Dominique Casterman
L’Être essentiel

 (extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996) L’être essentiel – mais on pourrait dire aussi le moi suprême, le soi, l’atman de la philosophie indoue, la totalité cosmique, ou encore le champ unifié, etc. – n’est pas ‘‘quelque chose’’ qui peut tenir dans une définition facile qu’il suffirait de lire, […]

 (extrait du livre inédit Au-delà du monde visible par Dominique Casterman. 1996)

L’être essentiel – mais on pourrait dire aussi le moi suprême, le soi, l’atman de la philosophie indoue, la totalité cosmique, ou encore le champ unifié, etc. – n’est pas ‘‘quelque chose’’ qui peut tenir dans une définition facile qu’il suffirait de lire, d’entendre ou d’imaginer pour la faire sienne.

Robert Linssen en parlant du processus du moi évoque trois phases incontournables. La naissance du moi, ou phase d’imitation. L’individu imite son entourage, adopte ses idées, sa culture, etc. Cela l’aide, dans un premier temps, à se construire et le rassure. La maturité du moi, ou phase de création. L’individu cherche sa voie, sa personnalité ; il agit et pense de plus en plus en fonction d’un ressenti qui lui est propre, il se libère des liens familiaux et construit son moi social. Enfin, le dépassement du moi, ou phase spirituelle. L’individu comprend que le moi, quelle qu’il soit, est une construction mentale qui s’estime séparée et qui procède de l’existence présumée d’un personnage distinct. Rester bloquer à la première phase relève d’une névrose infantile : le moi fait obstacle à l’épanouissement spontané de l’individu ; rester bloquer à la deuxième relève d’une névrose ontologique : le moi voile complètement l’être essentiel ; aller au-delà est le chemin de la réalisation intérieure, l’ouverture au soi profond.

L’être essentiel se vit comme une sensation viscérale d’être établi au centre de soi-même, transcendant toutes les valeurs conventionnelles pour sentir directement que ‘‘ce qui est’’ de toute évidence, c’est l’état de reliance au tout. L’être essentiel n’est pas le produit d’une croyance, d’un fantasme, il se révèle dans l’expérience intérieure, dans l’expérience de la transcendance. L’être essentiel se vit comme le repliement du tout en chaque partie, laquelle se déploie singulièrement à partir de ce fondement intangible. Cela retourne évidemment les données conventionnelles puisqu’on a toujours pensé (tout au moins dans le cadre de la dynamique classique ou paradigme newtonien-cartésien) que le ‘‘subtil dérivait du tangible’’. Par exemple, la conscience dérive des processus matériels à l’œuvre dans l’organe cerveau. Mais la science classique évite la question de savoir comment expliquer qu’un ‘‘cerveau pensant’’ puisse être issu d’un processus qui, lui, serait dénué de toute forme de conscience et d’intelligence. C’est précisément ici que la science arrive à un tournant fondamental car, à l’instar des grandes traditions spirituelles, certains de ses représentants laissent entrevoir que les processus matériels en général, et ceux du cerveau en particulier, pour reprendre l’exemple évoqué, seraient l’expression d’un ordre subtil fondamental. Ce n’est pas pour rien que dès la préface, Robert Linssen nous rappelle que Teilhard de Chardin considérait que le mot Matière devait être écrit avec un M majuscule. Dans cette nouvelle perspective, la totalité du monde tangible dérive d’une réalité insubstantielle imbriquée dans l’‘‘holomouvement’’ (Bohm), c’est-à-dire dans un processus constant de repliement vers l’intérieur et de déploiement vers le tout.

L’univers ne serait pas une ‘‘grande machine’’, mais plutôt un ‘‘grand vivant’’ de structure organique s’apparentant à une sorte d’hologramme multidimensionnel. En d’autres termes, dans l’ordre holographique sous-jacent, l’univers tout entier est replié dans chaque partie et réciproquement. Le monde manifesté est lui-même structuré sur base de différents niveaux de réalité et ils ne sont pas tous accessibles à la perception ordinaire.

L’univers holographique est perçu comme possédant un niveau plus profond où la matière, la conscience, le temps, l’espace tridimensionnel sont considérés comme des projections de cet ordre plus fondamental. Dans cette conception, les dualités observateur et chose observée, corps et esprit, matière et conscience, passé-présent-futur, n’ont plus vraiment de sens puisque les opposés sont l’expression d’une même réalité fondamentale. Dans l’ordre holographique sous-jacent, tout est enroulé et existe simultanément même si, à notre niveau de perception ordinaire, cela nous échappe. Ce qui précède est peut-être une ébauche d’explication des phénomènes dits paranormaux où la linéarité temporelle n’est plus respectée.

