Jacques Oudot
L'exemple

Où se trouve l’exceptionnel de l’homme ? Dans l’imagination et dans la personne ; à partir d’une infinie banalité chaque individu a la possibilité de connaître l’exceptionnel dans une personnalité ; l’individu, c’est la routine ; la personnalité, c’est ce qui est unique. Et cette banalité se retrouve dans le comportement vestimentaire, gestuel, langagier, rituel, etc. Or, notre projet est de devenir unique, alors que nous fabriquons sans cesse du multiple, du banal, de l’ordinaire, où tout ressemble à tout ; comme un fœtus ressemble à un autre fœtus, une cellule ressemble à une autre cellule, une fourmi ressemble à une autre fourmi ; vus d’un peu haut, tous les hommes se ressemblent ; « Il faut voir les hommes d’en haut », disait Sartre ; mais, d’un peu plus près, chaque personne humaine apparaît aussi unique et surprenante qu’un cosmos.

Jacques Oudot (1938-2007) était médecin, peintre et écrivain…

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 11. 1983)

Bien avant de communiquer, l’être vivant imite et répète. C’est le chemin que peut prendre l’enseigne­ment, c’est le moyen offert au maître pour modeler ses élèves puisque, c’est un fait universel et terrifiant, tout le monde copie tout le monde !

Ce thème de réflexion n’est pas si évident qu’il en a l’air, car il concerne l’ensemble des comportements humains, échanges, communication, écoute, compréhension, amour, etc. L’imitation est à la mode dans les groupes pédagogiques qui se disent préoccupés par la question du modèle : le bon et le mauvais exemple, le phénomène de leader, etc. L’exemple est au quotidien de chacun d’entre nous ; imitation, réplication, moulage, modèles, reproduc­tion, comparaison, tous ces concepts se placent à la queue-leu-leu et se trouvent bien sous le titre de « L’exemple ».

Enseigner c’est d’abord offrir une pos­sibilité d’imitation pour, plus tard, com­muniquer. Mais qu’est-ce que la communica­tion ? Comment et pourquoi l’homme ne peut vivre et se déve­lopper qu’en communi­quant ? Avant tout, sa­chons par quels subtils mécanismes s’établit la communication. On verra alors combien complexe est l’ambi­tion de vouloir commu­niquer un savoir. Ce sont tous les problèmes qui se posent dans les relations maîtres-élèves. Ne nous étonnons pas que celles-ci soient si souvent ten­dues, les professeurs n’étant pratiquement jamais préparés à s’adapter à l’« art de la communication ».

Un film est passé récemment à la télévision française « fou comme l’oiseau » de Cazeneuve, montrant un personnage mâle, débile, fou, poète, transgresseur et victime, avec une jeune fille yougoslave immigrée, marginale, décalée, chômeuse ; le jeune homme vient de siffler comme un oiseau et il s’en suit un dialogue :

lui : « c’est une fauvette »

elle : « tu l’imites bien ! »

lui « je l’imite pas, je lui réponds »

elle : « tu comprends ce qu’elle dit ? »

lui : « bien sûr »

elle : « qu’est-ce qu’elle dit ? »

lui : « j’sais pas »

elle : « et qu’est ce que tu lui réponds ? »

lui : « j’sais pas ; j’dis comme elle ».

Dans ce dialogue est posée toute une problématique de l’exemple : dit-on quelque chose à l’autre ? Dit-on ce que l’autre voudrait qu’on lui dise ? Dit-on comme l’autre ? Qui imite qui ?

En somme, quel est le rôle véritable de l’exemple dans la vie quotidienne ? On pourrait presque répondre d’un trait : « j’imite, donc je suis », tant il est vrai que tout est imitation dans ces curieux systèmes d’échanges que sont les systèmes vivants. Or, pour étudier la vie, il est obligatoire de passer par l’étude de ses perturbations, c’est-à-dire de la pathologie, tout comme la mécanique d’une voiture ne se révèle à nous qu’à l’occasion des pannes ; on imagine ensuite, par transposition, le fonctionnement normal…

Il est facile de montrer que l’imitation fait partie de tout système d’échange ; en effet, pour que puissent être échangées des informations, il faut une bordure, et il faut aussi que, de part et d’autre de cette bordure, on puisse trier et comparer ; or, comparer est de l’ordre de l’imitation, de même que mesurer, c’est comparer à une mesure, faire « comme si » c’était pareil.

