Robert Powell
L'esprit libre

Robert Powell (1918-2013) est né à Amsterdam. Après avoir obtenu un doctorat en chimie de l’Université de Londres, il poursuit une carrière d’abord comme un chimiste industriel et plus tard comme un écrivain de science et rédacteur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son exploration de la spiritualité a commencé dans les années 1960. Sa quête […]

Robert Powell (1918-2013) est né à Amsterdam. Après avoir obtenu un doctorat en chimie de l’Université de Londres, il poursuit une carrière d’abord comme un chimiste industriel et plus tard comme un écrivain de science et rédacteur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son exploration de la spiritualité a commencé dans les années 1960. Sa quête l’a amené au Zen et plus tard à un certain nombre de maîtres spirituels dont J. Krishnamurti, Ramana Maharshi et Nisargadatta Maharaj. Avec Wei Wu Wei, Douglas Harding et Alan Watts, Robert Powell était un des pionniers qui ont contribué à répandre les enseignements de la non-dualité. Il a écrit plusieurs livres s’inspirant des enseignements non duels et de son propre vécu et a édité trois livres d’entretiens avec Nisargadatta. Il a passé la dernière partie de sa vie avec son épouse Gina, à La Jolla, en Californie.

***

 (Extrait de L’esprit Libre 1977)

Ce monde est par nature fait de parties disjointes. La cause et l’effet le tiennent ensemble comme du sable libre dans un poing serré.

Asvaghosha

Il y a quelque temps parut une lettre angoissée dans les colonnes réservées aux correspondants du Daily Telegraph de Londres, dont l’auteur était très bouleversé du fait que quelqu’un ait prédit de façon exacte les résultats d’une finale mondiale d’un match de football. Le voyant concerné avait fourni une preuve irréfutable de ses prédictions en déposant avant l’événement les résultats dans une enveloppe scellée chez une personne désintéressée. Ces bons pronostics, maintenaient le correspondant, le forçaient à une révision de ses perspectives de vie et ceci lui était extrêmement pénible. Ce qui l’inquiétait en particulier, c’est que ses chères notions de vertu et de péché devraient être jetées par-dessus bord. Comment pourraient-elles exister si tout était prédéterminé et si le choix qu’on avait à faire entre le bien et le mal était décidé d’avance ? N’était-ce pas se moquer alors de tout le concept de la responsabilité personnelle ?

Nous avons commencé à étudier la question de la causalité dans le chapitre précédent, et nous avons découvert qu’un de ses aspects peut nous sembler troublant, comme tout paradoxe qui n’est pas tout de suite saisi à son origine. Malgré son aspect intéressant, nous n’avons pas abordé à cette occasion la question réellement vitale, celle du problème de la Liberté et de sa négation évidente par la causalité. Ce correspondant avait très bien perçu que cette question pouvait être déroutante, même si ses raisons n’étaient peut-être pas les bonnes. Mais cette question n’en demeure pas moins d’une très grande importance.

Plusieurs penseurs, des Occidentaux surtout, en cherchant une solution à ce dilemme, ont voulu faire une sorte de compromis en tentant de concilier volonté libre et préconnaissance. Ils n’ont cependant pas envisagé carrément la contradiction inhérente amenée par une telle conciliation. Un des moyens pour expliquer (rejeter) cette contradiction fut de suggérer que ce qui est prévu n’est qu’une simple tendance, une possibilité, mais non un résultat en soi. Ceci évidemment laisse encore à l’individu une façon de manœuvrer, soit en suivant cette tendance, ou en l’évitant. La volonté libre est donc laissée intacte, mais je ne crois pas que cela tienne debout dans les cas spécifiques suivants : quand l’événement est invraisemblable et que sa chance de ne pas se réaliser est importante; et quand celui qui prédit présente quantité de détails, parfois non pertinents, qui se vérifient par la suite. Chacune des deux éventualités conduit à l’événement prévu et non à une simple tendance.

En règle générale, la préconnaissance implique un déterminisme inéluctable, mais on néglige cette conclusion. Quelques commentateurs invoquent à ce propos le paradoxe impliqué dans la causalité, que nous avons discuté dans le chapitre précédent. Ils démontrent que puisque les événements se succèdent tout simplement en séquence régulière mais sans nécessité interne apparente, la liberté n’est pas annulée1.

Comme d’habitude, quand on se réfère à quelques sommités ou à certains textes philosophiques pour trouver une solution à quelque résultat controversé, cela n’aide pas beaucoup et on peut bien se retrouver encore plus confus qu’au départ. Le meilleur recours est donc de tenter de découvrir par soi-même où se cache la vérité. Permettez-moi donc de résumer dans les termes les plus simples sur quoi porte la question, et pourquoi à mon avis elle contient un problème qui exige une solution. L’observation nous dit que toute chose dans le monde est sujette à la loi de cause à effet et qu’elle est fonction du passé; en d’autres mots, la règle du déterminisme semble fermement établie. Nous ne pouvons donc pas être exempts de cette loi, puisque nous faisons partie du monde. Tout ce que nous sommes aujourd’hui n’est qu’un résultat des forces et des conditions passées, et ce que nous serons demain ou dans dix ans est déjà décidé par ce que nous sommes aujourd’hui.

Ne sommes-nous alors que de simples automates, des victimes de circonstances que nous ne pouvons contrôler, et pour cette raison condamnés à vivre pour toujours dans le malheur et la confusion ? Ou bien, en dépit des apparences, existe-t-il encore une façon de vivre qui ne soit pas déterminée par le destin, qui ne soit ni mécanique, ni vide de sens, mais créatrice à chaque instant et qui donc nous libérerait des événements accidentels de notre naissance et de notre éducation ?

L’immense portée de l’implication

Je crois qu’il est urgent de trouver la juste réponse à cette question. C’est pour moi un défi et j’en ai fait un problème personnel, bien qu’à vrai dire ce soit (ou ce devrait être) le problème de chacun et le souci de l’humanité tout entière. Toute notre attitude face à la vie dépend de cette réponse. Car si l’esprit est exclusivement une entité mécanique, et donc que toute les pensées, actions et sentiments qui en découlent sont déterminés, alors on ne peut rien faire et plus rien n’a donc d’importance.

Si tel était le cas, je ne serais qu’un nageur emporté par un puissant courant, tout à fait incapable de contrôler ma course. Peu importe la force avec laquelle je lutte et agite les bras et les jambes sous l’eau, tous mes efforts pour lutter contre ma destinée sont inutiles, l’effort fait également partie de cette même destinée; et ma liberté d’action est illusoire, n’étant relative qu’à moi-même, alors que ce moi n’est même pas libre, mais contrôlé par des forces supérieures dont il est inconscient.

