René Alleau
Les sociétés secrètes modernes : 1 Les sociétés secrètes chinoises

Au cours de sa longue histoire, la Chine a connu toutes les formes possibles de sociétés secrètes, dont elle a tou­jours été la terre d’élection. Cet immense pays a compté d’innombrables variétés de groupements clandestins qui liaient entre eux les représentants des activités économiques et sociales les plus diverses, les agriculteurs, les commer­çants, les hommes politiques, les militaires, les religieux et même les mendiants et les voleurs…

(Extrait de Les Sociétés Secrètes. Encyclopédie Planète. LDP 1969)

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Au cours de sa longue histoire, la Chine a connu toutes les formes possibles de sociétés secrètes, dont elle a tou­jours été la terre d’élection. Cet immense pays a compté d’innombrables variétés de groupements clandestins qui liaient entre eux les représentants des activités économiques et sociales les plus diverses, les agriculteurs, les commer­çants, les hommes politiques, les militaires, les religieux et même les mendiants et les voleurs 1. On dit qu’après la chute des Ming, lors des révoltes ayant pour but de ren­verser la dynastie des Ts’ing et de restaurer celle des Ming, les sociétés secrètes rassemblèrent des vagabonds et orga­nisèrent pour cela la société des « Vieux frères », Ko Lao Houei. Pour que la dynastie régnante n’eût point de soupçons, son but fut tenu strictement caché et les vagabonds qui composaient la société se transformèrent en bandits.

La plupart des patrons de jonque et des sampaniers étaient affiliés aux bandits. Aussi le chapitre le plus important de leurs règlements est-il relatif aux communications par eau 2. Les membres doivent être étroitement unis et observer la justice ; ils sont soumis à une discipline rigoureuse, ceux qui commettent des infractions doivent être sévèrement jugés. Au point de vue moral, ils doivent être persévérants, ne pas être querelleurs, car alors il n’y aura pas d’affaires désa­gréables, ne pas se moquer d’autrui et se respecter soi-même ; alors on aura un bon esprit. Tous sont égaux et ne doivent rien avoir de caché les uns pour les autres.

« Le maître d’encens » s’appelle Lao Ta, « vieux frère aîné ». Quand on assiste aux cérémonies, il faut se découvrir, avoir une tenue correcte et ne pas plaisanter. On rend hom­mage aux ancêtres des dynasties. On demande, devant la tablette du Ciel et de la Terre, le bonheur pour le souverain et sa famille, les Ancêtres et les chefs ; on révère les sages et les saints, les génies favorables. On fait neuf génuflexions, on invoque le Ciel et la Terre, le souverain, les parents, les maîtres, la lumière : « Kouang Ming », on prie les cinq grands esprits de venir.

En rentrant chez soi, il faut révérer le Ciel et la Terre, le Soleil et la Lune, les astres, les saints, les maîtres des trois doctrines, les cinq éléments. Enfin un langage secret est usité dans la conversation entre mariniers ; pour se recon­naître quand on se rencontre, on pose, par exemple, des questions auxquelles il faut répondre d’une manière convenue 3.

Au centre de l’histoire chinoise

La plupart des événements importants de l’histoire chinoise sont incompréhensibles si l’on ne tient pas compte de l’action des sociétés secrètes. Pour n’en citer que certains exemples récents, la révolte des « T’ai p’ing », souvent appelée « guerre de la Triade » du nom même de la plus importante société secrète chinoise, pendant quinze ans, de 1849 à 1864, fut menée par un personnage extraordinaire, Hong Sieou-ts’iuen, qui se proclama le « restaurateur de la dynastie Ming », affirmant ainsi publiquement Sa mission occulte, selon la formule de l’initiation aux mystères de la société Hong (« La Triade ») : « Triomphez des Ts’ing et restaurez les Ming ! » Les T’ai p’ing avaient emprunté leur nom au rituel des Hong ; la nouvelle dynastie fut baptisée « T’ai p’ing tien kouo » c’est-à-dire « Empire céleste de la paix universelle ».

