosophes musulmans dont le plus célèbre est Averroès.

Dans le royaume de Castille, le roi chrétien Alphonse le Sage demande à des mathématiciens juifs ou musulmans d’établir des tables astronomiques. En Sicile, Frédéric II, dont nous avons rappelé précédemment les relations diplo­matiques avec les ismaéliens, envoie aux universités d’Italie des traductions faites à Tolède grâce à la collaboration d’un savant juif.

En Italie, la géomancie était enseignée à Padoue dès la seconde moitié du XIIe siècle sous l’influence de la science arabe qui avait apporté, avec la conception aristotélicienne des intelligences célestes, la théorie de la transformation de la matière par les influences planétaires et sidérales. Philon le Juif pensait déjà, comme Origène, que les étoiles étaient des intelligences pures orientées vers le bien universel. À l’uni­versité de Padoue, l’astrologie était considérée comme une science naturelle distincte de l’astronomie ; l’une et l’autre formaient la deuxième division de la grande section des arts. Les princes italiens de la Renaissance, malgré leur culture et leur scepticisme, croyaient, d’ailleurs, à l’astrologie aussi fermement que les califes abbassides. Le savant Marsile Ficin l’a défendue et pratiquée ; le pape Léon X semble encore admettre certaines de ses conclusions 1.

L’alchimie n’avait pas été négligée par les traducteurs musul­mans et juifs. Le roi Alphonse le Sage avait fait traduire en castillan, d’après une version arabe d’Abon-Ali, un traité chaldéen des propriétés magiques et physiques de trois cent soixante pierres, par un certain Judas, fils de Moïse. Cette littérature hermétique qui a joué un rôle important dans l’histoire des sciences est encore mal connue, malgré de récentes recherches. Nous n’en avons donné qu’un exemple afin de montrer que la tradition du savoir antique païen n’a jamais été interrompue, comme on le croit généralement, durant des siècles, malgré les dangers auxquels s’exposaient les savants hétérodoxes aussi bien dans la chrétienté que dans l’Islam.

La fusion des mondes grec et latin

On oublie trop souvent, en effet, que c’est au courage de ces érudits qui, dans beaucoup de cas, risquaient d’être brûlés ou d’avoir la tête tranchée s’ils détenaient des livres interdits ou s’ils professaient des opinions suspectes, que nous devons l’essentiel de notre héritage de la culture antique. À notre époque, nous ne comprenons plus quelle aventure exaltante, et comparable sur bien des points à la conquête d’un conti­nent ou d’un espace nouveau, a été pour les humanistes l’amour des lettres anciennes. Pétrarque, l’un des héros de ce mouvement de libération de l’esprit, mourut le front sur un livre. Il avait embrasé d’une même passion pour l’Anti­quité les plus illustres de ses contemporains 2.

Enfin, l’université de Florence, pourvue de quarante chaires, aidée par le mécénat des patriciens, devint le siège principal et le foyer de l’humanisme. De plus, les savants grecs, venus d’abord en Italie comme négociateurs, y accoururent en réfugiés après la chute de Constantinople, où le croissant de Mahomet II dominait Sainte-Sophie depuis 1453. L’un d’eux, Gémiste Pléthon, transmit à Cosme l’Ancien la philosophie de l’académie platonicienne. Bessarion, qui, pour suivre l’enseignement de Gémiste, avait été le chercher jusqu’au Péloponnèse, dépensa près de trente mille écus d’or à faire copier des manuscrits et à en acquérir, constituant ainsi avec les livres de Pétrarque le fonds de la bibliothèque de Saint-Marc, grâce auquel les Aldes ont pu imprimer leurs célèbres éditions des chefs-d’œuvre de la littérature antique 3. Les chaires de grec se multiplièrent en Italie. Partout on échange, on emprunte, on acquiert, on transcrit les précieux ouvrages. Guarini de Vérone rapporte de Constantinople deux caisses de livres anciens. L’une d’elles est perdue. L’humaniste en éprouve un chagrin tel que ses cheveux, en une nuit, blanchissent. Il succède à son maître Manuel Chry­soloras dans la chaire de grec à l’université de Florence. D’autres traducteurs illustres apparaissent alors. Grâce à eux, les doctrines antiques, ignorées de l’Occident, vont être répandues dans tous les centres d’étude grâce à l’admirable moyen de diffusion et d’unité savante qu’a été le latin, qui mettait en communication immédiate l’érudit de Padoue et celui de Cracovie, le savant de Paris et celui de Madrid ou de Dublin. On peut admettre qu’à cette époque la science antique perdue et retrouvée commence à luire comme une lampe sacrée qui, peu à peu, va éclairer de nouveau les temps modernes. Que doit Kepler à Pythagore ? Copernic à Aris­tarque de Samos ? Cuvier à Xénophane de Colophon, qui, cinq cents ans avant notre ère, voyait dans les fossiles des vestiges d’organismes archaïques ?

