Dominique Casterman
Les visages de l’émotion - l’étiologie des émotions

(Seconde partie du chapitre 4 du livre L’envers de la raison 1989) Cette seconde partie tente à préciser l’étiologie des émotions. La complexité de la conscience perceptive du monde extérieur liée à nos sens périphériques, la complexité de la perception de nos sentiments, la complexité du discours narratif, et la complexité des processus intellectuels qui […]

(Seconde partie du chapitre 4 du livre L’envers de la raison 1989)

Cette seconde partie tente à préciser l’étiologie des émotions. La complexité de la conscience perceptive du monde extérieur liée à nos sens périphériques, la complexité de la perception de nos sentiments, la complexité du discours narratif, et la complexité des processus intellectuels qui créent ‘‘lien’’ entre tous ces éléments à la fois présents et mémorisés nous éloignent du ‘‘code fixe’’, de l’instinct de base et du comportement réflexe. Mais ne soyons pas dupes, dans notre condition habituelle, l’intellect est serviteur des sentiments qui s’élaborent au plus profond de l’organisme, et non l’inverse. Seul l’homme réalisé peut entrevoir la possibilité d’un retournement des valeurs en développant une Intelligence indépendante de la partialité affective.

Essayons, autant que possible, d’y voir clair. Prenons pour exemple l’araignée qui tisse sa toile. Elle travaille instinctivement et arrive toujours au même dessin symétrique conforme aux règles fixes, innées et invariables qui régissent cette activité : c’est la rigidité du système. Mais voyons aussi qu’elle a une aptitude certaine à s’adapter au terrain afin de réaliser son projet ; cette adaptabilité met en évidence ses capacités à percevoir l’environnement pour y construire sa propre façon de vivre ; elle fait des choix stratégiques (la toile sera-t-elle pentagonale ou hexagonale ?) : c’est la souplesse du système. Nous croyons qu’il n’est pas interdit de penser, à titre d’hypothèse, que l’araignée soit douée d’esprit élémentaire. Elle peut, en effet, prendre conscience de son environnement (une représentation du monde) afin de l’intégrer à son monde intérieur (un sentiment diffus d’une issue favorable), et donc d’agir de telle sorte qu’elle puisse maintenir un équilibre dynamique entre ce qu’elle est fondamentalement et un milieu souvent hostile et changeant. Cet esprit élémentaire soustrait quelque peu l’organisme à sa rigidité comportementale innée et instinctive, il rend possible l’application de règles fixes dans un environnement complexe. Ne sommes-nous pas interpellés par l’ébauche d’une forme certaine d’intelligence, c’est-à-dire cette aptitude à comprendre une situation donnée, et d’en tirer profit afin de réaliser ses fins propres.

« Dans le contexte biologique le mot ‘‘finalité’’ n’implique ni un auteur ni une image toute faite du but ultime à atteindre… La finalité se trouve en chacun des organismes vivants qui, depuis le commencement de la vie, luttent et travaillent pour utiliser aux mieux leurs possibilités limitées. » (A. Koestler).

Nous pensons couramment, et selon nous à tort, que la différence fondamentale distinguant l’être humain de l’animal est fondée sur le fait que l’un aurait l’intelligence, tandis que l’autre en serait privé. L’auteur de science-fiction bien connu, Isaac Asimov, et aussi excellent porte-parole des sciences contemporaines disait : « L’hiatus se produirait non pas quand le raisonnement commence à intervenir, mais s’il atteint et dépasse un certain niveau. On peut supposer que ce niveau est celui de l’abstraction : il est atteint quand le raisonnement en arrive à remplacer par des symboles les concepts qui ont déjà pris la place des ensembles d’objets, d’actes ou de qualités… Le mot est donc l’abstraction d’une abstraction. »

C’est l’instinct qui pousse l’araignée à suspendre sa toile, elle arrive toujours aux mêmes dessins symétriques déterminés par les règles fixes qui guident une part importante de son activité. Toutefois nous la pensons douée d’esprit élémentaire qui l’oriente vers l’utilisation optimale de ses possibilités limitées dans une situation donnée ; cela concorderait avec la manifestation d’une volonté intelligente, dont dispose tout organisme, de s’intégrer avantageusement au milieu changeant. Toujours et partout nous rencontrons les deux faces d’une même médaille des opposés incorporés dans le phénomène observé, en l’occurrence ici nous constatons que rigidité et souplesse adaptative constituent les deux faces opposées des activités du vivant.