Or toute l’activité de perception sensorielle opère par tri entre les informations qui sont « presque » ou « pas tout à fait » pareilles, et celles qui ne sont vraiment pas pareilles ; le signe « égal » n’a aucune signification en dehors d’une équation mathématique ; tout est « comparable » ou « équivalent » ; mais n’est comparable que ce qui est un peu différent, et il est intéressant d’évaluer les petites différences ; l’ensemble d’une compa­raison peut s’écrire avec trois signes : « différent de » (?), « peu différent de » (#) et « équivalent » (?).

On mesure donc le monde par comparaison : la marche a pu donner la première unité temporelle, comme elle a probablement donné aussi la première unité spatiale ; quelques siècles plus tard, Einstein nous montre que l’espace et le temps sont liés dans l’énergie et dans la masse.

Une autre découverte importante vient ensuite nous donner un concept-clé : celui de l’information, manifestation temporo-spatiale sans masse ni énergie, qui caractérise une mémoire (Wiener) ; et depuis, tout ce qui peut être décrit par l’homme utilise des notions d’espace-temps et d’information.

Prenons des exemples :

– le monde minéral est figé : l’information y est non vive, mise en forme de façon unique et définitive ;

– mais l’une des caractéristiques du monde vivant, ou biologique, est que sa « mise en forme » est répétitive ; la différence entre la mémoire d’un cristal et celle d’une protéine tient en ceci que le cristal peut, tout au plus, grossir, alors que la protéine peut se reproduire, se dédoubler : la mémoire biologique est différente de la mémoire physique ; même si tout ce qui vit est comme un moulage qui peut être refait à l’infini, tant que les conditions ambiantes et le substrat le permettent ; cette imitation n’est pas simple réplique…, elle est plus complexe ;

– il existe encore une autre différence à connaître entre la mémoire vivante dans son ensemble, et le cas particulier de la mémoire humaine ; la mémoire d’un ver de terre ou d’un lymphocyte est fondée sur le même mécanisme fondamental que celle de l’homme : faculté de répéter indéfiniment du banal et de l’ordinaire ; mais seul l’homme peut en prendre conscience ; si la plus grande part de la mémoire de l’homme est simplement biologique, inconsciente et automatique, l’homme peut, par surcroît, être le support d’une mémoire consciente ; il peut même introduire dans le monde qui l’entoure un objet voulu ; grâce à sa volonté, l’homme peut répliquer de sa propre mémoire un objet projeté dans l’avenir.

Déjà Saint Augustin parlait des trois dons naturels de l’enfant : mémoire, intelligence et volonté. Formant un triangle unique de trois aspects d’une même essence, de trois relations ; la mémoire relève du passé ; l’intelligence relève de l’instant ; la volonté relève du devenir ou du projet. L’enfant se souvient, donc il comprend et donc il peut vouloir ; l’enfant veut, donc il se souvient, donc il comprend ; l’enfant comprend, donc il peut vouloir et donc il peut se souvenir ; ces trois fonctions ne se succèdent pas mais apparaissent ensemble, se diffractent continuellement dès l’âge de 2 ou 3 ans ; l’enfant apprend en même temps à se souvenir, à comprendre et à vouloir ; et c’est grâce à ces trois aspects de la même essence que le choix d’un référent est possible.

Mais revenons aux trois types de mémoires : physique, biologique et humain ; elles ont en commun un certain degré d’imitation : comparer, parer ensemble, préparer, parure, disparaître, apparaître, comparaître, tous ces mots sont de l’ordre de l’apparence.

Dans quelles limites peut-il exister une apparence commune entre deux objets identifiés comme différents ? L’objet A et l’objet B sont-ils comparables ? Une pomme rainette et une pomme rouge sont-elles comparables ? Oui, dans la mesure où elles sont référées toutes les deux ensemble à un troisième objet qui est « la pomme en général » ! Ces deux pommes ne sont comparables que s’il n’y a pas que deux pommes dans la nature ; il faut pouvoir concevoir un troisième objet pomme (abstrait) pour comparer deux pommes.