Avec la passion des lettres anciennes se développe durant la Renaissance le goût de l’archéologie et un renouveau de l’architecture. Alberti, en 1485, fait paraître son traité : « De re aedificatoria ». Toute sa doctrine repose sur la géométrie. Le grand maître de l’époque est l’architecte ro­main Vitruve, qui, lui-même, avait consulté les écrits de Thalès, de Démocrite, d’Anaxagore, de Platon et d’Aris­tote. On peut remarquer que Vitruve exige de l’architecte un savoir encyclopédique : il doit connaître non seulement les arts plastiques, mais aussi l’optique, la géométrie, l’his­toire, la philosophie, la médecine, la musique, la jurisprudence et même l’astronomie. D’ailleurs, dans la tradition de l’Inde, celui qui veut exercer l’art d’édifier des monuments ne peut y prétendre s’il ignore la géométrie, le dessin, la sculpture, l’arithmétique, les mythes, l’astrologie. Or un fait dont l’importance a échappé, semble-t-il, aux historiens de l’art montre que, dès le commencement du Moyen Age, existaient des règles tenues secrètes qui étaient appliquées à la construction des monuments sacrés. Dans une monogra­phie publiée au XVIIe siècle, il est dit qu’un évêque d’Utrecht du Xe siècle fut tué par le père d’un jeune architecte frison nommé Pleber, pour avoir contraint celui-ci à lui révéler le secret et la manière (« arcanum magisterium ») de concevoir et de faire exécuter les fondements d’une église 4.

Le secret des cathédrales

Or on peut remarquer à ce propos que Pleber devait être laïque bien que le texte cité ne l’indique pas expressément ; en effet, si cet architecte avait appartenu à une confrérie religieuse, la condition de l’évêque, le genre même du monu­ment que celui-ci voulait édifier auraient suffi pour engager le jeune constructeur à livrer spontanément l’« arcanum magisterium », le « secret de maîtrise ». Il est ainsi probable, pour ne pas dire certain, qu’existaient, à côté des religieux qui avaient le monopole de l’art de bâtir, des architectes laïques, en petit nombre peut-être, mais qui n’en gardaient pas moins jalousement des secrets importants. En effet, il n’est pas possible de réduire ces arcanes à de simples procédés techniques puisque nous venons de citer les textes de Vitruve selon lesquels un savoir encyclopédique était nécessaire à l’exercice même de l’art de l’architecture 5.

L’étude que nous avons faite personnellement sur les gra­veurs allemands de l’école d’Albrecht Dürer dans leurs relations avec le symbolisme hermétique nous a montré qu’existait à l’époque de la Renaissance allemande, à Nurem­berg, un centre important d’études ésotériques, dont l’un des maîtres aurait été l’astrologue Regiomontanus. Faut-il signaler à ce propos que, dans un autoportrait de Dürer, le chardon que tient l’artiste signale directement son appar­tenance à une société secrète ?