Dans son livre Les enfants du verseau, M. Fergusson dit à ce propos : « Pribram a suggéré que le cerveau peut décoder les traces mnémoniques enregistrées de la même manière que se dessine l’image codée par un hologramme dès que celui-ci vient à être frappé par un rayon laser (…) S’il est vrai que le cerveau fonctionne selon un mode holographique par la transformation mathématique de fréquences provenant de l’extérieur, qui, dans le cerveau, interprète les hologrammes ? (…) Pribram songea que la réponse pouvait se trouver dans le domaine de la gestalt psychologie, théorie qui prétend que ce que nous percevons comme externe est la même chose que les processus cérébraux. »

« Il s’écria soudain : ‘‘Et si le monde était un hologramme ?’’ (…) D’autre part, selon Bohm, ce que nous voyons normalement est l’ordre des choses explicites, déployé, qui se déroule comme un film dont nous serions les spectateurs. Mais il existe un ordre sous-jacent, matrice de cette réalité de seconde génération. Cet autre ordre est implicite, replié (…) Les phénomènes émergents d’un autre ordre de l’univers, plus primordial. Bohm nomme ce phénomène l’holomouvement (…) Notre acte même d’objectivation, comme un microscope électronique, altère ce que nous avons l’espoir de voir (…) La vraie nature (des choses) est dans un autre ordre de réalité, une autre dimension où il n’y a pas d’objets (…) Il est venu à l’esprit de Pribram que le cerveau peut focaliser la réalité selon un mode comparable à des lentilles, au moyen de ses stratégies mathématiques. Ces transformations mathématiques extraient des objets à partir de fréquences. Elles transforment le potentiel flou en son, couleur, toucher, odeur et goût. »

« En bref, la super théorie holographique affirme que notre cerveau construit mathématiquement une réalité en ‘‘dur’’ en interprétant des fréquences provenant d’une dimension qui transcende l’espace et le temps. Le cerveau est un hologramme interprétant un univers holographique. »

« Pribram suggère que les expériences transcendantales, les états mystiques, peuvent nous permettre d’avoir un accès occasionnel, mais direct, à ce domaine. »

Ce qui précède repose finalement sur le fait que plus la méthode scientifique s’est aventurée dans les profondeurs de la matière, plus la réalité, sur laquelle repose notre monde, est apparue fluide, évanescente, abstraite et singulièrement déconcertante. Ce monde quelque peu fantasmatique est apparu comme l’expression des paradoxes et théories étranges de la physique quantique, laquelle est cette partie de la science qui s’occupe du comportement des particules atomiques.

Passons en revue quelques-unes de ces étrangetés.

LES PARTICULES. Elles sont à la fois des ondes et des corpuscules. C’est-à-dire que selon la méthode utilisée par l’observateur, elles se manifestent soit comme une onde, soit comme un corpuscule. Nous verrons, dans la suite de l’exposé, que l’approche de la théorie des quanta par D. Bohm est très différente de l’interprétation orthodoxe puisqu’il rejette l’idée qu’une particule possède une double nature ondulatoire et corpusculaire ainsi que l’indétermination des événements quantique.

LA NON SÉPARABILITÉ. Lorsque deux particules ont interagi dans un même atome – par exemple l’atome du positronium consiste en un seul électron combiné à son antiparticule (positron). Du fait de l’instabilité du système, l’électron et le positron s’annulent et l’atome se décompose en deux photons se déplaçant en direction opposée –, elles restent liées d’une certaine façon puisqu’elles réagissent, lorsque leurs angles de polarisation sont mesurés, de manière corrélée après leur séparation, et cela quelle que soit la distance qui les sépare.

EXPÉRIENCE DES FENTES DE YOUNG. Lorsqu’on projette un rayonnement lumineux monochromatique sur un écran percé de deux fentes derrière lequel se trouve une plaque réceptrice, on constate qu’un photon se comporte différemment selon qu’on place ou non un détecteur à l’une des fentes et selon qu’une seule fente est ouverte ou les deux. Curieusement, il apparaît qu’une particule observée se comporte comme un corpuscule et, la même particule, si elle n’est pas observée, se comporte comme une onde.

LE SPIN. Le spin est le mouvement de rotation des particules élémentaires et, étrangement, cette rotation est parallèle à la direction choisie par l’expérimentateur.

La liste reprise ci-dessus est loin d’être exhaustive, mais je pense qu’elle nous invite à entrevoir à quel point notre vision ordinaire du monde n’est qu’une part infime de la totalité du réel. Les niveaux de réalité sont multiples et interconnectés.

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Du point de vue philosophique, la théorie quantique pose des questions dépassant largement les compétences du simple bon sens. Ces surprenantes découvertes modifient profondément notre vision conventionnelle du monde et notre compréhension de nous-mêmes ainsi que notre place dans l’univers.

À long terme, cela aboutira peut-être à une transformation radicale de notre façon de penser, à un changement profond de nos schémas conceptuels conduisant à une nouvelle méthode de pensée intégrée dans une perception holistique.