Si telle est la nature de l’esprit, il s’ensuit que l’homme, tant collectivement qu’individuellement, n’a qu’un seul destin, lequel résulte d’événements du passé le plus lointain de toute la race humaine. Une vie spirituelle devient donc impossible et hors de propos, car elle implique d’abord et avant tout la libération d’être un individu plutôt qu’une entité fortuitement façonnée et modelée par les forces du passé. Alors, l’esprit religieux également ne peut être qu’un cas d’immense déception, et il n’y a absolument aucune place dans la vie de l’individu pour la méditation. Il n’y a non plus aucune raison de rechercher l’Absolu si nous devons à tout jamais être contraints de demeurer à l’intérieur des limites de l’espace et du temps.

Mais si, cependant, ce que j’ai posé en prémisse s’avérait faux, et que l’esprit était intrinsèquement libre, mais qu’à cause de son ignorance et de son conditionnement il se laissait lier par la cause et l’effet, il y aurait alors possibilité de fonctionner d’une façon totalement différente, de sorte que vivre deviendrait une joie. Pour en arriver à cet état, la question la plus importante doit donc être celle-ci : « Comment vivrons-nous ? »

Comment pouvons-nous aborder le problème ?

Dans le chapitre précédent, deux approches fondamentales étaient suggérées pour aborder la question discutée. Ou nous essayons de comprendre les choses, intellectuellement, en appliquant la déduction et l’induction et en se servant de toute preuve expérimentale disponible; ou bien nous perçons à jour le nœud du problème immédiatement, et ce n’est qu’après que nous l’étofferons d’une analyse intellectuelle, en fournissant peut-être une sorte de « preuve ». Il a été signalé à cette occasion que seule la deuxième approche pouvait être vraiment fructueuse pour la solution de problèmes psychologiques2. Le sujet actuel est un cas typique, mais pour le moment nous devons procéder avec minutie, progressivement, puisque plusieurs questions enchevêtrées doivent d’abord être démêlées avant d’en arriver à un éclaircissement possible.

A propos de la preuve expérimentale

Tout d’abord, la preuve de la préconnaissance paraît supporter le déterminisme. Je n’ai pas à peser cette preuve maintenant, mais pour les besoins de notre recherche j’admettrai qu’elle est acceptable. Pour celui qui avait écrit la lettre mentionnée plus haut, bien que la controverse du déterminisme3 et du libre arbitre dure depuis des siècles, c’est finalement cette preuve qui règle la discussion. Malheureusement, ou heureusement, je n’ai pas les qualifications requises pour commenter les concepts théologiques tels que la « vertu » et le « péché », à cause de ma singulière ignorance dans ce domaine; mais je ne vois vraiment pas pourquoi cette preuve a pu causer un tel choc à ce correspondant. Cela représente-t-il vraiment quelque chose de nouveau ? Le déterminisme n’a-t-il pas toujours été le seul mécanisme connu ? Les phénomènes déterministes ne sont-ils pas tous susceptibles d’être analysés et mesurés par la science ? Puisque nous ne croyons plus à la magie (ou y croyons-nous ?), n’est-il pas entendu que nous admettons implicitement que tous les phénomènes qui se manifestent, à n’importe quel niveau sont susceptibles d’être soumis à un traitement analogue ? Il me semble que même le mot « déterminé » nous donne ici un indice, puisqu’il signifie en même temps : affirmer, mesurer et fixer, décider du futur.

Une complication additionnelle s’ajoute en ce qui concerne la preuve, car même si nous acceptons que tous les événements physiques soient déterminés, c’est autre chose qui nous intéresse. La question en litige, c’est la liberté de l’esprit; c’est-à-dire les phénomènes psychologiques sont-ils déterminés, et le sont-ils nécessairement toujours ? La prédiction exacte d’un désastre naturel, comme un tremblement de terre, ne réfuterait pas la liberté de l’esprit. D’autre part, prédire vraiment un état mental fournirait les preuves d’un déterminisme psychologique, mais seulement dans ce cas particulier. Cela ne prouverait pas que la liberté soit irréalisable, ou qu’elle n’existe pas. Par la nature des choses, toute preuve fondée sur la préconnaissance ne peut être que négative. Elle peut démontrer le déterminisme dans un cas particulier, mais ne pourra jamais démontrer la possibilité ou l’impossibilité que l’esprit soit libéré du Temps. Une personne libérée est au-dessus de toute espèce de prévision, et paradoxalement au-dessus de toute preuve. A cause de cela, nous laisserons tomber la question de la preuve car elle ne peut plus rien nous apporter.

Étude du mot « indéterminé »

Puisque j’ai disposé de ce qui semblait n’être qu’un résultat secondaire, j’aimerais simplifier encore les choses en examinant la signification de base du mot « indéterminé », qui peut prêter à confusion. Dans une certaine mesure, c’est vraiment une question de sémantique. Quand nous disons que « le futur est indéterminé », que voulons-nous dire par « indéterminé », et plus particulièrement, pour qui ? Ce qui est indéterminé pour la personne qui ne possède qu’une règle à calculer peut devenir prévisible et donc déterminé pour celui qui se sert d’un ordinateur ou qui a simplement plus de connaissances. La confusion vient peut-être des différentes notions qu’on a du mot « indéterminé », l’une signifiant « impossible ou très difficile à prédire », l’autre « que le futur est sans limite », cette dernière niant tout rapport causal entre les événements.

Je vais illustrer la chose autrement. J’ai déjà eu parmi mes amis un avocat, un penseur très subtil dans son domaine. Il avait médité pendant des années sur le problème de l’esprit criminel et il fut donc inévitablement amené à comparer la « responsabilité individuelle », et la « liberté ». Après avoir observé la conduite des hommes, il en était venu à la conclusion pessimiste que la nature humaine ne pouvait être changée et qu’en définitive, nous n’étions pas des êtres libres. Sa « solution », si on peut l’appeler ainsi, était d’éviter tout choix personnel dans toutes les décisions à prendre et de laisser agir le hasard. C’est seulement alors, démontrait-il, que l’homme pourra se dire libre, en soumettant toute action au jeu de pile ou face.

Mon ami confondait évidemment, d’un côté, ce qui ne se justifie ni par l’analyse ni la prédiction, et de l’autre côté, la suspension de la loi de cause à effet. Car pourquoi le fait de lancer une pièce de monnaie peut-il être considéré comme indéterminé ? Je peux ne pas pouvoir prédire le résultat, n’ayant pas toutes les données voulues, mais cela ne me donne pas le droit d’énoncer que l’événement est indéterminé, situé tout à fait au-delà de la causalité. Le simple fait que le jeu de pile ou face obéisse à la loi des probabilités confirme sa nature déterminée : si nous avions une pièce de monnaie parfaite, toutes les causes amenant le « côté face » équilibreraient celles amenant le « côté pile ». Il en résulterait un nombre à peu près égal de faces et de piles.