Nous comparons constamment ; tout regard est une comparaison ; n’importe quelle conversation, même la plus banale (sortie de cinéma par exemple) nous le démontre ; nous vivons éveillés dans un monde comparatif à tous les modes :

– l’espace nous donne à voir la réplique, le duplicata, le double, le jumeau, le clone, la réplication sur le mode spatial ;

– le temps nous donne à voir le redoublement, la répétition, l’acte de refaire, la réplication temporelle.

La « comparaison » est à la fois de l’ordre spatial et de l’ordre temporel ; « l’exemple » est aussi bien une successivité qu’une simultanéi­té ; que l’on répète à l’infini le même geste ou qu’on fabrique une série d’objets identiques sur le même modèle, on fait le même acte en jouant sur l’espace-temps ; c’est un acte de « similitudisation », base de la mémoire ; car la mémoire consiste à pouvoir « refaire pareil ».

Le monde vivant donne une manifestation de tout ceci par les biorythmes, preuves d’une mémoire inconsciente qui permet que le même phénomène se reproduise dans des écarts de temps réguliers. Et cette capacité à imiter caractérise toute la vie ; la vie est une structure complexe qui répète ; les acides aminés sont reproduits sans le moindre changement depuis des milliards d’années, car la nature n’a pas beaucoup d’imagina­tion ! L’homme est fait des mêmes acides aminés que les premières algues de la planète Terre.

Cette répétition vivante est « l’exemple même de l’exemple ». La vie, exemple de la banalité, se caractérise par la reproduction ; à l’opposé le monde physique, le cosmos, est unique, infiniment exceptionnel et non reproductible ; plus on s’approche du microscopique et plus on rencontre la banalité ; tous les atomes sont identiques. L’événement exceptionnel n’est pas dans la vie mais dans le cosmos ; la vie est une complexité banale et monotone, comme les électrons et les atomes dont elle est composée ; le biologique est infiniment répétitif.

Où se trouve l’exceptionnel de l’homme ? Dans l’imagination et dans la personne ; à partir d’une infinie banalité chaque individu a la possibilité de connaître l’exceptionnel dans une personnalité ; l’individu, c’est la routine ; la personnalité, c’est ce qui est unique. Et cette banalité se retrouve dans le comportement vestimentaire, gestuel, langagier, rituel, etc. Or, notre projet est de devenir unique, alors que nous fabriquons sans cesse du multiple, du banal, de l’ordinaire, où tout ressemble à tout ; comme un fœtus ressemble à un autre fœtus, une cellule ressemble à une autre cellule, une fourmi ressemble à une autre fourmi ; vus d’un peu haut, tous les hommes se ressemblent ; « Il faut voir les hommes d’en haut », disait Sartre ; mais, d’un peu plus près, chaque personne humaine apparaît aussi unique et surprenante qu’un cosmos.

Donc, à l’envers ou à l’opposé du cosmos, on trouve la banalité ; à l’envers ou à l’opposé de la personnalité, on trouve l’individu. Prenons « quelques exemples », si l’on peut dire : un bébé qui vient de naître crie, puis imite ; il recommence, à l’aveuglette, explore inlassablement un monde étrange ; il réagit de plus en plus fort jusqu’à ce qu’il provoque ou produise, comme par hasard, un mouvement qui lui convienne ; il peut alors « mettre en mémoire » ce mouvement qui lui convient, pour immédiatement le refaire ; ce mouvement est devenu geste ; c’est le cas de la tétée : dès que l’enfant a trouvé le mamelon, il n’aura de cesse de le trouver de nouveau ; à tel point que dans la deuxième césure, celle qui lui retirera le mamelon de la mère, il sera dans l’obligation absolue d’inventer un mamelon, de le fabriquer (pouce, tétine, etc.) ; la mémoire est devenue projective.

Il y a d’abord perception directe, puis mise en mémoire, puis vision intérieure et invention du projet ; Saint Augustin avait décrit cela ; Piaget l’a repris avec l’importance que l’on sait donnée à la notion de durée et de chronologie ; notre capacité durable d’apprentissage est une intégration du temps ; au lieu de faire comme un rouet qui tourne sur lui-même, nous sommes devenus capables de développer un devenir, d’organiser un changement.