Dans son livre La gnose de Princeton, R. Ruyer disait : « L’univers matériel est une tapisserie vue à l’envers. L’univers n’est pas fait de choses matérielles ni d’énergies physiques. Il est fait entièrement de domaines de conscience, en participation avec un Domaine ou source fondamentale (…) La source cosmique ! »

Face à cette hypothèse, la science exclusivement matérialiste, mécaniste et réductionniste (l’orthodoxie établie) crie évidemment au scandale ! Cela n’empêche pas qu’il soit raisonnablement permis de douter que l’on puisse réduire le déploiement du vivant, et de ses mécanismes biologiques merveilleusement adaptés, à une sélection dans une série fortuite de variations toutes produites par pur hasard, dont le hasard seul serait à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. D’ailleurs le célèbre astrophysicien Hoyle n’hésite pas à affirmer que le hasard tend à détruire l’ordre et que l’intelligence se manifeste par l’agencement des choses et par la mise en place d’un ordre à partir du chaos. Hoyle pense que la complexité de la vie indique que l’univers est intelligent et que c’est cette intelligence, ou cette hiérarchie des intelligences, qui, la première, a façonné l’ordre dans la matière dont est née la vie (information relevée par Talbot dans son livre Mysticisme et physique nouvelle). À ce propos, il est encore intéressant de noter que, selon Bohm, tout dans l’univers est vivant au même titre que la conscience est implicite dans toute matière.

Il est encore permis de douter (tout en restant raisonnable) que l’on puisse réduire l’esprit et le comportement à des bases totalement matérialistes. Au regard du bon sens, mais aussi des principes fondamentaux de l’explication scientifique de s’en remettre au ‘‘dieu hasard’’ ou à son contraire, au ‘‘dieu créateur’’ anthropomorphisé distinct de ses créatures pour tenter une explication de l’univers.

Les chapitres suivants tenteront de montrer que nos conceptions du monde et de nous-mêmes sont déterminées, pour une part très importante, par un schéma conceptuel très ancien remontant à la philosophie des atomistes grecs. Ce conditionnement représente une véritable camisole de force figeant notre esprit dans une vision exclusivement matérialiste et mécaniste.

Toute transformation de nos méthodes de penser n’est pas chose facile car tout retournement des schémas mentaux habituels, de nos systèmes de référence tacites, demande de notre part une réelle souplesse dans le processus de la pensée. C’est précisément cette souplesse, cet esprit de recherche, de mouvement dynamique de la pensée qui permet l’établissement de rapports nouveaux entre des éléments qui étaient jusque-là séparés dans la vision antérieure du monde.

Les différents schémas mentaux, ou systèmes de référence, obéissent à des règles au niveau du conscient et de l’inconscient et, quasi spontanément, ces règles deviennent des vérités absolues. Le libre jeu de l’intelligence appelle irrésistiblement une déstructuration des routines de l’habitude, des modèles antérieurs manifestement périmés, des certitudes inflexibles, frappés au coin des conditionnements relevant d’une culture – aujourd’hui devenue la culture de référence – essentiellement matérialiste. Une attitude d’esprit par trop rationaliste enferme le mental dans le carcan d’une logique conventionnelle qui ne pourra jamais se dépasser elle-même, et, par-là, voir les limites inhérentes à toute méthode quelle qu’elle soit.

Dans son remarquable livre La pierre philosophale, D. Peat exprime cet aspect des choses : « La vie est la manifestation matérielle d’un flux créatif d’information cohérente. Cette information est active dans le sens où Bohm la définit, car elle lie les systèmes vivants en un tout cohérent et préserve leur bon fonctionnement. Lorsque l’information cesse de jouer ce rôle actif et perd sa cohérence, l’organisme se délabre et se décompose en ses constituants inanimés. L’entretien d’un flux créateur de signification s’avère d’une importance fondamentale, non seulement pour l’organisme humain, mais aussi pour la société dans son ensemble. La créativité n’est cependant pas l’apanage du vivant, elle anime la nature entière. »

Il est intéressant de noter qu’au niveau psychologique, nous assistons à un processus analogue. En effet, quand il y a rupture de communication entre la conscience individuelle et les contenus de la psyché, mais aussi les contenus de la réalité extérieure, le moi perd de sa cohérence et se délabre. Quand, au niveau de la conscience individuelle, l’information ne passe plus, quand les ponts relationnels sont brisés, le moi est extrêmement embrouillé, il fonctionne de manière déconnectée. Dans cette situation, la reconstruction des ponts relationnels est indispensable pour rétablir le passage de l’information au bénéfice d’une conscience individuelle cohérente, et porteuse de sens transpersonnel. C’est-à-dire le lieu de rencontre et de conjonction entre le monde intérieur et extérieur au-delà de l’opposition moi/non-moi.