Un autre facteur s’ajoute pour nous empêcher de considérer ce jeu de pile ou face pour prendre une décision comme un événement vraiment indéterminé, et c’est la forme sous laquelle le problème est présenté à cet instrument de pur hasard, ou on pourrait dire la façon dont le dispositif de hasard est « programmé ». La totalité de l’action potentielle concevable par l’esprit doit être divisée en un nombre de possibilités bien définies, dont une seule doit être choisie au hasard, pour être agie ensuite. Mais cet acte de présentation est toujours fait par un homme et contient pour cela toutes les tendances d’un esprit particulier qui introduit alors le facteur déterministe. Son élimination présente une difficulté un peu analogue au fait d’essayer de découvrir la vérité d’une question en la soumettant aux débats d’une société. Le seul fait de formuler une motion pour qu’elle soit débattue par un oui ou un non est déjà une violation (c’est-à-dire une limitation) de la vérité. Ce qui n’est pas surprenant puisque la seule préoccupation d’un débat n’est pas d’établir la vérité d’une chose mais de gagner une discussion.

Solution à la difficulté sémantique

En récapitulant, nous avons vu jusqu’à maintenant que le problème, quand on l’étudie selon les vues de mon ami avocat, devient un problème d’une immense difficulté, si on le considère isolément parce que cela implique invariablement la question du « connaisseur ». Ce qui est indéterminé, dans le sens de difficile à prédire, doit nécessairement être associé au « connaisseur », qui peut ou ne peut pas déterminer ou « interpréter » une relation causale particulière. Il est toujours possible d’imaginer un connaisseur dont les connaissances soient tellement vastes que même pour lui, ce qui est le plus intraitable, le plus indéterminé, devient déterminé.

Pour justifier toute cette étude, « indéterminé » tel que défini dans le paragraphe précédent signifie « déterminé », puisqu’il admet la loi de cause à effet. Jouer à pile ou face pour prendre une décision me paraît faire dévier la conversation vers autre chose et nous pouvons donc laisser tomber la question.

Que sont les faits connus ?

Puisqu’en quelque sorte tous les points de ce problème complexe ont été fractionnés, il sera peut-être plus facile à cette étape de s’assurer des faits pertinents. Comme nous l’avons d’abord vu au début de ce chapitre, du moins en ce qui concerne le niveau matériel, la règle du déterminisme est fermement établie; et je ne crois pas que nous en ayons jamais douté. Dans le chapitre précédent, nous avions mentionné que les seules exceptions à la causalité étaient les événements que l’on qualifie de « fondamentaux ». Bien que cela ne soit qu’une question de définition, le fait demeure cependant que certains phénomènes de la nature (principalement ceux qui se rapportent aux particules fondamentales) ne semblent pas dépendre de la loi de cause à effet (le principe de l’incertitude d’Heisenberg !); nous pouvons donc dire qu’ils sont leur propre cause.

Je n’ai ensuite aucune raison de douter qu’au plan psychologique, l’esprit, comme nous le voyons fonctionner normalement, soit sujet à la causalité également. Je n’ai qu’à regarder autour de moi pour voir que tous les hommes sans exceptions se laissent guider par leurs désirs, qu’ils en soient ou non conscients. Ce fait devient dramatique dans la vie des grands de l’Histoire, les « hommes du destin », qui ont poursuivi leurs buts avec une volonté de fer en subordonnant toute chose à la réalisation de leurs idées. Ici, nous voyons très clairement le déroulement de la destinée par laquelle ces individus ont été portés. Sans doute étaient-ils inconscients des dynamiques impliquées et n’eurent-ils jamais la chance d’échapper à leur destin. Cependant, parce que ces cas sont si spectaculaires en regard de nos vies monotones, nous ne devrions pas croire que nos situations sont fondamentalement différentes.

Je me suis imposé le devoir de découvrir si le déterminisme est un fait à tout jamais inéluctable, ou s’il y a aussi certaines exceptions sur le plan psychologique, puisque nous avons découvert qu’il y en a au niveau matériel. Autrement dit, je me demande s’il est possible que l’esprit fonctionne d’une façon telle que chacun de ses moments, chacune de ses actions représente un événement fondamental, c’est-à-dire un événement totalement séparé du passé qui façonne le présent. Si c’était possible — et je soupçonne que ce le soit, parce que sur le plan de la réalité fondamentale il n’y a probablement aucune division entre les événements physiques et psychologiques —, alors un tel esprit fonctionnerait en toute liberté, sans qu’il ait besoin d’avoir recours à tout l’accessoire des jeux de hasard !

Afin d’enquêter sur cette possibilité, je propose que nous examinions de près le mécanisme qui maintient l’esprit à l’intérieur des liens de la causalité. Je ne pense pas que nous puissions y arriver autrement que par cette méthode. Je pense que puisque nous sommes allés jusqu’au fond de cette matière, nous pouvons dorénavant nous permettre de voir directement les faits psychologiques. Nous attacherons donc moins d’importance au propos discursif.

De l’importance d’être indéterminé

Si les gens croient encore que la question de la liberté est plutôt académique et ne les affecte pas, je voudrais souligner comment celle-ci se heurte au conflit continuel causé par notre état de vie, résultat inévitable de la causalité. A moins qu’on ne se résigne à cette vie, à ses afflictions et à l’absence totale de signification, la question demeure d’une importance vitale.

En considérant la situation de conflit de notre esprit et en essayant de l’exprimer dans sa forme la plus simple, on peut dire que les pensées nous torturent de plus en plus, sans que nous n’y puissions rien, ce qui est l’ironie de la situation ! Ceci devrait constituer un indice suffisant pour ceux qui n’acceptent pas et ne voient pas encore que la liberté de l’homme est illusoire et que son destin est déterminé tels les sillons d’un disque de phonographe. Parce que, comme nous l’avons vu ailleurs, ces pensées — n’importe lesquelles — sont tout à fait hors de notre contrôle; elles vont et elles viennent de leur propre initiative, apparemment selon une loi que nous ne comprenons pas. Contrairement à ce que nous croyons, le « Je » ne peut pas manipuler ces pensées fugitives, mais ces pensées peuvent manipuler le « Je »; ou pour vous présenter la chose autrement : lorsque nous sommes sous l’impression que nous pensons, en réalité nous « sommes pensés ». Bien qu’il semble possible superficiellement de « réprimer » une pensée qui nous tourmente, la pensée « réprimante » est sujette à la même loi; elle est engendrée par la pensée elle-même et ne fait qu’ajouter au tourment. Et ce qui a été surmonté une fois doit l’être encore et toujours.