Ce mouvement dévasta seize provinces, détruisit six cents villes et causa la mort de plusieurs millions d’êtres humains. Le 17 juillet 1864, la dernière citadelle des T’ai P’ing, Nankin, étant cernée, leur chef Hong Sieou-ts’iuen, tandis que le combat faisait rage, organisa dans son jardin une grande fête aux lanternes, à laquelle assistaient toutes les femmes de cet illuminé qui s’était proclamé « roi du ciel ». Sur un signe de Hong, des soldats apparurent, firent mettre à genoux toutes les épouses et les étranglèrent avec des lacets de soie. Les cadavres, enveloppés de tapis précieux, furent portés dans la grande salle des fêtes au moment où le « roi du ciel » et ses fidèles s’empoisonnaient avec des feuilles d’or préparées spécialement ; une heure plus tard, le palais s’écroulait dans les flammes.

Aujourd’hui encore à Formose

Le 26 décembre 1911, lorsque le célèbre révolutionnaire Sun Yat-sen, le premier président provisoire de la république chinoise, débarqua à Changhâi, son premier acte public fut un hommage à la tradition de la société secrète Hong. En présence d’une foule immense, il se rendit au tombeau des Ming afin d’annoncer aux ancêtres qu’après des siècles de luttes et de sacrifices la dynastie T’sing des despotes mandchous était enfin détruite et que, de nouveau, l’Empire du Milieu appartenait aux Chinois, aux « Fils de la lumière », des Hong.

Actuellement, les sociétés secrètes qui soutiennent le gouver­nement de Formose luttent contre les communistes de Mao Tse-toung sur le continent même, où l’on ignore d’ailleurs quelle est leur influence véritable au sein du parti. À Malaya, aux Philippines, en Afrique, en Angleterre, aux États-Unis comme dans toute l’Asie du Sud-Est, la société « Hong », sous des noms divers, exerce encore une puissante influence par ses filiales dans les colonies chinoises. Le parti commu­niste chinois est lui-même organisé comme une société secrète. La complexité de sa structure fait de cette organisa­tion qui semble ne rien cacher à personne l’une des plus mystérieuses et l’une des mieux fermées qui soit. Faut-il rappeler, d’ailleurs, que les troupes des T’ai P’ing, dès 1850, prêtaient serment de s’engager à demeurer unies dans la mort comme dans la vie et qu’elles avaient décidé que toute propriété privée serait désormais le bien de tous, mettant ainsi en pratique les théories communistes près d’un siècle avant leur triomphe dans la Chine actuelle ?

Ces faits rendent très difficile, pour ne pas dire impossible, tout jugement sur les véritables buts de la société Hong. Il nous semble probable qu’elle prépare actuellement la Chine à devenir l’instrument de la « paix universelle » telle qu’elle la conçoit et sans tenir compte des obstacles qui l’empêche­ront de réaliser l’« inondation » 4.

Quels sont donc les rites de l’initiation de ces « hommes de la Voie »? Nous examinerons seulement les cérémonies les mieux connues, celles de la société « Hong » ou « Triade ». Comme dans le cas de toutes les sociétés secrètes tradition­nelles, on ignore l’origine de la « Triade ». L’opinion la plus vraisemblable semble être celle qui considère que les « Hong » proviennent d’autres sectes fondées au début des Ts’ing, qui, depuis l’établissement de leur dynastie en 1644 jusqu’à la chute de celle-ci en 1911, ne cessèrent de combattre les révoltes organisées par les sociétés secrètes.

L’activité politique de la « Triade » se manifesta d’une façon certaine pour la première fois en 1787 lors d’une révolte à Formose. Cependant, des édits officiels de 1747 et de 1786 signalent déjà le caractère séditieux de cette société qui mena une lutte intense pour le triomphe des idées nationa­listes dans les années qui précédèrent la révolution de 1911. Sun Yat-sen a expliqué pourquoi les nationalistes chinois de la première heure avaient utilisé les vagabonds et les affi­liés pauvres de la « Triade » pour s’opposer à une société habilement organisée par les Mandchous afin de se concilier les lettrés et les savants, la « Pou Hio kong ts’é », c’est-à-dire la « Société de l’examen de la vaste érudition », association copiée sur une organisation plus ancienne 5.

Les trois phases du rituel

Dans le rituel d’initiation de la société Hong, on peut dis­tinguer trois phases : préparatoire, active et finale, où les résultats cherchés sont obtenus. Avant tout, le « maître de la loge » procède à l’établissement d’un « milieu sacré ». Il dispose sur l’autel un certain nombre d’objets rituels : un chandelier à sept branches, une épée, un éventail blanc, une lampe rouge, une balance, un miroir, des ciseaux. Parmi ces symboles, le plus important est un boisseau de riz, le « teou » devant lequel se trouve l’autel.