Ce symbole, en effet, a été choisi en fonction d’une pro­priété particulière au chardon. Entre ses feuilles cette plante présente des concavités où s’amassent l’eau de pluie et la rosée, d’où son nom grec : « dipsakos », « altéré ». Cette singularité naturelle, signalée encore dans le dictionnaire de Thomas Corneille, avait assez retenu l’attention des Anciens pour faire du chardon l’emblème de l’homme qui recherche la connaissance, qui éprouve la « soif de savoir » et qui a reçu la « rosée mystique », c’est-à-dire la bénédiction céleste qu’il garde précieusement contre son cœur, en gage d’amour. C’est pour cette raison que le nœud connu sous le nom de « lacs d’amour » ou de « nœud parfait » est héraldiquement substituable au chardon. Pour n’en donner qu’une preuve, il suffit de constater que le grand collier de l’ordre de la Jarretière, composé de roses blanches, de roses rouges et de chardons, portait, avant l’alliance de Jacques VI, roi d’Écosse, à la couronne d’Angleterre, le « lacs d’amour » au lieu et place du chardon. Or c’était en commémoration de l’aide apportée par les chevaliers du Temple à la victoire de Bannockburn que le roi Robert Bruce avait créé en leur honneur l’ordre de Saint-André-du­-Chardon, qui se réunissait en la cathédrale d’Édimbourg. Ce fut, d’ailleurs, le jour de la Saint-André, le 30 novembre 1736, que se constitua la « grande loge d’Écosse ». On peut donc se demander si Albrecht Dürer n’a pas voulu signaler par ce symbole sa qualité d’initié à une société secrète templière allemande qui aurait été en relation avec des confréries écossaises.

Les origines de la franc-maçonnerie

En effet, nous pensons qu’avant l’apparition de la franc-maçonnerie, au début du XVIIIe siècle, se formèrent en Allemagne comme en Italie des loges et des ateliers « pré-maçonniques », où se réunissaient des architectes, des hel­lénistes, des philosophes, des médecins et des artistes, qui communiaient dans le même culte de l’Antiquité païenne et qui essayaient de concilier leur philosophie néo-plato­nicienne avec leur foi chrétienne. En d’autres termes, à cette époque, le christianisme a été en quelque sorte « hellénisé » de même qu’au début de l’ère chrétienne l’hellénisme avait été « christianisé » 6.

Parallèlement à la résurrection du néo-platonisme en Italie, certains philosophes, comme Jérôme Cardan (1501-1576), semblaient entrevoir une synthèse possible entre la philoso­phie, la science expérimentale et l’antique magie. L’œuvre de Cardan présente de nombreuses analogies avec celle d’un polygraphe qui fut presque son contemporain, J.B. Porta (1537-1615), et dont le nom mérite d’être retenu dans la mesure où le principal ouvrage de ce chercheur, « Magia Naturalis », a connu une diffusion remarquable et a été traduit dans toutes les langues de l’Europe, sa première édition datant de 1584. Or on peut constater que le cardinal d’Este, qui prenait le plus vif intérêt aux travaux de Porta, fonda, dans sa maison, dès les dernières années du XVIe siècle, une société savante, l’Académie des secrets, qui est la plus ancienne de toutes les académies des sciences.

À la même époque, un personnage dont le rôle a été trop peu étudié jusqu’à présent, Jacques Gohorry, prieur de Marsilly, auquel on doit une renaissance de l’hermétisme en France, avait ouvert son jardin, non loin des Gobelins, à des savants comme Botal, Chapelier, Châtelain, qui, vers 1572, y donnaient des conférences auxquelles assistèrent Fernel et Ambroise Paré. On y procédait à des expériences sur l’art de faire éclore des poulets dans des fourneaux dont on réglait les degrés de chaleur par des registres. Des médecins hermé­tistes comme Duchesne (« Quercetanus ») et Ribit (« De la Rivière ») étaient les oracles de ces assemblées. La Rivière, devenu premier médecin d’Henri IV, protégea Béguin et fit venir en France, en 1606, le pythagoricien Davisson. Il a écrit dans une de ses lettres ces paroles assez significatives de l’état des esprits en ce début du XVIIe siècle : « Préparez-vous à explorer les montagnes, à visiter les vallées, les déserts, les bords de la mer, les entrailles de la terre ; notez les caractères des animaux et des plantes, les ordres des minéraux ; approfondissez l’agriculture, la philo­sophie naturelle ; ne rougissez pas de manier le charbon, de construire des fourneaux ; veillez et travaillez sans relâche ; car ce n’est qu’ainsi que vous arriverez à connaître les pro­priétés des choses. » (Ce texte est cité par F. Hoefer dans son « Histoire de la chimie », t. II, Paris, 1864, p. 103).