C’est la première chose qu’il nous faut apprendre : plus nous contrecarrons la pensée, plus nous nous embrouillons avec et plus la pensée persiste; c’est un véritable cercle vicieux ! Pas plus que nous ne pouvons freiner les rêves qui troublent notre sommeil, nous ne pouvons faire cesser les pensées perturbatrices. Où se loge donc cette liberté que nous vantons tant ?

En envisageant tous ces faits et en réalisant notre impuissance foncière, il se peut que nous nous résignions à vivre encagés dans le passé. Peut-être alors deviendrons-nous les adeptes de quelque philosophie existentialiste du désespoir ou adhérerons-nous à des slogans tels que : « Ne vivez que pour le présent », comme si cela pouvait changer notre condition.

Mais n’avons-nous pas oublié quelque chose ? Au-delà du fait que la pensée est évidemment autonome, que l’ego ne peut pas contrôler les pensées contradictoires — et s’il le pouvait, il n’y aurait évidemment plus de conflit au sein de l’esprit — mais est contrôlé par elles, que savons-nous vraiment de la pensée ? Par exemple, pourquoi une pensée particulière surgit-elle ? Si je comprenais la loi qui en gouverne l’émergence (si une telle loi existe), je découvrirais peut-être un état dans lequel la pensée ne surviendrait plus automatiquement, parce que les conditions responsables de cette émergence auraient changées ou n’existeraient plus. L’esprit serait tout de suite situé au-dessus du processus de causalité et libéré de la contradiction, ce qui permettrait au cerveau de trouver un moment de repos complet, donc une période de clairvoyance. Je ne veux pas dire par là que l’esprit fait table rase et s’endort, mais que les pensées ne sont plus contraintes par la nécessité de bâtir un ego et de soutenir ce qui permet le déroulement de la « destinée ».

Même s’il est très clair qu’il n’est pas possible de faire quoi que ce soit pour arriver à cet état d’une façon positive — car cela ne ferait que nous conduire à soutenir la pensée —, manière négative, c’est-à-dire indirectement ?

Le déterminisme représente la répétition et la limitation

La main de fer de la causalité gouverne partout à travers le monde connu et, tous les scientistes l’admettent, partout dans l’univers. Sur le plan matériel, elle caractérise la nature répétitive et inflexible des phénomènes. Par exemple, chaque fois que je mets du sodium et de l’eau en contact l’un avec l’autre, une réaction explosive s’ensuit. Cette répétition s’applique aussi à la sphère des choses vivantes. Si un gland se développe, il fera pousser un chêne et non pas un orme, un têtard deviendra inévitablement une grenouille, et ainsi de suite, illustrant le déterminisme de l’origine conditionnée. Donc, la causalité représente de toute évidence la limitation, la spécialisation, ce qui est l’essence même du déterminisme. Mais en faisant un pas plus loin, nous voyons que tout cela arrive aussi sur le plan psychologique, à l’intérieur du type de conscience que nous connaissons : parce que l’esprit fonctionne toujours à partir de ses expériences passées, toute soi-disant nouvelle expérience est en son essence une simple répétition d’une vieille expérience avec quelques modifications, la réapparition d’un ancien modèle de pensée et d’action. Tout ce que nous savons et saurons jamais est alors une continuité de l’ancien, c’est-à-dire une variation du connu; l’inconnu demeure donc à jamais ce qu’il est.

Sans causalité — le lien du temps —, tout cela ne serait et ne pourrait être. Il est alors vrai de dire que « le poing serré » Asvaghosha (cité en tête de ce chapitre) ne fait pas que tenir ensemble les parties disjointes de la nature, mais qu’il a aussi mis l’univers en mouvement.

Peut-être serait-il plus précis de dire qu’il garde l’univers en mouvement, après que ses parties soient nées (c’est-à-dire si elles n’ont pas toujours été là, car parler de la création est déjà une spéculation). Actuellement, la science ne peut rien nous dire de plus sur le principe de base régissant l’univers physique (en supposant qu’un tel principe existe). Il pourrait peut-être s’apparenter à la force de gravité (dont la nature est encore peu connue), à quelque champ unifié électromagnétique comme le fut la vision d’Einstein; ou découvrira-t-on son secret à l’intérieur de la nature même de l’espace-temps.

Le désir : mobile essentiel de cause à effet dans la psyché

Quoique ces problèmes scientifiques soient passionnants, ce qui nous intéresse principalement dans cette recherche est le royaume de la psyché. La question essentielle est donc : « Quel est le principe agissant derrière « le poing serré » qui, par l’imposition de cette règle tyrannique de causalité, réprime l’esprit et l’empêche d’atteindre à sa liberté ? » Asvaghosha n’a-t-il pas employé de façon appropriée le symbole de l’avidité dans son analogie afin de nous donner un indice ? N’est-ce pas l’avidité — c’est-à-dire, le désir incompris — qui nous rattache au passé et nous rend inconscients de l’ampleur de la vie, si bien que chaque action cautionnée par l’esprit est incomplète et qu’il désire la compléter par une autre action ?

Une action totale ne laisse jamais de trace; mais une action incomplète ressortant d’un désir non accompli, d’une pensée non complètement assimilée, mène toujours à d’autres pensées, à la répétition d’une expérience, à d’autres « activités » : le besoin de trouver son accomplissement dans quelque avenir. Un problème sans solution revient encore et encore, comme la pensée, et donne ainsi une continuité à l’agitation de l’esprit. Toute la difficulté vient au fond de notre manque de conscience. Nous n’allons pas jusqu’au bout de l’expérience à cause de notre mode de vie superficiel, de notre manque de profondeur, de notre ignorance profonde du processus de base de la pensée qui nous conduit et donne un sens à (c’est-à-dire détermine) nos vies.

L’esprit est donc toujours en train de ruminer le passé, sans pourtant parvenir à le dissoudre. En même temps, à cause de cette continuité de la pensée, il est impossible de percevoir le présent sans qu’il soit altéré par le passé. Notre situation est telle que nous répondons à chaque défi par le bagage de notre expérience et de notre conditionnement, qui deviennent ainsi les facteurs qui nous limitent dans nos rapports avec la vie. Chaque réponse inadéquate laisse alors un autre résidu autour duquel la pensée se cristallise, et ainsi de suite, en une progression interminable. De même qu’au niveau biologique, c’est la mémoire au sens général (par le mécanisme des gènes) qui est responsable du développement très spécialisé que l’on remarque dans la reproduction des espèces aussi bien que des individus, c’est la mémoire psychologique qui est coupable du rétrécissement de notre esprit, tant sur le plan de la conscience collective que de la conscience individuelle, en créant ses frontières et en liant l’esprit au passé.