Le « teou » représente, selon la tradition des Hong, la « cité des saules ». En fait, l’explication de la présence du « teou » est d’ordre astronomique ; la constellation de la Grande-Ourse porte aussi le nom de « teou » ou du boisseau, et l’on sait qu’elle renferme l’étoile « teou mou » qui est la Polaire, déjà vénérée par les taôistes des premiers siècles de notre ère. La Polaire est le pivot autour duquel, selon la cosmo­logie taôiste, tournent les trente-six étoiles célestes, les « T’ien Kang », et les soixante-douze étoiles terrestres, les « Ti Cha », qui sont autant de résidences de divinités qui, par leurs actions antagonistes, produisent les phénomènes de l’uni­vers 6.

Après avoir disposé l’autel, le « maître de la loge » plante dans le boisseau qui renferme du riz rouge, au centre, l’éten­dard du chef, à droite les cinq étendards des loges mineures, ce qui porte à trente-six le nombre des étendards des « esprits célestes » qui tournent autour de la « cité des Saules » ou du boisseau. Nous remarquerons que le zodiaque occidental est divisé, lui aussi, en trente-six intervalles égaux, de dix degrés, les « décans », à raison de trois par signe zodiacal. Le « riz rouge » est le symbole du « yang » ou du feu qui est le « pain de vie » des Hong. Près du boisseau, se trouvent les tablettes sacrées des ancêtres fondateurs et le portrait du dieu de la guerre.

Rite de purification

Avant de pénétrer dans le « milieu sacré » de la loge, les néophytes doivent être purifiés et préparés. On dénoue leurs cheveux et l’on fait le simulacre de couper leur tresse, rite de séparation du monde profane et de renonciation à la coiffure imposée par les conquérants mandchous. On revêt ensuite les néophytes de vêtements blancs, comme l’étaient les catéchumènes au temps de l’Église chrétienne primitive.

Dans ce cas, le blanc est la couleur du « deuil des Ming » et, par conséquent, celle de la lumière opposée au noir, symbole des ténèbres et des T’sing. Puis on lave le visage des futurs adeptes dans un bassin nommé le « dragon bleu-vert », qui correspond au matin et au soleil levant. Après cette purifica­tion, le néophyte paraît, teint symboliquement en rouge, cou­leur de la nouvelle naissance de l’initié à l’esprit. On lui enjoint enfin de remplacer par des sandales de paille ses chaussures ordinaires, car, dit le rituel : « On ne prête pas attention aux miséreux. » Après quoi, le « maître de la loge » lit la légende traditionnelle des Hong dans laquelle on retrace de façon détaillée la longue histoire de la fondation du rite et de l’organisation de la société. Ainsi se termine la période préparatoire des rites de l’initiation aux mystères de la Triade. Au cours de la seconde partie de la cérémonie, les candidats passent d’abord sous une voûte d’épées dont la moitié est en cuivre et la moitié en fer. Il leur faut franchir ensuite un fossé où est allumé un brasier. Enfin se présente une première porte où l’on doit donner son nom et payer un droit de péage de vingt et une sapèques.

À la deuxième porte, nommée « de la Sincérité et de la Jus­tice », les néophytes sont instruits des buts de la société Hong, de leurs devoirs et du châtiment qui les attend s’ils trahissent leurs frères 7.

À l’entrée du « cercle du Ciel et de la Terre », les candidats saluent les généraux dont la tête est couverte de madras rouges, paient un nouveau droit et reçoivent un coup de plat d’épée, de même que l’on adoubait autrefois les cheva­liers.

Les candidats, lors du passage de certaines portes, récitent, par l’intermédiaire de l’un des dignitaires de la loge, la légende singulière de leurs voyages. Ils racontent qu’ils ont rencontré divers personnages, notamment huit génies de la « reine des Hong ». Puis ils se sont embarqués sur un bateau transportant vingt et un passagers. Il mesure trente-deux pieds de large, soixante-douze de long ; cent huit clous font joindre les planches qui sont en bois de pêcher. Les pilotes sont les gardiens bouddhistes des Quatre Orients. La nef porte du riz rouge, un drapeau rouge, des armes et une perle précieuse. Après avoir traversé le confluent des trois rivières, ce bateau aborde au « marché de la Grande-Paix ».