Il ne faut évidemment pas attendre de l’araignée qu’elle fasse un nid de mousse et de lichen. De même que l’herbivore ne s’alimentera jamais comme un carnassier, l’agneau est à peine né de quelques semaines que déjà il ‘‘chique’’ l’herbe de la pâture. Le jeune chien de quelques semaines est, lui, déjà irrésistiblement attiré par l’odeur du burger qui cuit sur la poêle. Mais, le comportement animal n’est pas que cela : « Jusqu’à une époque récente, on pensait que l’intelligence était l’apanage des êtres humains, les animaux ne pouvant être guidés que par leurs ‘‘instincts’’. Les ruses les plus extraordinaires des bêtes sauvages étaient tenues pour des comportements innés, préformés, ne mettant en œuvre aucune ‘‘intelligence’’… Cette croyance n’est plus admise aujourd’hui. On a pu filmer (F. Rossif dans son œuvre consacrée aux animaux) un renard affamé simulant la mort pour attirer des corbeaux, dont il fait son repas ensuite. » « On rapporte même (Linton) que des lions du Kenya, chasseurs solitaires, se sont mis à chasser en troupe, rabattant le gibier vers le point central où un lion se trouve en embuscade… » (Extrait du dictionnaire de la psychologie, éd. Larousse).

Je pense avoir déjà évoqué cette idée de l’homme défendant avec véhémence une idée à laquelle il s’identifie solidement, n’est-il pas à ce moment poussé dans le dos par l’instinct ? La manifestation de celui-ci sur le plan du concret sera couverte par une stratégie extraordinairement variée, à tel point que l’instinct lui-même sera à peine, voire aucunement, identifiable. Pourtant, les idées fougueuses et parfois violentes n’auront qu’un seul objectif, dérivant directement de l’instinct de conservation, à savoir : dominer l’autre, le soumettre, lui imposer notre point de vue et, plus fort encore, l’humilier, le diminuer au regard des autres et de lui-même.

« Aussi puissant et vivace chez l’homme que chez l’animal, l’instinct se dissimule chez lui derrière les séductions et les rationalisations de la logique sentimentale qu’il utilise avec une délicatesse infinie de nuances en agissant sur un clavier prodigieusement étendu de gestes réalisateurs. On peut dire que, dans l’expérience humaine courante, l’instinct est le seul but de la vie dont l’activité logique n’est qu’un moyen. » (Hesnard).

Je sais que les paroles qui précèdent sont très dures au regard de la noble idée que nous souhaiterions avoir de la nature humaine. Mais les faits sont nombreux pour mettre en avant la misère humaine, et d’autres mettent aussi en avant notre grandeur d’âme, telle est la condition humaine que nous devons voir et comprendre si nous souhaitons réaliser notre potentiel métaphysique. Nous savons que la satisfaction de ses besoins vitaux, et bien plus encore, ne rend pas l’être humain vraiment heureux. L’idée intuitive de l’existence d’une dimension supérieure éveille en chacun de nous un sentiment de ‘‘vide’’ que rien ne peut combler car en tant qu’être humain nous sommes virtuellement doués d’intuition métaphysique, de raison divine. C’est précisément ce caractère de virtualité qui, inconsciemment, alimente notre insatisfaction fondamentale, un manque indéfinissable persiste au plus intime de nous-mêmes aussi longtemps que n’est pas accompli le passage du virtuel à l’actuel.