Notre méditation devrait d’abord et avant tout consister à chercher à connaître et à comprendre — et donc à faire disparaître — les entraves, les blocages mentaux qui obstruent la voie vers une vision totale. Une telle vision est essentielle, car elle seul peut rendre possible une action qui soit complète et qui constitue une réponse adéquate au défi du moment. Pénétrer ce sujet implique le démantèlement du mécanisme de la souffrance plutôt qu’une recherche de l’Inconnu. Nous ne serons sur la bonne voie que quand nous prendrons conscience des handicaps que l’esprit a acceptés volontairement et à son insu. Il faut avant tout chercher dans les moindres détails comment l’avidité fait naître la causalité et réduit l’esprit au niveau d’un ordinateur, d’un habile robot.

Analogie illustrant la sujétion de la pensée à la causalité

La plupart des lecteurs savent probablement qu’en physique et en mathématique, un point dans l’espace est localisé par ses coordonnées en référence à un système de trois axes mutuellement perpendiculaires, ou surfaces se croisant à un point d’origine; c’est-à-dire que la position du premier point est complètement déterminée, fixée, par trois nombres représentant les distances à chacun des plans de référence. Le système coordonné peut avoir été érigé tout à fait arbitrairement, ou peut-être avec une idée des convenances mathématiques; il peut avoir été ancré à la terre ou au système solaire dans une certaine orientation. Quel que soit le cas, l’essentiel ici est que, par vertu de création, il sert de base de référence. Nous avons doté le système d’une sorte d’absolutisme qu’en réalité il ne possède pas.

Conséquemment, on a transmis cette qualité d’absolutisme au point en question. (Ce n’est qu’avec l’avènement de la théorie d’Einstein sur la relativité que les scientistes ont commencé à réaliser qu’il n’existait pas de structure absolue, de référence qui permette de reconnaître les phénomènes de l’univers physique.

Maintenant, il me semble que quand nous examinons comment une pensée particulière est reliée à des pensées associées et au temps, le simple système de référence géométrique décrit plus haut peut très bien servir d’analogie utile dans bien des cas. La conscience peut se visualiser comme un filet à trois dimensions allant toujours en s’élargissant, dont les brins sont constitués de pensées qui affluent l’une dans l’autre par association. Une pensée au présent est entourée de pensées associées et de modèles de pensées, tous du passé, dont elle a surgi.

Toute pensée (comme le point géométrique) n’a de réalité qu’en tant que reliée à sa matrice; mais la même chose s’applique également à la matrice, qui elle-même est le résultat de modèles conceptuels précédents, et ainsi de suite, dans une régression à travers le temps jusqu’aux toutes premières empreintes, le premier conditionnement, dans la conscience de l’homme. De même qu’un point dans l’espace, non relié à d’autres entités géométriques, n’a aucune signification mathématique, une pensée particulière toute seule, en dehors du contexte de la pensée sociale, isolée du réseau de la pensée, n’a aucune signification. Elle n’est qu’un maillon dans la chaîne des déterminants renforçant la causalité dans la psyché. Il s’ensuit que la pensée ne peut jamais produire un seul énoncé qui formule la vérité complète, puisque cet énoncé a toujours besoin d’une formulation additionnelle. La vérité ne peut donc jamais être verbalisée, présentée petit à petit, comme une abstraction (les mots sont des pensées, des concepts, symbolisés pour une communication commode; et le mot n’est donc pas la « chose »); et elle ne peut être visualisée que lorsqu’il y a une vision d’ensemble dans laquelle le particulier est vu à partir de l’universel (ce dernier représentant la structure de référence, susceptible d’expansion infinie) et non pas l’inverse. On pourra remarquer comment on en arrive au même aperçu que celui exprimé par le paradoxe de Nagarjuna dans la dialectique de son Madhyamika, c’est-à-dire que tout énoncé, aussi profond qu’il soit, peut être controversé et que la vérité ne peut émerger que d’un processus de négation continu et total. (Les lecteurs qui désirent poursuivre l’étude de ce dernier aspect peuvent se référer à l’enseignement du Sunyata, le Vide, par Nagarjuna, déjà brièvement discuté dans le chapitre précédent.)

Formation de l’ego

Le concept de l’individualité vient de la structure même de notre pensée telle que décrite plus haut : physiquement d’abord, puis psychologiquement par un processus d’identification. Cette vue du monde de l’espace-temps psychologique qui constitue l’ego est maintenue vivante et renforcée par une continuelle cristallisation des modèles de pensée comme la mémoire, contenant toutes les expériences — des plus frustrantes aux plus enrichissantes, les insultes autant que les flatteries — qui ont laissé leurs marques sur l’esprit et qui représentent l’impact total du « monde extérieur » sur notre individualité. Puisque c’est la pensée qui a créé le « Je », ce n’est que la pensée qui peut défendre l’entité artificielle (c’est du moins ce que la pensée prétend) contre la véhémence des faits qui nient, qui ignorent la vie de l’ego. Contrairement à ce qui est largement admis, il y a un fossé profond et infranchissable entre la pensée et le fait; il n’existe pas de « pensée objective ». La pensée ne peut jamais s’accommoder du fait, du présent, puisque par sa nature même (basée sur la mémoire) elle s’appuie toujours sur le passé, sur d’autres pensées tout aussi subjectives. Cependant, en dépit de cette absence de bases solides, nous nous appuyons entièrement sur la pensée, qui est extrêmement importante pour nous : nous tenons à des opinions, nous avons des croyances et des points de vue avec une détermination têtue, comme s’il s’agissait de faits réels. Tant que nous agissons ainsi, nous n’aurons aucun contact avec la vie, parce que non seulement la pensée diffère-t-elle du fait mais elle nous empêchera toujours d’être en contact avec lui. Si je suis jaloux, par exemple, et si je passe mon temps à y penser — à expliquer cette jalousie, à la rationaliser, à la refouler, ou à me sentir coupable — je ne serai jamais placé face à face avec moi-même et je ne me connaîtrai jamais.