Résumons-nous : l’exemple, au sens premier, c’est faire pareil ; mais si ce qu’on voulait faire, c’était justement de ne pas faire pareil ? Et si on voulait imiter une différence ? Si au lieu de recommencer chaque fois la même chose on voulait recommencer le geste de ne pas faire la même chose ? C’est le cas de l’enfant qui dit non ; c’est la rupture, la césure, la discontinuité.

Comment conjuguer l’exemplarité nécessaire et inévitable (l’appren­tissage du « faire-pareil ») avec la nécessaire évolution (apprendre à ne pas refaire pareil) ?

« On finit toujours par ressembler à ce qu’on fait. »

« Bien avant de communiquer, l’être vivant imite et répète. »

C’est plus important de jouer à l’ordinarité, à la banalité, à faire comme les autres, que de jouer au jeu dangereux de communiquer plus ; il faut communiquer moins, et mieux.

Le modèle, ou l’exemple, est une mémoire extérieure (comme le patrimoine culturel) ou intérieure (comme le patrimoine génétique) ; tout au long de sa vie, sans le savoir, on imite un mamelon (voir Paul Guillaume L’Imitation chez l’enfant) ; dans son Livre X, Saint Augustin a beaucoup étudié l’homologie entre la mémoire primaire (impression directe et réflexe, comme chez tout animal) et la mémoire secondaire qui consiste à réagir à l’image mémorisée de ce qu’on veut faire (fonction hautement développée chez l’homme).

Revenons à la naissance, première grande crise de communication : qu’y a-t-il de commun entre la rupture et l’exemple, entre la crise et le « tout va bien » ? Le bébé tète avec, en mémoire, la rupture de sa naissance ; il tétera plus tard son pouce ou la tétine avec, en mémoire, la séparation d’avec le mamelon ; car la vie est faite autant de répétitions que de ruptures, c’est-à-dire de séparations ; or, c’est devant une séparation latente ou patente que vont être inventées des stratégies de répétitions nouvelles. Une personne enfermée complètement est d’abord sidérée ; ensuite, après quelque temps, elle mettra en place une stratégie de gestuelle répétitive pour survivre un peu, d’abord mentalement puis physiquement ; un enfant seul joue à se battre lui-même, à s’interdire, à se créer des ruptures dans son ron-ron ; les loups enfermés ont un parcours stéréotypé prévisible à quelques millimètres près ; leur circulation est devenue circulaire, car les loups n’ont pas la conscience inquiète de l’être humain, et par conséquent n’introduisent pas la rupture dans leur quotidien, allant plutôt jusqu’à l’usure et la fermeture ; l’humain, lui, est capable d’introduire la surprise dans sa monotonie ; et devant toute surprise, il rééquilibre son univers par une nouvelle monotonie ; il existe une certaine complémentarité entre l’exemple et la césure ; l’acte séparatif remet en route l’activité d’exemplarité, et la monotonie de fond de l’exemplarité prépare à la séparation.

La crise originelle est une crise de discrimination ; en même temps qu’elle nous fait imitant, elle nous fait autre en nous plaçant devant l’autre ; la communication humaine commence à l’instant de la séparation d’avec la mère. Et toute évolution ou progression en communication se fait par une césure ou une séparation ; toute nouvelle séparation permet d’accroître notre compétence à connaître l’autre ; il peut s’agir d’une séparation entre deux individus, ou d’une séparation d’un individu avec une partie de lui-même (amputation, mutation) ; la mue est aussi grave que la naissance ; une « rentrée des classes » est un événement nécessaire, comme une fin d’après-midi, comme une séparation après le bonheur… Chaque rupture nous entraîne plus loin dans la distinction de nos échanges, à tel point que « rompre c’est vivre ».

Il existe trois aspects du changement :

– le changement spatial : on enlève ou on ajoute, il se produit un manque ou un plein,

– le changement temporel : c’est la discontinuité, la cassure,

– le changement du rapport contenant-contenu.

Un changement concerne les trois champs de la connaissance : celui de l’espace, celui du temps, et celui du sujet ; or le champ du sujet, du moi-je, la conscience qu’on peut être quelqu’un, est de l’ordre du contenant-contenu !