Le programme des Rose-Croix

Ce programme ambitieux allait être en partie celui de la « science universelle » des Rose-Croix, dont l’existence fut révélée publiquement en 1614 et en 1615 par la publication des trois manifestes de la « fraternité » : l’« Allgemeine und General Reformation » ; la « Fama Fraternitatis Rosae Crucis » ; la « Confessio Fratrum Rosae Crucis » 7.

La confrérie des Rose-Croix n’a jamais eu d’existence sociale. « Les adeptes porteurs du titre, dit Fulcanelli, sont seulement frères par la connaissance et par le succès de leurs travaux. Aucun serment ne les engage, aucun statut ne les lie entre eux, aucune règle autre que la discipline hermétique librement acceptée, volontairement observée, n’in­fluence leur libre arbitre… Ils furent et sont encore des isolés, travailleurs dispersés dans le monde, chercheurs « cos­mopolites » selon la plus étroite acception du terme. Comme les adeptes ne reconnaissent aucun degré hiérarchique, il s’ensuit que la Rose-Croix n’est pas un grade, mais la seule consécration de leurs travaux secrets, celle de l’expé­rience, lumière positive dont une foi vive leur avait révélé l’existence… Il n’y eut jamais entre les possesseurs du titre d’autre lien que celui de la vérité scientifique confirmée par l’acquisition de la pierre. Si les Rose-Croix sont frères par la découverte, le travail et la science, frères par les actes et les œuvres, c’est à la manière du concept philo­sophique, lequel considère tous les individus comme membres de la même famille humaine 8. » Nous ajouterons à ces précisions nécessaires et qui nous éviteront de critiquer de ce point de vue les recherches par ailleurs pleines d’in­térêt de Paul Arnold, auteur d’une « Histoire des Rose-Croix et des origines de la Franc-Maçonnerie », que le pro­blème de l’influence des doctrines rosicruciennes sur le mouvement des idées au XVIIe et au XVIIIe siècle se confond, en fait, avec la grande diffusion des doctrines alchimiques et kabbalistiques à cette époque. Dans ces conditions, même si la confrérie n’a jamais eu d’existence sociale, il n’est pas douteux qu’au temps de Descartes et de Francis Bacon, de même qu’a la fin du XVIe siècle, un profond courant de doctrines ésotériques, souvent peu orthodoxes, a parcouru toute l’Europe, en même temps que l’on assis­tait à la fondation, à des dates très rapprochées, de nom­breuses académies savantes.

En 1602, apparaît en Italie, après l’académie des Secrets, de Porta, celle de Lyncei, qui est bientôt dissoute après la mort du protecteur de Galilée, le prince de Cesi ; en 1648, une autre académie est fondée par Frédéric II, grand-duc de Toscane ; en 1657, sous le patronage du prince Léopold, est créée l’académie « del Cimento » ; en 1662, la société du collège de Gresham prend le nom de « Royal Society of London », et le titre d’un ouvrage de T. Sprat, en 1667, ajoute cette précision significative : « for the advancement of experimental philosophy ». En 1666, Colbert prend la haute direction de l’académie des sciences de Paris, qui vient d’être fondée, et à l’histoire de laquelle sont intimement liés le père Mersenne, le traducteur de Galilée, Montmort et Thevenot, chez lesquels se tenaient, avant 1666, des réunions scientifiques.

En Allemagne, l’académie des Curieux de la nature s’était réunie pour la première fois en 1652. En même temps que sont fondées ces académies, on voit apparaître dans la seconde moitié du XVIIe siècle des journaux scientifiques, et notamment, en 1665, le « Journal des Savants », la première publication de ce genre ; en 1668, en Italie, le « Giornale d’Italia », imité du précédent par Nazari et Ciam­poni.