Avoir un point de vue, prendre une position, en résultat d’une expérience mal comprise, déchire l’univers mental en deux. Cela peut sembler dramatique, mais signifie que l’esprit impose un jugement : il choisit certaines expériences qu’il a eues et s’y identifie, toute cette activité étant fondée sur le plaisir4. Par conséquent, il y a la tendance à intervenir dans tous les faits qui nuisent aux objets de l’identification; et la pensée reprend vie aussitôt par cette action puisque la pensée est réellement l’interférence. La fixation s’installe donc à l’intérieur d’un cadre de référence, et c’est la fin de l’innocence. C’est le premier pas qui conduit à voir ce qui est relatif, arbitraire, vide, comme absolu, indéterminé, substantiel, et c’est donc la première illusion d’où surgit toute ignorance. Tout ce que l’on pense vient désormais d’un point fixe.

La réalisation de notre être

Chaque pensée est engendrée et déterminée à l’intérieur d’une structure de pensées toutes faites, à la fois collectives et individuelles (mais c’est aussi la pensée qui distingue les premières des dernières). Si nous sommes le moindrement observateurs, nous pourrons nous le prouver et voir que toute pensée qui se produit au présent n’est qu’une répétition, une continuation d’une activité de pensées préalables; et nous percevrons aussi comment la pensée s’ajuste à un modèle idéationnel du passé, de notre expérience, de notre perspective de vie déjà établie. Parce que l’esprit est en perpétuel état de reconnaissance, il ne vit donc jamais totalement le présent. Aucun nouveau fait n’est jamais observé comme existant par lui-même de nouveau, comme si l’observation était faite et oubliée, mais il est immédiatement rapporté au système de référence du « Je » et vu à la lumière de ce système, donnant une nouvelle vie à ce « Je ». Une expérience nouvelle n’est donc jamais que partiellement comprise (la compréhension totale n’existant qu’en dehors du système de référence) et que d’un point de vue particulier. Ceci laisse un résidu, un quantum de conditionnement qui est classé et adapté à notre propre cadre de référence. De tout ceci naît le réseau toujours croissant de la pensée, de la connaissance dans son sens purement psychologique, et c’est le fardeau que nous portons dans la mémoire.

Laissez-moi vous expliquer en d’autres mots afin d’être plus clair. Notre vie est essentiellement basée sur des suppositions muettes quant à ce que notre condition devrait être, et quand la réalité n’est pas ce que nous attendions d’elle, nous souffrons et devenons amers. Il ne faut pas dire : « Les espoirs des autres se réalisent, ils ont plus de chance que moi ! » Premièrement, que savons-nous des autres ? Deuxièmement, et c’est le plus important, une telle réalisation ne fait qu’alimenter l’ego et le maintenir dans la dépendance du monde extérieur. Aussi, on ne peut se libérer de cet état qui implique une façon de penser comparative, donc l’envie et le besoin de s’accrocher à la structure psychologique de la société, et il ne peut y avoir de vrai bonheur tant qu’il y a dépendance psychologique.

L’ego ou état de dualité (quelle que soit l’appellation qu’on lui donne) n’est né que de ces suppositions muettes et de la création d’un centre particulier, d’un point de vue limité, dont dépend toute notre façon de vivre et de penser. Nous avons créé ce centre — et nous le recréons avec chacune de nos pensées, chacune de nos expériences — comme un moyen d’évasion, une fuite devant le vide et le néant que nous sommes.

C’est par ces processus subtils et compliqués que la pensée, même si elle croit posséder une qualité illusoire d’absolutisme, dépend toujours d’une activité passée, et en ceci non seulement obéit-elle à la loi de causalité, mais elle est le véritable médium par lequel et dans lequel la causalité est décidée. Strictement parlant, nous ne sommes donc pas des individus, parce que notre esprit n’est pas véritablement indépendant; les modèles de pensées qui façonnent notre individualité, que nous croyons uniquement nôtres, dérivent des modèles de la conscience collective. En comprenant l’origine de la conscience individuelle, nous la voyons comme une abstraction, un rétrécissement à partir de l’intérieur de la conscience collective.

Et de même, comme pour le point pris dans l’espace, si nous enlevons les référants — c’est-à-dire si nous mettons en doute la validité du passé qui a produit le présent — tout le système s’écroule. Nous n’avons donc plus aucune sécurité, mais alors l’esprit se situe en dehors du temps et de l’espace.

Déceler ce réseau de modèles de la pensée, et effacer tout à fait les liens qui nous rattachent au passé et en même temps qui constituent le passé — le seul passé — c’est la véritable méditation, un allègement et un nettoyage de l’esprit. On doit cependant s’attaquer à ce réseau intégralement. Si l’on s’arrête brusquement, n’importe où, ce n’est déjà plus de la méditation, mais de l’introspection ou de la psychanalyse. On continue de s’enfermer à l’intérieur de la pensée; le passé demeure intact, et cela ne fait pas naître la liberté.

Ne se référer à rien (psychologiquement) signifie n’être rien, être complètement transparent. Alors, une pensée dans le présent, quand et si elle se produit, est donc parfaitement transitoire et libérée de tout pouvoir de fixation du temps; c’est-à-dire qu’elle s’arrête là et ne crée plus d’autres pensées qui nous entraînent dans une direction ou une autre. Il n’y a plus d’engagement : la chaîne de cause à effet est rompue ? Une transformation a eu lieu : l’esprit est véritablement indépendant pour la première fois, il n’appartient plus au Collectif, et il est donc vraiment unique. Cela ne ressemble à rien de connu, qui puisse être analysé, et puisse être reconnu. Un tel esprit vit un éternel printemps et se renouvelle à chaque instant de son existence.

L’homme : le faiseur d’image

Tandis que physiquement, d’une façon très évidente, je suis une entité séparée, psychologiquement, il n’existe que l’idée, l’image que j’ai de moi en tant que personne et que je porte dans ma mémoire. Ce sentiment d’être un ego vient de l’identification de la pensée à la forme (c’est-à-dire mon corps) et comprend la multiplicité des rôles que la société m’a imposés et que j’ai acceptés. C’est quelque chose de vraiment très complexe, qui résulte de l’interaction d’un nombre de pensées continues : ce que je pense de moi (c’est-à-dire comment je vois ce que j’ai accumulé matériellement et psychologiquement), ce que j’aime à penser de moi, mais ce que j’aimerais que les autres pensent de moi; tous ces fils conceptuels édifient le système de référence de l’individu, son orientation dans la société, son « Je ». D’où nous comprenons l’intérêt inéclairé de l’ego pour l’opinion publique; car le « Je », bien que fabriqué avec des images-souvenirs mortes, est aussi trompeur qu’un être vivant. Jamais content de ce qu’il est, il s’ajuste continuellement aux réactions et interactions du monde extérieur — en particulier avec d’autres egos formateurs d’idées et peu sûrs d’eux — afin de protéger et d’embellir sa propre image. Tant que je joue ce jeu, consciemment ou inconsciemment, j’ai — ou plutôt, je suis — cette image composite qui sans arrêt compare, demande, pousse, guide toutes mes actions et crée aussi la continuité.