Expliquons-nous sur ce dernier point en parlant un peu de culture ; se dire qu’on est quelqu’un équivaut à se distinguer dans un système de lois ou de règles qui sont celles des autres ; mais cela équivaut aussi à être capable d’apprendre et accepter ces règles pour être reconnu comme l’un des autres. C’est parce qu’on peut à la fois être reconnu comme l’un des autres et s’en distinguer qu’on est quelqu’un ; ce rapport contenant-contenu de l’individu au groupe est le rapport de la culture humaine ; ce qui fait que nous sommes cultivés, ce n’est pas notre capacité à répéter les leçons qui nous sont imposées par l’environnement, ce n’est pas non plus notre capacité à les refuser ou à les ignorer, c’est notre compétence à avoir ces deux capacités à la fois !

Prendre la leçon des autres pour la comprendre, la respecter, l’entretenir et la ménager, mais aussi nous ménager nous-mêmes contre l’invasion de l’autre ; et cette façon de savoir bien sa leçon tout en s’exerçant à ne pas trop se prendre au jeu, c’est être une personne humaine cultivée.

Le concept de Biolimite décrit la vie comme une traversée entre deux écarts, entre deux « presque pareil » ; tout ce qui est rouge n’est pas rouge de la même façon ; tout ce qui est attention, perception, régulation, expression, est une traversée entre deux « presque pareil » ; nous sommes des êtres discriminant dans le champ de l’exemple, à la recherche des petites différences ou des grandes similitudes.

Prenons à nouveau l’exemple de l’art vestimentaire ; nous portons tous des vêtements, pour mille raisons, nous protéger des intempéries, favoriser notre thermorégulation, participer directement à notre niche environnementale avec nos besoins d’habitudes, pour être comme tout le monde et aussi ne pas être comme tout le monde s’habiller est un comportement complexe qui répond à un système complexe de tendances ambiguës, nous portant à la fois à nous ressembler et à nous distinguer ; en s’habillant, on devient personnel tout en respectant le code d’habillement d’un groupe ; il existe toujours une moyenne vestimentaire acceptable ± écart type ; à mi-distance entre l’excentricité et l’uniforme, chacun s’habille avec juste mesure dans le jeu infini des microritualisations du pareil et du différent ; on se reconnaît les uns les autres comme appartenant au même système codé, par des signes discrets et délicats comme des regards ; plus on avance en âge et plus les signes de reconnaissance s’affinent, se raffinent ; mais la pratique des codes d’appartenance au groupe est essentielle à la vie du groupe comme elle est essentielle à la vie dans les groupes ; on n’existe pas quand on n’appartient pas à un groupe ! Quand Séguéla parle de Star-génèse, il explique bien qu’une star n’est pas quelqu’un : c’est une symbolique de la banalité ; pour devenir star, il faut avoir un tic permanent : rouge à lèvre voyant, gros seins, éclat de rire un peu vulgaire, une certaine allure un peu « gringue » ; la star est le mythe de l’exemple ; la star-génèse est la mythogénèse de l’exemple.

La problématique de l’exemple revient à la problématique de l’identification avec son double sens : être identique ou identifiable ? « To be or not to be ? »

Imiter son père, c’est vouloir être lui ; mais cela peut signifier aussi : vouloir le posséder ; on peut avoir son père comme objet, ou être à la place du père, objet d’un autre, peut-être. Freud a écrit : « le moi se calque dans l’identification, c’est-à-dire être comme, et non dans l’avoir. » L’exemple est donc beaucoup plus de l’ordre du sujet que de l’objet : ressembler ou être exemplaire, et non prendre les choses comme modèles avec le statut de répliquable.

Tout le monde copie tout le monde ; c’est là un phénomène concernant universel au point qu’il nous terrorise !

Il n’est pas possible que le double existe ; René Girard nous a bien montré l’importance mythique du « double monstrueux » ; on ne doit pas aller au double ; l’exposition de peinture hyperréaliste à Paris « copie conforme » montrait sur une toile l’imitation pseudo-photographique de deux jumeaux très identiques ; l’art montrait alors les limites de la copie, d’une part en créant le « trompe-l’œil », et d’autre part en montrant comment deux êtres humains pourraient bien être la copie absolue de l’autre ; c’était à devenir fou !

La problématique du trompe-l’œil concerne l’ensemble du monde vivant ; c’est une question de vie ou de mort chez les animaux ; le leurre est un piège, tout comme le faux-semblant.