La naissance de l’esprit scientifique

Tous ces faits témoignent de l’importance essentielle des idées philosophiques exprimées par le chancelier Francis Bacon dans la « Nova Atlantis », et surtout dans le « No­vum Organum », où il propose notamment de substituer au syllogisme et à des principes généraux posés « a priori » la logique féconde de l’expérience et de l’induction. C’était là une révolution si profonde dans l’esprit européen qu’il faut rappeler que des encyclopédistes du XVIIIe siècle comme Diderot et d’Alembert, dont on sait par ailleurs les liens avec la franc-maçonnerie, ne feront que reprendre l’« arbre encyclopédique » des connaissances déjà conçu par Francis Bacon. Cet esprit génial qui, selon certains, aurait été capable non seulement d’élaborer l’une des œuvres philo­sophiques les plus considérables de tous les temps, mais aussi le théâtre de Shakespeare, a-t-il été Rose-Croix ? 9 Il est certain, au moins, que le voyage mythique de la « Nou­velle-Atlantide » révèle une affinité étroite avec celui de Christian Rosenkreutz en Terre sainte. Des naufragés guidés par une croix céleste parviennent à l’île de Bensalem, ana­gramme de la « Nouvelle-Jérusalem ». Ils y trouvent une société initiatique idéale, une sorte de Christianopolis. Les naufragés sont initiés ensuite aux arcanes les plus élevés de l’île. Il y existe une société plus secrète. Ses membres se proposent de rechercher les causes et les vertus cachées de la nature et de donner à l’empire de l’esprit humain toute l’étendue qu’il peut avoir.

N’est-ce pas, en quelques mots, le programme ésotérique et expérimental de la future franc-maçonnerie ? Ne faut-il pas voir dans le premier philosophe de son temps qu’était Francis Bacon le véritable père spirituel de l’idéal maçon­nique ? Si, d’autre part, on constate, avec Gould, que les années 1650-1660 ont été marquées à Londres par l’essor des clubs politiques et philosophiques, on peut se demander s’il ne convient pas de situer à cette époque la première apparition de loges maçonniques spéculatives en Angleterre.

En effet, il est nécessaire de distinguer ces loges des guildes d’architectes, fortement hiérarchisées et opératives, dont l’existence est attestée par des documents incontestables, à Strasbourg et à Ratisbonne, par exemple, le 25 avril 1459. Leur liaison avec les loges « spéculatives » demeure contestable historiquement. Toutefois, il est assez évident que le métier même d’architecte à cette époque exigeait de vastes connaissances générales, comme nous l’avons remarqué précédemment à propos du témoignage d’Alberti, en 1485. C’est pourquoi, si l’on est en droit de nier ces rapports entre « opératifs » et « spéculatifs » sur le plan de la simple critique historique, il est plus difficile de le faire du point de vue de la critique philosophique et scientifique.

Nous pensons qu’il est préférable d’admettre qu’au XVIIe siècle, durant une période « proto-maçonnique », se sont formées des sociétés secrètes inspirées par la philosophie « nouvelle » de Francis Bacon 10. C’est de leur tra­dition, à la fois scientifique et mystique, empruntée d’ail­leurs en partie à l’hermétisme et à la kabbale, que procède celle de la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle.

1 Le « Tétrabiblos » de Ptolémée, version latine de l’arabe, avait été imprimé à Venise pour la première fois en 1484, mais on connaissait en Italie, bien auparavant, le traité « Du ciel et du monde » d’Aristote, traduit par Michel Scot, et l’« Alma­geste » du savant alexandrin, grâce aux travaux de Gérard de Crémone, auteur d’un célèbre traité sur la géomancie et sur les sept planètes.