Les symboles de l’initiation

Près de là, se trouvent une baie et une île. Pour accéder à celle-ci, on doit franchir un pont gardé par les frères Hong qui admirent un pêcher portant trente-six pêches et un pru­nier comptant soixante-douze prunes. Au milieu du pont se tiennent les trois Bouddhas ; à l’autre extrémité, un vieillard nommé Sie Pang-heng vend seulement aux Hong des pêches de cinq couleurs pour le prix de vingt et une sapèques. Les candidats ajoutent que, par respect pour les Bouddhas, ils n’ont pas traversé le pont, mais qu’ils ont franchi le fleuve grâce à trois pierres rouges disposées en triangle, marquant trois étapes de l’initiation nommées « l’entrée dans le cou­rant ».

Enfin, le myste pénètre dans la « Cité des saules », lieu de justice et de paix où règne la « grande harmonie », idéal de perfection parmi les hommes. C’est la « Cité céleste » où tous les contraires se fondent dans une complémentarité parfaite. Dans cette phase terminale de l’initiation, on allume une lampe rouge, la « lumière des Hong » et le chandelier planétaire à sept branches 8.

Chaque myste doit tenir trois bâtons d’encens tandis que le « maître de la loge » prononce une longue prière où il invoque les dieux et où il les prie d’accueillir le serment qui va être prononcé. On éteint alors les bâtons d’encens, on les foule aux pieds en disant : « Ainsi puissent périr les traî­tres ! » et, après avoir écrit le serment sur un papier jaune, on le brûle à la porte ouest afin de le faire parvenir aux dieux. On brise un bol en déclarant : « qu’il en soit de même des membres et des os des parjures ! » et l’on décapite un coq portant le surnom d’un traître. À cette étape du rituel, le myste doit prêter le serment du sang qui va unir le nouvel initié à tous les membres de la société Hong dispersés à travers le monde.

On pique le doigt du milieu de la main gauche du candidat avec une aiguille d’argent ; on mélange le sang recueilli avec celui du coq, avec du vin et avec les cendres du papier brûlé qui a porté les caractères du serment. Puis, lorsque ce mélange est bu, l’initiation est réalisée intégralement. Le nouvel adepte a communié non seulement avec tous les frères Hong, mais avec les trois règnes de la nature, avec le minéral par les cendres, avec le végétal par le vin, avec l’animal, par le coq.

L’initié, après avoir acquitté ensuite sa cotisation, reçoit un catéchisme, un brevet, quatre sapèques Hong qui sont des signes de reconnaissance. On donne lecture des règles des statuts et des divers interdits qui sont imposés par la règle de la « Triade » à ses adeptes. Parmi les moyens qu’ont les Hong de se reconnaître entre eux, il faut remarquer les nombres ou « base » de la loge, par exemple ceux de la grande loge de Foukien : 1 x 9. On ajoute à ces indications préci­ses une poésie du même nombre de caractères que celui de la « base ». De plus, de nombreuses figures géométriques déco­rent les portes et les murs des loges Hong : le triangle, le carré, le pentagone, l’hexagone et le cercle.

Si des frères se rencontrent au restaurant, ils peuvent se reconnaître entre eux à la manière dont ils disposent les coupes de vin et dont ils tiennent les tasses de thé ou bien à certaines façons de fumer le tabac ou de chiquer le bétel, en Indochine, par exemple. Il existe plusieurs « signes de détresse », implorant la protection immédiate des frères Hong. La plupart des initiés font un certain geste des mains, d’autres collent sur une porte de leur maison un carré de drap rouge sur lequel on peut lire, à l’extérieur, Hong Kia, « famille Hong » et, à l’intérieur, Ying, « héros ».