D’abord, pourquoi avons-nous créé des images de nous-mêmes, et pourquoi les maintenons-nous ? Certainement parce que cela nous fait plaisir, et nous donne le sentiment d’une sécurité psychologique; cela cache notre pauvreté intérieure et nous permet d’avancer dans l’inconscience sans nous poser de questions importantes. L’homme est constamment à la recherche de son identité, qui doit toujours être rattachée en toute sécurité à un cadre de référence; sans quoi la vie serait incertaine et par conséquent, pensons-nous, insupportable. La peur apparaît dès que l’on pense que l’on pourrait être privé de son identité, pour une raison ou une autre, et perdre notre dernier bastion, ce qui serait considéré comme une forme de mort. L’identité n’est pas nécessairement restreinte à l’étroitesse du soi; le système de référence sécurisateur peut très bien aussi déborder, s’ériger par identification à l’image de quelqu’un d’autre — le père, par exemple, se réalisant dans son fils — ou par l’identification à tout autre idéal ou doctrine.

La compréhension de cette activité de l’esprit qui empêche continuellement l’homme d’être en contact avec la réalité explique aussi la pauvreté de ses relations et son sentiment intérieur d’isolement. Ce dernier vient du fait que nous ne nous rencontrons jamais vraiment. Comme nous l’avons vu, chacun de nous porte une image de l’autre, avec lui, et ce que nous appelons relations humaines n’est que l’interaction de ces images qui ne sont que des abstractions à partir de personnes vivantes et réelles. Lorsque, par exemple, nous nous informons d’un étranger, nous voulons d’abord connaître ses antécédents; c’est-à-dire que nous voulons avoir suffisamment de données à notre disposition pour pouvoir le placer dans un cadre de référence familier, afin de conjurer l’inconnu. Puisque l’ego n’est fondé que sur une pensée fugitive, il tend toujours à trouver une sécurité intérieure, c’est-à-dire une force illusoire sous la forme d’une idéation vantarde, dans son influence sur les autres êtres humains. C’est pourquoi de telles relations sont vraiment des formes subtiles d’exploitation et ne peuvent pas conduire à nous libérer de la causalité, dans laquelle le contraire même est impliqué : la destruction de la continuité dans la mémoire de l’image de l’ego.

Faire sauter la chaîne de la causalité : la méditation

Nos relations présentes avec les choses, les idées et les gens, ne sont que les résidus cristallisés de pensées, d’expériences et d’attitudes habituelles; toutes aident à établir le réseau de pensées qui mène à la création d’un système particulier de référence, l’ego. La rigidité impliquée dans la structure de ce système de référence, cette masse de pensées cristallisées, peut être considérée comme l’expression de la loi de l’inertie sur le plan psychologique. Pour se défaire de toute cette structure, on doit faire ce que Krishnamurti a souvent appelé la mort à chaque instant de toutes nos relations. On est alors complètement seul, non dans le sens d’isolé, mais coupé de toute relation. Cela signifie au contraire que l’on est relié à tout, et que pourtant l’on n’est pas dépendant ni engagé, ni influencé par quoi que ce soit.

Si l’on est hors d’un système de référence, ignorant de toute image, de toute identité, on est comme étranger à soi-même. Je pense que c’est comme cela que l’on doit aborder la vie si l’on veut vivre pleinement le moment présent hors des griffes du temps, de la causalité et du malheur. Ce dernier ne peut donc plus nous assaillir, car il ne reste plus que le fait et aucune pensée ne peut plus y intervenir; et n’est-ce pas de penser au fait, plutôt que le fait en soi, qui est la cause de notre malheur ?

Quand nous réalisons que ce sont nos chers idéaux et nos chères aspirations qui façonnent toute notre existence et qu’ils ne sont que des inventions de l’esprit, les résultats de l’idée, les événements de notre vie ressemblent alors aux visions d’un rêve. Y a-t-il après tout quelque chose de vraiment plus transitoire que la pensée, même si la simple répétition peut lui prêter quelque continuité apparente et quelque substance ?

La véritable méditation, c’est libérer la pensée du passé, détruire son absolutisme et révéler sa relativité, sa dépendance des concepts et des idées, tout aussi relatifs et arbitraires. Ce doit être une démarche intégrale; elle doit s’attaquer aux racines mêmes de chaque pensée pour être efficace.

Ce qui passe ordinairement pour de la méditation n’est que de l’introspection et la psychanalyse n’est qu’une forme particulière d’introspection. Ces moyens ne révèlent jamais qu’un certain secteur négligé de notre vie mentale, beaucoup de ce qui est caché et ténébreux, qu’on ne veut pas voir parce que brouillé de contradictions et en conflit avec les attitudes et les édits sociaux. Si l’on commence par la pensée qui se produit au présent, quelques modèles de pensées qui y sont immédiatement associés s’étalent aux yeux de la conscience et, de cette façon, sont jusqu’à un certain point compris. Mais ceci est encore un processus partiel, essentiellement une concentration de l’attention. Par exemple, un « complexe d’infériorité » peut être prouvé, et on efface peut-être ainsi une situation immédiate de conflit. Mais la cause de conflit plus profonde et plus fondamentale, inhérente à toute notre façon de penser en termes de « supérieur » et « d’inférieur », demeure intouchée.

Pareillement, comme l’on n’aime pas confronter un homme malade avec la mort, et que lui-même n’aime pas y être confronté, cet homme n’est donc jamais délivré de la peur. Les pensées et les concepts auxquels on ne touche pas sont toujours ceux qui sont inextricablement entremêlés à l’affirmation finale du soi et à la préservation de l’individu, c’est-à-dire à son maintien comme entité séparée. Se débarrasser de ces choses devient littéralement et figurativement « impensable » pour un ego qui n’a pas encore entendu avec la mort. L’entité séparée n’existerait pas sans tous ces modèles de pensée et tous ces concepts fondamentaux et réconfortants qui constituent les limites mêmes de la trame de la pensée qui fabrique la conscience individuelle. Pour toucher aux coins et recoins les plus reculés de l’esprit, il devient nécessaire de s’interroger sur la validité de nos suppositions tacites concernant la pensée, sur nos motifs et nos attitudes de base face à la vie. Il faut évidemment examiner aussi les standards de la société auxquels l’on adhère plus ou moins au moment même, et connaître tous les concepts sous-jacents de la conscience collective qui non seulement ne sont jamais contestés mais dont on est absolument inconscient.