2 Cependant, Pétrarque, qui avait étudié le grec avec un maître cala­brais, Barlaam, théologien, philo­sophe, mathématicien et astronome, n’était pas capable de lire Homère, comme il l’avoue dans ses lettres, car en ce temps, selon son témoi­gnage, il n’y avait point dans toute l’Italie dix hommes capables de consulter avec fruit la version grecque des textes latins. C’est, en fait, à l’ami fraternel de Pétrarque, Boccace, qui avait reçu son initia­tion d’un autre disciple de Barlaam, Paolo Perugino, le bibliothécaire royal de Naples, que l’on doit, grâce à la « Généalogie des dieux », non seulement le développement de la culture hellénique mais aussi le progrès des études mythologiques sans lesquelles il eût été impossible de comparer les religions entre elles.

3 C’est à Alde Manuce, dit L’An­cien (1449-1515), qui perfectionna la typographie, que l’on doit les caractères appelés « italiques », gra­vés par l’orfèvre Francia, d’après l’écriture de Pétrarque. L’académie aldine comptait parmi ses membres Ange Politien et Pic de la Miran­dole.

4 Nous avons retrouvé cette anec­dote dans « De episcopis ultrafect » par J. de Béka et W. Héda (illus­tré par Arn. Buchelio. Ultrafecti 1643, p. 43).

5 D’ailleurs, on comprend mal pourquoi certains historiens contemporains refusent d’admettre l’existence d’un savoir ésotérique au Moyen Age. Nous leur conseillons d’étudier l’héraldique, par exemple dans l’ouvrage monu­mental de Bernhard Koerner : Handbuch des Heralds Kunst (Wissenschaftliche Beitrage zur Deutung der Hausmarken, Stein­metz-Zeichen und Wappen )4 4 vo­lumes in-8°, Görlitz, 1926-29). Ils découvriront l’existence d’une lan­gue secrète, précise, étendue à toute l’Europe, et à laquelle M. Robert Viel a consacré, en France, de re­marquables recherches, malheureu­sement encore inédites dans leur en­semble. Robert Viel : « Naissance du Blason », Archivum Heraldicum, n° 4 1958. « Influence du cycle Lancelot-Graal sur le symbolisme du léopard et du lion. Mutation naturelle et mutation provoquée » (Archivum Heraldicum, n°S 2, 3 et 4, 1959), etc.

6 Ce mouvement touchait même les dignitaires de l’Église romaine comme en témoigne une lettre du cardinal Bessarion au fils de Gé­miste Pléthon après la mort du père de celui-ci. Le cardinal félicite le défunt « … d’être allé rejoindre les dieux de l’Olympe et de célé­brer avec eux le chœur mystique d’Iacchus ». Or cette expression dé­signe la danse et le chant des initiés aux mystères d’Éleusis, le jour de la « manifestation ». De plus, on peut constater, non sans quelque surprise, que l’on procéda solen­nellement à la translation des restes de Gémiste dans une église de Ri­mini.

7 Dans son « Histoire des Rose-Croix » (Paris, Nizet 1955) Serge Hutin a assuré (p. 34) que l’uni­versalisation du mouvement ro­sicrucien aurait eu comme point de départ le chapitre de Cassel, fondé par Maurice de Hesse-Cassel, et qui comprenait entre autres membres Michel Maïer, célèbre alchimiste, et Jean-Valentin Andreae, l’auteur des « Noces thymiques de Christian Rosenkreutz ».

8 Ce texte est extrait de « Les Demeures philosophales», de Fulcanelli. Paris, 1930, p. 134.

9 On sait que pour un certain nombre d’érudits, Shakespeare n’était pas Shakespeare. C’est Wigstone qui soutient qu’il fut le nom de théâtre de Francis Bacon.

10 Sa biographie officielle est la suivante : naissance et mort à Londres (1561-1626), homme de confiance du roi Jacques 1er qui le fit Chancelier de l’Échiquier (1618), puis Lord Verulam (1621). Accusé de vénalité en 1621, il fut condamné à l’issue d’un grave pro­cès. Le roi lui fit remise de l’amende mais n’osa lui rendre sa charge. Il consacra les dernières années de sa vie exclusivement à la science et à la philosophie.