Des concordances étranges

Après avoir étudié les mystères de la « Triade », Schlegel, dans son ouvrage paru en 1866, a été surpris, comme Ward et Stirling, de constater tant d’analogies évidentes entre les associations secrètes chinoises, dont la société « Hong » est le meilleur exemple, et la franc-maçonnerie. Si l’on croit à l’unité de la race humaine, ajoute cet auteur, des ressemblances doivent exister entre les sociétés secrètes qui cultivent la fraternité, c’est-à-dire le souvenir de cette origine com­mune. Peut-être la maçonnerie vient-elle, comme la race humaine, de l’Asie centrale et s’est-elle divisée en deux branches, l’une passant en Occident, l’autre vers l’Orient où elle a trouvé en Chine un terrain favorable. C’est-là, certes, une hypothèse séduisante, mais il reste à la justifier de façon précise soit que l’on adopte, avec René Guénon, le point de vue de l’unité métaphysique de toute initiation traditionnelle, soit que l’on invoque, avec C.G. Jung, l’existence d’archétypes, de « modèles » immuables de l’âme humaine, soit que l’on suppose, comme nous l’imaginerions plus volontiers, une constance relative des rythmes de la nature par rapport à ceux de l’âme humaine et par consé­quent l’existence d’une science positive et immuable de ces accords : la magie 9. Le but de ce savoir secret demeure, à travers les siècles, l’union du Ciel et de la Terre dans la plénitude de l’incarnation, qui est aussi le mystère central de tous les mystères et la clef de l’initiation. Ainsi la profon­deur de l’être demeure sa matière même sans l’élaboration et le perfectionnement de laquelle l’esprit ne serait jamais capable de mesurer ses limites, sa puissance, ni de rendre manifestes ses désirs et son éternelle volonté. Dans ces conditions, pour diverses que soient les civilisations, elles présentent néanmoins entre elles des ressemblances fonda­mentales en ce qui se rapporte à la langue secrète d’un même savoir magique. Celui-ci, d’ailleurs, s’exprime aussi bien par les œuvres d’art que par les monuments religieux, grâce à la langue des emblèmes et des symboles des puissances cachées de l’univers et de leurs correspondances intérieures avec les forces de l’âme et du corps de l’homme.

Partout, un même savoir ésotérique

Dans son ensemble, la connaissance de ces accords subtils entre le Ciel et la Terre, entre le jeu de l’esprit et le travail de la matière, correspond à une philosophie, à une science et à un art qui ont été enseignés en Orient comme en Occi­dent par des maîtres dont les ouvrages peuvent être aisément comparés entre eux : les alchimistes. Qu’ils soient chinois, hindous, musulmans ou chrétiens, ces traités s’expriment en des termes analogues, se proposent un but commun et font allusion aux mêmes opérations d’un même grand œuvre architectonique de magie naturelle.

Le problème demeure donc de savoir si, en Extrême-Orient comme en Occident, un même savoir ésotérique n’a pas été enseigné sous les voiles de l’initiation. Ainsi l’origine des sociétés secrètes se serait-elle pas déterminable historique­ment, mais elle peut l’être philosophiquement en analysant la science positive sur laquelle sont fondées les transforma­tions initiatiques. C’est dans cette perspective que nous avons choisi d’étudier la question, encore mal connue, des origines de la franc-maçonnerie.

1 Dans un article publié en 1930 à Tientsin, et cité par B. Favre dans « Les Sociétés secrètes en Chine » (Paris, 1933), on pouvait lire, par exemple, une curieuse étude consacrée aux « Brigands dans la région de K’ouang P’ing » : « Aux confins des trois provinces du Chantong, du Honan et du Hopei… circulent des troupes de bandits, notamment les San Fan. C’est un autre nom pour désigner les Ts’ingHong Pang « Société bleue ou rouge » : ils se donnent pour an­cêtres les San Tai, c’est-à-dire les trois dynasties Hia, Chang, Tcheou… d’où le nom de San Fan, « les trois successions ». Ils possè­dent des lieux de réunion « Kong Souo » et ressemblent aux Tsai Li, « sectateurs de la raison » sauf qu’ils ne s’abstiennent ni de fumer ni de boire de l’alcool. »