Un autre exemple intéressant est l’usage d’un langage commun ; le « verlan » est une manière de parler à l’envers selon des conventions fluides propres à un groupe restreint ; ce phénomène social est tout à fait normal ; c’est une activité ludique souvent indispensable. Le jeu, d’une manière générale, est une mise en œuvre ou en scène de l’imitation de l’erreur ; imiter consiste à essayer de se tromper le moins possible ; mais jouer consiste à faire comme si on s’était trompé.

Sourire consiste à découvrir les dents comme dans un début de colère, mais suffisamment peu pour ne pas trop inquiéter ; ce sourire fait partie des liens de communication ; d’ailleurs il ne se fait jamais seul, car comme tout message langagier il doit être commun à deux personnes au moins pour communiquer, il faut être deux. À partir de deux personnes, il est possible de commencer à s’entendre ; imiter sous-entend que l’on est au moins deux : comparer, discriminer, faire deux, faire du double ; je suis devant un monde monotone, dans un brouillard sans repère, une soupe prébiotique aux origines de l’univers et cela ne peut pas durer ; il faut que je distingue un objet, un repère dans ce brouillard ; pour repérer, il faut comparer entre deux aspects d’une relation, à tel point que, s’il n’y a rien, je verrai quelque chose ! Car mon besoin de vivre et de survivre est lié à cette distinction de quelque chose par rapport à rien.

Les deux repères, ou encore le repère par rapport à son non-repère (comme l’être et le néant), m’offrent une jonction que je peux comparer avec les jonctions qui sont dans la mémoire ; et ainsi, constamment, je fouille dans ma mémoire à la recherche d’une éventuelle répétition dans le passé de ce que je suis en train de vivre ; on cherche à s’y reconnaître.

La communication entre deux personnes est donc une mise en commun entre deux champs d’expérience, mais pas de tout le champ d’expérience ; ce champ d’interaction, que j’appelle une biolimite (ou champ biolimitaire), et que Winnicott entrevoyait sous le terme d’espace transitionnel, et que René Girard et Ougourlhian appellent l’espace interdividuel, est une sorte de moulinette ou de machine à faire pareil que l’autre ; ce système est plus fort que nous ; si quelqu’un se lève, tout le monde se lèvera ; et si quelqu’un applaudit, tout le monde applaudira ; nous ne pouvons pas ne pas imiter, parce qu’il existe entre nous les champs d’expérience de l’imitation et de l’exemple qui sont incontournables ; ce champ d’interaction suppose que les interactants trient entre ce qu’on peut dire et ce qui ne se dit pas, entre ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est compréhensible ou cohérent et ce qui ne l’est pas.

Le simple fait de dire bonjour est une affaire très complexe et qui met en jeu notre compétence à imiter dans certaines limites ; et ces limites sont sacrées ; si nous les franchissons, les conséquences sont terribles ; c’est le cas par exemple de la panique (Jeudy) : « Si la communication est le grand thème obsessionnel des échanges, la panique contagieuse balaie le désir et la finalité de communiquer, rendant inutile toute tentative d’explication et de légitimation des actes » ; il est possible d’établir un rapport entre l’exemple, répétition nécessaire et inévitable dans la monotonie de l’apprentissage et de la vie, et d’autre part la crise, la séparation ou l’événement ; dans le tissu communicationnel même, le banal indispen­sable au vivre, le répétitif quotidien, il faut des crises pour que tout se passe bien ; quelle est la caractéristique d’une crise communicationnelle par rapport à une rupture ?

Quand rien ne va plus, c’est une séparation ; on dit qu’il y a amputation, mort ou deuil, avec un travail particulier qui va demander une restructuration du cadre, ou du rapport contenant-contenu ; dans ces cas-là, on se fait tout petit pour limiter les risques (« inhibition de l’action » de Laborit) et on fabrique de l’ordinaire, et on s’en contente. Mais si tout va bien, une autre forme de crise qui est la crise biolimitaire, véritable déflagration mimétique : par brusques éclairs de temps très court, tout se passerait comme s’il n’y avait plus rien de différent et que tout était pareil, comme si était atteint l’exemple absolu, l’imitation généralisée : par exemple l’éclat de rire dans un groupe, ou les applaudissements ou la fête ; et cela ne peut pas durer au-delà d’un certain temps ; une simple poignée de mains est une déflagration du « même » entre deux différences. La banalité semble se réalimenter constamment en jouant à la mimésis ; lorsque la banalité devient insoutenable, il doit se passer quelque chose comme une séparation ou une crise mimétique : c’est le cas de la fièvre, de la colère, etc.

