Dominique Casterman
L’harmonie des mondes

Matérialisme et spiritualisme, les deux faces d’une même réalité. Une vision globale de l’univers présente l’avantage de faire reculer nos modèles fragmentaires et mécanistes du monde, et favorise un esprit de plus grande solidarité. Un conditionnement hypothétique, basé sur des modèles pseudoscientifiques, constitue un obstacle majeur à l’idée que l’univers est une structure vivante animée […]

Matérialisme et spiritualisme, les deux faces d’une même réalité.

Une vision globale de l’univers présente l’avantage de faire reculer nos modèles fragmentaires et mécanistes du monde, et favorise un esprit de plus grande solidarité. Un conditionnement hypothétique, basé sur des modèles pseudoscientifiques, constitue un obstacle majeur à l’idée que l’univers est une structure vivante animée par un dynamisme auto-organisateur parfaitement défini dans la théorie générale des systèmes. Cette façon de voir a été diffusée familièrement par l’image des poupées gigognes de tailles décroissantes placées les unes à l’intérieur des autres. Dans cette perspective, extrêmement simplifiée, comprendre l’univers, c’est voir l’ensemble des relations existant entre les éléments qui constituent l’organisme cosmique. Mais un problème se pose de lui-même : notre capacité de perception intellectuelle, bien que pouvant concevoir ce modèle, ne peut appréhender l’ensemble des relations constituant l’ensemble de l’univers phénoménal.

La créature humaine par sa nature biologique fait partie de cette organisation systémique. Même si un conditionnement initial d’ordre psychologique nous encourage à ce que J. Bennett appelait le ‘‘credo des dinosaures’’ : plus c’est grand, mieux c’est ! Davantage, c’est mieux ! Le but de l’existence humaine ne peut se limiter à une consommation sans cesse croissante de biens matériels. Par sa nature spirituelle, l’être humain est sans cesse – souvent à son insu – en quête d’une autre vérité que celle qui tombe directement sous le sens, et cela l’invite parfois à voir de nouveaux liens conceptuels là où ses sens et sa pensée n’en voyaient pas. La science, qui a fait de l’être humain l’‘‘animal technique’’ le plus redoutable de la planète peut muter vers une ‘‘science élargie’’ et intégrer dans son credo les qualités spirituelles et incontestablement relationnelles de l’essence profonde de la matière et de l’ensemble cosmique. Elle renouerait ainsi avec un lointain passé où elle était unie à l’art et à l’intuition de l’Un. Cette vérité plus profonde n’est pas séparée du monde quotidien puisqu’elle en constitue l’aspect complémentaire. Si cet angle de vision est défaillant, il est impossible d’appréhender le lien universel qui unit en un seul tout la multiplicité apparente.

La vraie richesse de la pensée occidentale, c’est son étonnante diversité. À toutes les périodes de cette grande aventure de la raison humaine, nous avons connu autant les représentants de l’approche matérialiste de la réalité que ceux de l’approche spiritualiste. Mais l’imperfection de cette même pensée c’est d’avoir fonctionné selon un modèle dualiste, c’est-à-dire en mode alternatif non-conciliateur. Il n’y a pas de véritable synthèse éprouvée concrètement, expérientiellement dans la complémentarité vécue du cœur et de l’esprit, de la raison et de l’intuition, du matériel et du spirituel. Cette lacune, cette déficience de l’intelligence globale a contraint notre civilisation à fonctionner dans l’opposition des contraires plutôt que dans l’alternance constructive des complémentaires. Nous avancerons d’un pas supplémentaire dès l’instant où nous comprendrons que la spiritualité et le matérialisme sont des approches différentes d’une seule et même réalité. L’une est efficace pour édifier une vision globale tandis que l’autre met en évidence les particularismes. La vision globale insiste sur les relations qui unissent entre elles les différentes parties d’un ensemble, elle organise les démarches analytiques tout en sachant qu’il faut désunir pour unir ensuite. En l’absence de cet antagonisme énergétique rien n’existe. À ce propos, les systématisations énergétiques de Lupasco peuvent nous éclairer : toute actualisation énergétique correspond à une potentialisation énergétique sur un autre plan. Cette systématisation énergétique implique un « tiers inclus », c’est-à-dire un système incluant en un tout les deux antagonismes. Le processus est auto productif et théoriquement sans limite : il est producteur de systèmes énergétiques antagonistes positivement reliés les uns aux autres. Les systématisations énergétiques au niveau atomique mettent en jeu des dynamismes antagonistes très puissants entre les forces d’attraction et de répulsion intranucléaires. La matière vivante ne cesse de se recréer. Un organisme n’est pas créé une fois pour toutes, il se crée et se recrée d’instant en instant. Le métabolisme est un dynamisme antagoniste qui inclut les phénomènes anabolique et catabolique. La vie psychologique n’échappe pas à ces tensions énergétiques entre le conscient et l’inconscient. Tout l’art consiste à laisser transiter les énergies-informations contradictoires sans lesquelles rien ne serait, rien ne se passerait. Il semblerait qu’au niveau macroscopique les échanges énergétiques s’étendent dans la durée, ils sont plus lents et leurs effets s’observent sur de plus longues périodes.