2 Les communications par eau n’avaient pas seulement une im­portance économique considérable, elles étaient aussi le symbole d’au­tres liaisons entre le monde visible et l’invisible. Ceux qui gardaient les voies de communication par les fleuves et notamment ceux qui avaient la charge de construire et d’entretenir les ponts étaient consti­tués en un ordre religieux auquel on accordait des droits particuliers et des privilèges spéciaux. Tels étaient, par exemples, les « frères pontifes », du latin « pontifices », « faiseurs, constructeurs de ponts ». Établies dès le XIe siècle en France et en Italie pour bâtir des ponts et pour construire des hôpitaux, ces confréries formèrent, vers 1210, l’ordre de Saint-Jacques-du-Haut-­Pas, dont le centre était à Lucques. Parmi les nombreux ponts édifiés par eux en France, le plus célèbre demeure celui d’Avignon sur le Rhône. L’ordre fut supprimé par le pape Pie II en 1459. Nous re­marquerons à ce sujet que l’année 1459 a été choisie par Jean-Valen­tin Andreae pour souligner la por­tée initiatique de son célèbre ou­vrage : « Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz » lequel, en réalité, a été publié chez Lazare Zetzner au début du XVIIe siècle, à Strasbourg. D’autre part, on retrouve exactement la date de 1459 dans l’histoire des constitutions ma­çonniques opératives. La ville de Lucques, centre de l’ordre des « Pontifices », a été la première ville d’Italie qui se soit livrée au tissage de la soie au XIe siècle. Le nom de cette antique cité étrusque rap­pelle celui des « Lucumons », les rois des douze villes fédérées de l’Étrurie, désignées par les Romains comme les « Lucumonies ». Ce terme de « Lucumon » désignait une caste héréditaire qui exerçait les pouvoirs suprêmes civils et reli­gieux. En latin, le mot « lux » signi­fie, on le sait, « lumière ». On peut se demander si, de toute antiquité, des relations n’auraient pas été établies entre la Chine et certaines cités romaines non seulement pour le commerce de la soie, ce qu’attes­tent les fouilles archéologiques qui ont révélé l’importance de la fa­meuse « route de la soie », mais aussi pour associer entre eux des intérêts économiques et techniques dans des groupements secrets ini­tiatiques.

3 La société « Ta Kong Pao » avait diverses règles qui assuraient une protection aux affiliés même s’ils avaient commis un meurtre. Dans ce cas, il fallait que le frère, après avoir coupé une mèche de ses cheveux, l’attachât autour de son bras droit. S’il allait chercher refuge auprès d’autres membres de l’as­sociation, il lui suffisait dans ce cas de feindre de s’essuyer l’œil gauche. On vérifiait ensuite le signe qu’il portait au bras et la fraternité lui donnait de l’argent et des moyens d’échapper à la police.

4 Le mot « Hong », parmi ses mul­tiples sens symboliques, a celui de « flux », d’« inondation ». Celle-ci est prévue pour la fin de ce siècle. Le témoignage se trouve dans l’étude de Matgioi : « La voie rationnelle » publiée par les Études Tradition­nelles (Paris, 1941) : « L’immense et toujours grandis­sante fécondité de notre race vous poussera dans la mer, vous chassera de vos royaumes et enlèvera le dernier grain de riz à vos bouches affamées. Ils viendront dans de longues années ; parfois, dans mes rêves, mon esprit lucide vole jus­qu’aux choses de l’avenir, et je vois, je vois de longues files marcher interminablement vers les brumes de ton pays ; et j’entends, sur les sentiers qui vont à l’Ouest, le cla­quement des sandales de ces milliers d’hommes. Que nos cœurs émus saluent la nuit des temps dont ils vont sortir ! « Ils arriveront ; devant leur nombre effroyable, vous n’aurez de recours qu’en votre dieu, car toute force serait inutile ; et c’est alors que l’oubli du ciel et l’ignorance de vos esprits vous seront fatals et que vos injures se dresseront pour votre ruine. Ni vos civilisations effémi­nées, ni vos systèmes matérialistes, ni vos plastiques perverses, ni vos actes sensualisés ne vous donne­ront même le courage qu’il faut pour bien mourir. Vos corps amai­gris d’un énervement volontaire, vos âmes fatiguées du vertige de vos philosophies, vos esprits engourdis par une négation de vingt siècles, tous, vous roulerez dans le torrent de vos vices ; et vous disparaîtrez devant la race antique qui a su maintenir intact le principe de la sagesse éternelle, qui flamba devant nos aïeux. « C’est notre consolation, à nous, humbles étudiants, qui mourons sur nos livres avant qu’ils nous aient tout révélé, d’avoir prédit et pré­paré la victoire finale des sages, et de l’avoir dressée, dans l’espoir de nos enfants, comme les prémices des récompenses dues aux fidèles servants du Tao. »