Revenons encore un peu sur l’intelligence basique, ou esprit élémentaire, qui maintient l’équilibre dynamique de tout organisme avec son environnement immédiat. Il s’agit de cette faculté – naturelle à tous les organismes vivants – d’être conscient de ses données propres et de les intégrer dans l’environnement afin d’assurer la continuité individuelle et celle de l’espèce. Dans ce contexte, tout être est conscience, il voit ses propres données ; il est aussi intelligence dans le sens qu’il les exprime dans une forme à la fois physique et comportementale. Vue sous cet angle, l’intelligence est donc une propriété fondamentale à tous les êtres vivants et qui consiste à utiliser au mieux leurs possibilités limitées et transmises par hérédité en les actualisant typiquement dans l’environnement. Même les savants d’aujourd’hui ne sont pas plus intelligents que ceux d’hier, ils travaillent seulement sur des données accumulées de génération en génération, et exploitent donc des possibilités d’application fondées sur des données plus vastes et plus complexes que par le passé. Il en est de même de l’évolution biologique, de l’étoile à la cellule et de la cellule à l’homme, le potentiel s’informe (prend forme) graduellement, et l’actualisé augmente grâce au jeu d’une même conscience-intelligence. Bien entendu, les derniers venus ont un potentiel d’information plus vaste et plus complexe sur lequel l’intelligence – c’est-à-dire cette capacité qu’a tout organisme de voir ses données propres afin de maintenir dans le milieu son être matériel – opère afin de former des êtres plus complexes avec des capacités d’adaptation accrues.

« La thèse que ‘‘tous les êtres sont également intelligents’’ permet de comprendre que la vie et même la ‘‘vie’’ des individualités dites physiques manifestent à tous les niveaux la même fantastique ingéniosité. » « Il y a autant d’ingéniosité dans l’organisation de la termitière, de la ruche, dans l’agencement des cellules qui édifient un cœur ou un œil…, dans la nage du dauphin, dans les techniques chimiques ou mécaniques de la vie la plus élémentaire, que dans les techniques humaines correspondantes. »

« L’unité d’ingéniosité de toutes ces performances disparates manifeste l’unité de la conscience-intelligence. » (R. Ruyer).

En résumé. La conscience individuelle procéderait de la perception qu’a tout organisme de ses données propres en même temps que la possibilité – variable en fonction des organes périphériques récepteurs et des territoires cérébraux correspondants – d’extraire des informations du milieu. Tandis que l’intelligence serait l’aptitude qu’a tout organisme d’utiliser à la fois ses données propres et celles qu’il extrait de l’environnement afin de se donner forme à lui-même par l’exercice de la conscience-intelligence.

Au vu de ce qui précède, la caractéristique essentielle de l’être humain est de disposer d’une subjectivité forte. Homo sapiens n’est pas seulement imprégné de sensations, de sentiments, d’émotions, d’images, de pensées ; il affirme posséder toutes ces données qui sont, selon lui, déposées dans ce qu’il définit comme étant son moi. L’être humain affirme avoir des sensations, des sentiments, des émotions, des images, des pensées, dont son moi serait le propriétaire. Bien entendu, nous l’avons d’ailleurs mis en avant, chaque organisme est porteur de données propres, mais nous ignorons généralement que le Connaissant n’est pas identifiable à un moi imaginaire, celui-ci n’étant qu’un élément de nos données propres connues par la Conscience impersonnelle (le Connaissant). En confondant la Conscience impersonnelle avec un moi imaginaire, l’être humain n’a de cesse de consolider la virtualité de son intuition métaphysique. En d’autres termes, il sait qu’il y a un Connaissant, mais il ignore qu’il le confond avec le moi imaginaire, d’où l’impossibilité de passer de l’intuition métaphysique virtuelle à l’intuition métaphysique actuelle ; c’est-à-dire de passer du faux sentiment du moi imaginaire sujet conscient à l’impersonnelle Conscience-Présence contenant un moi imaginaire objet, et contenant d’ailleurs la somme totale de tout ce qui est expérimenté.