Le début du siècle passé a vu naître deux courants scientifiques qui allaient bouleverser la physique classique. En établissant une géométrie à quatre dimensions où le temps et l’espace ne sont plus des valeurs absolues et indépendantes, Einstein bouleversa toute notre représentation du monde : le continuum espace-temps était né. La constante c, vitesse de la lumière dans le vide, est le coefficient d’équivalence (ce qui relie) entre l’espace et le temps. Ce coefficient implique un intervalle nul. Désormais, nous devons admettre qu’aucun espace n’est séparé du temps. Quel que soit l’événement, la vitesse combinée des mouvements dans l’espace et dans le temps est toujours précisément égale à c, c’est-à-dire la vitesse de la lumière. Les rayons lumineux supportent notre connaissance du monde et ne vieillissent pas. Du point de vue de la lumière, l’espace est infiniment contracté et le temps est immobilisé ; seule subsiste l’information ici-maintenant. Einstein démontra encore que masse et énergie étaient aussi des aspects différents d’une même réalité. La vitesse de la lumière dans le vide par son carré est le coefficient d’équivalence entre énergie et masse. En généralisant sa théorie, il mit en évidence que la masse, l’espace et le temps ne sont pas des facteurs absolus ; et en géométrisant sa physique, il évoqua une relation d’équivalence entre l’espace-temps, la matière et l’énergie.

Plus encore que la théorie de la relativité, la mécanique quantique marqua une rupture plus nette par rapport à la physique classique. Cette théorie renonça au déterminisme classique qu’elle remplaça par le concept de causalité statistique ; les prédictions s’expriment en termes de probabilités d’événements atomiques qui sont déterminées par la dynamique de l’ensemble du système. Cette nouvelle vision nous orienta à revoir, entre autres, nos concepts traditionnels à propos d’un observateur qui serait indépendant de l’objet de son observation ; elle forgea le concept d’inséparabilité des constituants subatomiques : un événement est ce qu’il est en fonction de sa relation instantanée (non-séparabilité et discontinuité) et infiniment complexe avec l’ensemble cosmique.

La physique quantique est encore porteuse de la logique du tiers inclus où A et non-A s’intègrent dans un autre niveau de réalité, et cela sans contredire la logique classique ou A n’est pas non-A. En d’autres termes, une particule est représentative à la fois des aspects ondulatoire et corpusculaire qui caractérisent le monde de l’infiniment petit, mais une onde n’est pas un point et réciproquement. C’est le principe de complémentarité qui considère les images corpusculaire et ondulatoire comme deux descriptions de la même réalité. Dans cette optique, chaque image n’est que partiellement juste, les deux sont nécessaires pour avoir une description complète de la réalité atomique.

Revenons au thème principal de cet article et notons que le choix ne se fait pas entre la spiritualité et le matérialisme, mais entre deux approches complémentaires de la réalité. La spiritualité est proche de l’intuition, de l’analogie et de l’être essentiel ; tandis que le matérialisme se réfère à la raison, aux concepts apparentés aux classifications logiques. Dire qu’une des deux attitudes contient la vérité serait faire fausse route puisqu’elles sont complémentaires. La philosophie occidentale semble avoir évolué dans l’alternance récurrente des contraires ; et la pensée orientale semble s’être perpétuée elle-même par une sorte de processus univoque. Dans cette perspective, nous sommes confrontés à deux approches, à deux modèles de connaissance : l’un est égal à la ‘‘continuité-dans-le-changement’’ et l’autre est égal à ‘‘l’uniformité de l’Un immuable’’. La faiblesse de la pensée occidentale tient à son modèle radicalement dualiste passant alternativement de l’approche matérialiste (athéisme fort) à l’approche spiritualiste (théisme fort) sans jamais pouvoir concilier les deux. D’autre part, les philosophies orientales ont parfois considéré trop arbitrairement que le monde extérieur était un tissu d’illusions.

Les grandes traditions spirituelles de l’Orient ont toujours loué sans réserve l’idéal de la dépersonnalisation, de la dissolution de l’individualité dans l’universel, mais que l’on y prenne garde, il ne s’agit pas de se dissoudre jusqu’à la confusion. La position inverse consiste à prôner l’accentuation de la personnalité en oubliant de montrer que les qualités individuelles ne sont recevables que dans un contexte intersubjectif.

Affirmer, sans plus, que le monde et le moi sont illusoires, ou que ce même monde et ce même moi sont bien réels, conduit à une impasse sans issue. Nous pouvons passer de Descartes à la physique moderne, de l’univers machine à la théorie des quanta, des atomistes grecs à l’inséparabilité du monde subatomique… Concéder que les profondeurs de la matière s’identifient à des champs d’énergie interagissants, ne nous oblige nullement à renoncer à l’existence d’un monde matériel pondérable. De même, nous pouvons ressentir la Conscience-présence, le Soi, l’Un sans second de l’Advaita, sans renoncer radicalement à la constance relative du moi existentiel. Pourquoi la prise de conscience du ‘‘Contenant’’ annulerait-elle les ‘‘contenus’’ ? C’est seulement une question de priorité métaphysique : l’Un immuable est non substantiel, soit, mais l’apparence substantielle des êtres et des choses manifeste l’authentique état de la Conscience-présence, c’est-à-dire l’Indifférence cosmique, qui se joue de notre besoin de rattacher ‘‘Ce qui est’’ à une formule quelconque, elle-même rattachée à une préférence personnelle. La Totalité cosmique Une ne discrimine pas, elle accueille indifféremment l’infinitude des possibilités de manifestation.