5 Ward et Stirling, les deux au­teurs du plus important ouvrage publié sur la « Triade », ont été frappés par certaines ressemblances entre les rites initiatiques de la maçonnerie occidentale et ceux des Hong. Ils en ont conclu que, dans les deux rituels, il y avait une triple interprétation morale, allégorique et mystique du voyage de l’âme après la mort et de l’union avec l’Être suprême. Ils considèrent que le caractère politique des documents qu’ils étudièrent à Singapour était secondaire et tardif. C’est aussi notre opinion bien que nous ne puissions écarter l’hypothèse d’un plan révolutionnaire tenu secret par les affiliés des hauts grades. On re­trouve notamment dans le symbo­lisme du rituel Hong la formule qui fait allusion à la destruction de la dynastie régnante et au rétablisse­ment des Ming. Mais il convient d’observer que le nom « Ming » a plusieurs sens parmi lesquels certains se rapportent à la restauration de la « lumière ». En effet, si l’on en juge selon la réalité historique précise, il n’existe plus de descendants des Ming. B. Favre remarque à ce sujet que les noms « ming » et « t’sing » signifient aussi « lumière » et « ténèbres », principes opposés qui, dans ce cas, évoque­raient le « yang », positif, et le « yin », négatif. « Restaurer les Ming », selon cette interprétation, serait une formule qui proposerait à l’initié de détruire en lui les té­nèbres négatives et de restaurer la lumière positive primordiale. D’autre part, le caractère « ming » se compose lui-même de deux hiéroglyphes « Soleil et Lune ». Le « Ming tang » qui figure dans les loges Hong serait alors une rémi­niscence de la « Maison de la Lu­mière » ou du « Calendrier Sacré », du temple dans lequel le « Fils du Ciel » des anciennes dynasties de­vait, chaque année, accomplir un voyage symbolique afin de créer de nouveau le temps et le monde, selon les accords précis du rythme uni­versel.

6 Les nombres 36, 72, 108 re­viennent constamment dans le sym­bolisme du rituel Hong. On sait, par ailleurs, que 36 est un symbole pythagoricien : la « Tétraktis », ob­tenue en ajoutant la somme des quatre premiers nombres pairs (2 + 4 + 6 + 8 = 20) à la somme des quatre premiers nombres impairs (1 + 3 + 5 + 7 = 16). C’est aussi la somme des cubes des trois premiers nombres.

7 S.M.S. Ward et W.G. Stirling dans « The Huna Society or the Society of Heaven and Earth » (Londres, 1925, 3 volumes) ra­content à ce sujet une histoire authentique qui montre jusqu’où s’étend le pouvoir de l’association secrète. Après une cérémonie de réception à Penang, un des frères fut accusé, devant le « maître de la loge », du meurtre d’un autre mem­bre. Le cas fut examiné aussitôt et l’accusé reconnu coupable. On lui passa un lacet autour du cou et deux dignitaires tirèrent sur les extrémités du fil jusqu’à étrangler le meurtrier. On souleva une dalle et l’on précipita le cadavre dans le gouffre : la maison donnait sur un canal conduisant à la mer. Lorsque le flux rejette un corps, pieds et mains liés et dont le cou présente des traces de strangulation, le peuple suppose qu’il s’agit d’un châtiment imposé à un traître par la redoutable société Hong.

8 On doit remarquer, d’ailleurs, que le rituel d’initiation qualifie les néophytes de « nouveaux chevaux » et que les initiés, dans leur jargon secret, s’appellent « chevaux ». Te­nir une réunion, par exemple, se dit « fang ma », « lâcher les che­vaux ». Ainsi l’expression « langue du cheval » ou « cabale » peut-elle signifier non pas « tradition » ou

« kabbalah », comme on le croit généralement, mais aussi « langue initiatique », « langue secrète ». C’est en ce sens, par exemple, que Swift l’emploie dans les célèbres « Voyages de Gulliver » qui, par ailleurs, évoquent un périple initia­tique voilé par le caractère satirique superficiel de cet ouvrage de « haute cabale ».

9 Faut-il préciser que la magie véritable ne présente aucun rapport avec les divagations des occultistes contemporains ? C’est une science de l’harmonie universelle et des relations subtiles entre les idées et les formes, entre l’esprit et la matière. Au sens où nous l’entendons, la meilleure école de magie est l’étude des œuvres d’art et l’observation des productions de la nature dans les trois règnes.