La méditation procède donc d’une seule pensée, et réduit à néant toute pensée se rattachant à la première : pour voir tous les modèles, les plus immédiats et comme les plus éloignés, comme intéressés seulement à l’affirmation du « Je ». C’est, je crois, ce que Krishnamurti veut dire par « méditer, sentir une pensée jusqu’à sa fin ». La raison pour laquelle nous nous arrêtons net dans notre méditation, c’est que nous n’osons tout simplement pas voir les motifs ultimes de notre action; et nous craignons les conséquences d’une vraie méditation. Nous ne voulons pas non plus examiner nos attitudes de base, face à la vie, parce que ce serait trop douloureux; cela pourrait nous amener à briser nos liens, pour mieux dire, cela causerait la destruction même du « moi » en tant qu’entité séparée. Cesser d’alimenter l’illusion de notre individualité, abandonner et reconnaître notre néant, fait naître la peur de la Mort tandis que nous continuons d’occuper un corps; et cela, nous ne pouvons pas le faire. Nous nous ajustons donc à la Société, ce qui est beaucoup plus facile, beaucoup plus en accord avec nos activités habituelles, plutôt que de nous ajuster à la Vie, qui est réellement une négation totale et non un ajustement : c’est la négation de tout rôle imposé par la société, de tout ce qui a une cause, et qui en soi sert à d’autres causes au niveau psychologique, maintenant ainsi la limitation et donc la continuité de l’ego.

Dans sa nudité intégrale, l’homme s’accroche inconsciemment à la protection offerte par sa pensée incomplète, qui lui cache sa nudité et l’insignifiance totale de toutes les valeurs sociales et de la moralité sociale. L’activité frénétique de l’homme moderne apparaît donc comme un immense moyen d’évasion devant les réalités de l’existence : la mort, le néant, et par conséquent l’insignifiance de toutes ses luttes.

Conclusion

En arrivant au bout de notre route, nous avons finalement découvert qu’au moins en principe, il est possible à l’esprit humain d’être vraiment libre, même si rien d’autre ne peut l’être en ce monde. Nous sommes parvenus à cette vision en comprenant que l’homme tisse lui-même la toile de sa continuité, qui le soumet à la loi de la cause et de l’effet. Puisque personne d’autre que lui ne le fait, il est libre — en ayant pris conscience de ce processus — de l’arrêter n’importe quand; comme le dit Krishnamurti : « L’Homme est son propre libérateur. » Mais pour cela, il faut à l’homme plus que des bonnes intentions : il doit avoir une profonde compréhension et une ardente exigence qui ne doit pas s’éteindre. A la lumière de nos découvertes, les mots de Ramana Maharshi prennent une signification nouvelle, quand il dit : « Toutes les actions que doit accomplir le corps sont déjà décidées au moment où il naît : la seule liberté que vous avez est de vous identifier ou non avec le corps. »

En poursuivant notre méditation jusqu’au bout, nous avons découvert la réponse, la clé même de notre liberté, contenue dans la compréhension de la continuité : la découverte du mécanisme gouvernant l’origine et la fin de la pensée. Quand toute la sphère de l’idéation, le réseau complet de la pensée, a été perçu, il n’y a plus de penseur; c’est-à-dire que la pensée s’est vidée, qu’elle s’est terminée, et que le fonds qui la conditionnait est détruit. Ainsi, lorsque les modèles de pensée qui forment notre identité sont totalement exposés à la conscience, la pensée est émasculée et ne peut se reproduire. La pensée, qui est une répétition d’un modèle, ne se répète plus et ne crée plus d’images : dans la compréhension, la pensée ne peut que demeurer muette; toute la loi est là. Comment pourrait-il en être autrement, quand la naissance même de la pensée est causée par un manque de compréhension de l’expérience, par une action passée qui est incomplète et par une non-vision des multiples désirs contradictoires qui nous motivent et nous contraignent.

Il y a donc de l’espoir : en comprenant cette loi, au milieu du labeur quotidien, et particulièrement à ce moment-là, il y a une possibilité — la seule — d’échapper au poing serré du déterminisme. C’est là que se trouve notre opportunité de devenir vraiment humains et de cesser d’être des entités mécaniques condamnées à jouer jusqu’au bout leur destinée sans pouvoir en dévier.

_______________________________________________

1 Pour un exemple typique de ce raisonnement, voir l’article « Volonté libre et préconnaissance », dans Chamber’s Encyclopaedia, 1959, Londres (Georges Newnes Ltd), Vol. 11, p. 169.

2 Même au niveau scientifique, cette approche a des effets beaucoup plus grands que ne le réalisent les non-scientistes. On admet généralement qu’une théorie scientifique ou une hypothèse est entièrement dérivée d’un processus d’induction à partir d’un certain nombre de faits établis. Il arrive trop souvent, cependant, qu’une hypothèse soit conçue comme si elle venait d’une intuition, sans égard à la preuve expérimentale ou à son absence. Alors, plutôt que de penser du particulier au général, le scientiste en est venu à la dernière étape immédiatement, par une vision directe du mécanisme opérationnel de la nature. Cette vision ne laisse aucune place pour des hypothèses alternatives qui, en théorie, expliqueraient les faits aussi bien, et elle est ainsi confirmée par une nouvelle évidence. Comme exemples de cette approche intuitive, non discursive en science, on pourrait invoquer ceux-ci : la découverte par Kekulé de la structure chimique du benzène; la théorie de l’évolution de Darwin; et le pressentiment qui conduisit Madame Curie à sa découverte du radium (peut-être aussi la théorie de la relativité d’Einstein ?) Sur ce sujet intéressant, voir l’article du docteur Ian Morris : « La science est-elle réellement scientifique ? », dans le numéro de décembre 1966 du Science Journal, Iliffe Associated Press, Londres.

3 A partir de maintenant, je propose de laisser tomber l’expression « libre arbitre », puisque ces mots même constituent un empêchement à la compréhension et, d’une certaine façon, prennent pour un axiome la question à prouver. La volonté peut-elle être libre ? La volonté n’est-elle pas le désir en action, et alors l’expression même de la causalité au niveau psychologique ? Fondamentalement, « libre arbitre » ou « volonté libre », est une contradiction dans les termes; il serait beaucoup mieux de parler de controverse du déterminisme et de la liberté.

4 Le Troisième Patriarche du Zen, Seng-ts’an, caractérisa cette situation de cette façon : « Il s’en faut d’un cheveu

Que le ciel et la terre ne soient séparés!

Si vous voulez percevoir ce qui est vrai

N’ayez aucune idée arrêtée, ni pour ni contre ! »

Il a aussi énoncé que de s’accrocher à des goûts et à des aversions est la véritable maladie de l’esprit.