Pour aider à comprendre mieux toutes ces notions nouvelles, on peut jouer au MI-ME, jeu de mot qui repose à la fois sur l’acte d’imitation et sur l’acte de distinction entre le soi et le non-soi ; MI, c’est l’intégré, passé, souvenirs, structure organique, habitudes, culture ; ME est le monde extérieur dans lequel on peut puiser des éléments ou des modèles à intégrer, et dans lequel aussi on peut rejeter des éléments qu’on ne peut pas intégrer. Pour qu’il y ait un MI, il faut un ME de comparaison ; le MI est le monde du ## et le ME celui du #.

Toute communication est une mise en commun de plusieurs MI dans un ME ; si on voulait tout mettre en commun, si on oubliait le ME, on ne pourrait plus communiquer, car il faut pouvoir choisir entre ce qu’on prend et ce qu’on ne prend pas ; tout comportement, tout langage est un choix entre ## et #.

Un homme et une femme amoureux créent un MI commun par exclusion des autres ME ; ils constituent une « culture commune » ; l’équilibre de leur MI amoureux commun est stable tant que leur limite avec leur ME commun est bien gérée ; mais dès que l’un des deux développe un monde propre dans leur ME, il peut y avoir conflit…

Se fréquenter, c’est mettre en commun un MI qui, dans l’absolu, se moule sur un ME commun : c’est la bulle amoureuse ou la schizophrénie du couple ; parfois, les partenaires échouent à constituer ce MI structuré, soit parce qu’ils ne peuvent pas ajuster leurs différences externes, soit parce qu’ils ont trop diversifié leurs parties communes : leur MI devient hétérogène et se lézarde, et il y a un risque de rupture…

Et tout cela est vrai pour toutes les manifestations de la vie, individuelle, interdividuelle, sociale, etc. Des MI successifs sont mis en jeu dans chaque comportement et permettent les échanges au cours desquels se dessine peu à peu la personnalité ; celle-ci dépend de la richesse des échanges ; quand on voit diminuer l’importance des échanges (schizophré­nie, jalousie…) on observe une fermeture du MI, une perte de personnalité, une maladie de communication : la personne redevient un simple individu, empreint de stéréotypie et de banalité, un clone et non plus un clown ; car on ne manipule pas le masque de l’échange qui nous fait devenir ; ce masque de l’échange, c’est la biolimite, le vêtement qui nous donne une apparence cachée et une apparence découverte, c’est le fait qu’on porte un sourire qui nous protège en même temps qu’il nous démontre ; le masque du clown ou du mime est ce qui nous permet de communiquer, et en même temps nous protège d’une communication trop intense ; si le masque tombe, on perd sa personnalité et on devient un individu.

Ces explications permettent de mieux comprendre que la personnalité d’un homme ne vient pas de ce qu’il a acquis ou reçu mais du fait qu’il communique plus ou moins bien. L’être humain est social ou n’est pas ; mais son individualité (deux reins, un foie, etc.) est ordinaire, très identique à celle des autres et permanente ; la personnalité est intermit­tente et plus ou moins prononcée selon que l’échange est plus ou moins réussi ; il y a donc bien des limites infranchissables à la communication humaine : entre le trop et le trop peu, on compare sans cesse dans une activité inlassable d’imitation du trop ou du trop peu ; c’est évident par exemple dans le regard que se jette une femme dans un miroir avant de paraître en public : ce regard-là résume toute la communication, le masque, le caché, le lisible, etc. Le face-à-main est nécessaire à cette économie du secret qu’est la communication humaine.

Imiter, c’est vivre ; et le symbole de la communication peut être MIME, fabrication inconsciente d’un outil de comparaison entre ce qui est assimilable et ce qui ne l’est pas ; les limites de la communication se tiennent dans l’harmonie douce entre ces deux ordres de choses, et non dans quelque record ; celui qui communique bien n’est pas celui qui accumule, mais celui qui sait trier ; communiquer, c’est rechercher des rythmes communs, c’est-à-dire des champs d’imitation.