Maurice Lambilliotte
L'Homme en mutation - Évolution et Mutation

La mutation autour et au delà du mental que nous entrevoyons ici, ne s’inscrit donc pas nécessairement dans le sens d’un appauvrissement de l’homme, ni dans celui d’une ablation de ses facultés, mais bien dans celui d’une libération à l’égard de la tyrannie de nos constructions mentales et de leur prétention à une connaissance ou à une situation de nous qui leur est interdite, en raison même de leur processus de dualisation. Libération, intérieure cela va sans dire à l’égard aussi de notions comme celles d’espace et de temps, qui ne sont non plus que de simples projections mentales au départ d’une connaissance sensorielle, sans autre valeur que celle d’un reflet, d’une équation mouvante avec un immédiat, effacé presque aussitôt qu’apparu.

(Revue Synthèses. No 140-141. Janvier-Février 1958)

A Jacques Masui

Le succès que rencontre la publication des ouvres posthumes du Père Teilhard de Chardin révèle à quel point les hommes aspirent à un élargissement de leur champ de connaissance et de leur vision du cosmos. La planète est traversée d’un puissant courant annonciateur de révolution. Non point nécessairement de révolutions sanglantes et brutales, mais plutôt d’une transformation profonde de la condition humaine, d’une modification fondamentale de la conception que nous avons du « phénomène humain ». Une remise en question de presque toutes les notions sur lesquelles l’humanité — à travers des vicissitudes diverses, des civilisations aux génératrices les plus variées, des niveaux d’existence sans commune mesure, des idéologies et des régimes opposés — a vécu jusqu’ici, s’impose à l’esprit des plus sceptiques.

Les grands équilibres politiques mondiaux sont d’ailleurs eux-mêmes remis en cause. La primauté de l’homme blanc, et pour autant que celui-ci croie encore à une supériorité réelle, à la légitimité des valeurs occidentales considérées comme seules vraiment universelles, est déjà plus que contestée. Au regard de l’Histoire dont les foulées devancent nos jugements, cette primauté occidentale est donc virtuellement dépassée.

Le crédit de l’œuvre teilhardienne tient toutefois principalement aux vastes horizons que le penseur, poète et savant à la fois, a ouverts à tous les hommes sans distinction de race, ni de civilisation. Sa vision d’un monde en devenir, sa conception du rôle et du destin de l’humanité, sont optimistes et même exaltantes. On avait certes découvert avant lui, l’évolution. Il lui a donné un corps, des thèmes, un sens et une finalité exhaustive et très humaine. Par ailleurs ses positions sont solidement étayées : le savant ayant apporté au poète, au visionnaire génial, des matériaux qui devaient asseoir le crédit de ses conceptions. Cosmogénèse et noosphère, sont ainsi déjà presque des notions classiques. Elles constituent en tout cas, de puissants ferments intellectuels.

Et pourtant, il n’est pas tellement assuré que cette grandiose vision comporte une exacte préfiguration de l’avenir de l’homme, non plus que de l’orientation que peut prendre son destin.

L’évolution est certes désormais indéniable. Si on considère toutefois de plus près les facteurs qu’elle met en œuvre, on s’aperçoit que, si exhaustive et si « spiritualiste »  qu’en soit la finalité, cette évolution n’affecte en somme qu’une partie de l’homme. Et même principalement sa dimension sociale, la part de collectif qui nous est à chacun il est vrai, consubstantielle. La noosphère qui serait en train de l’élaborer et d’organiser sa puissance vivante au-dessus d’une humanité dont elle deviendrait un niveau spirituel et une fonction, n’est, à tout prendre, qu’un résultat de l’enrichissement de la communauté humaine, dans l’espace et dans le temps, grâce à son activité mentale et à un patrimoine intellectuel sans cesse accru et amélioré. L’objectivité de la science — d’une science de plus en plus expérimentale et mathématique — assure par ailleurs à la connaissance, un caractère d’universalité qui lui permet de diffuser partout ses méthodes et institue un véritable langage, intelligible à l’échelle de l’humanité tout entière, à tout le moins à celle de ses élites intellectuelles.

Si paradoxale que puisse paraître une telle affirmation, l’évolution telle que nous la propose Teilhard de Chardin est pourtant extérieure à l’homme. Elle fait appel, en effet, à l’activité mentale beaucoup plus qu’à l’intériorité profonde des individus. C’est à peine si ce processus d’évolution exige des individus beaucoup plus qu’une prise de conscience phénoménologique. Lancée sur des trajectoires d’évolution téléfinalisées, l’humanité se trouverait en somme un peu dans la situation du voyageur qui, de l’avion qui le transporte, voit défiler les paysages et sait ainsi qu’il se déplace dans l’espace. Les admirateurs les plus fervents de Teilhard de Chardin, pour autant qu’ils ne soient pas systématiquement aveuglés par l’indéniable rayonnement de ce visionnaire de génie, découvrent ainsi assez rapidement, qu’une des lacunes de son système se trouve précisément dans le rôle dévolu par lui à l’homme, lequel ne peut être réduit à une simple activité mentale si concrète fût-elle.

Pour Teilhard de Chardin, le phénomène humain semble en effet entraîné par quelque force irrésistible, dans un mouvement d’enroulement de l’humanité sur elle-même. Par une densification des contacts, le patrimoine de connaissance élaboré doit, non seulement conduire l’humanité à son unité, ce qui est plausible, mais au delà, à une limite qu’il imagine et qu’il estime quant à lui logique, vers un point oméga assez confus, il est vrai, et qui ressortit dès lors davantage de l’ordre de l’hypothèse, que de celui d’une vérité scientifique indiscutable ou même d’un objectif clairement entrevu. On peut certes interpréter cette finalité par le désir du prêtre catholique de ne pas se laisser aller à construire un système qui n’incorporerait pas la réalité divine.

On ne peut cependant que s’étonner que Teilhard n’ait pas accordé plus d’importance au rôle de l’intériorité; de ce qui, pour certains, est dramatiquement vécu dans le silence de la conscience de soi et du monde.

Il ne fait guère de doute pourtant que dans cette intériorité la plus intime où affleure aussi cette curieuse potentialité de prise de conscience, l’homme sent qu’il ne peut s’exprimer tout entier, ni surtout fondamentalement par son activité mentale. La connaissance elle-même, dont l’instinct est aussi profond que sa nécessité fonctionnelle, arrive ainsi à la conclusion — ou à l’évidence, — que ses constructions mentales ne peuvent répondre à tout ce qu’en impliquent les besoins et les impératifs.

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NOUS allons à présent essayer de nous faire mieux comprendre. L’homme est doué de facultés multiples dont les facultés de conscience et plus exactement de prise de conscience de lui-même et de ce qui n’est pas lui-même, sont les plus caractéristiques. Il apparaît — et c’est difficilement contestable dans le cas particulier de l’homme — qu’à la vie, à la manifestation de la vie soit, en quelque sorte, consubstantiellement attachée une faculté que, faute d’autre expression, nous avons qualifiée déjà de potentialité de conscience. Potentialité ? Parce qu’elle semble s’exercer à l’appel, à la sollicitation de certaines nécessités immédiates. Ce potentiel de conscience s’est ainsi manifesté comme faculté d’information requise par des exigences vitales, immédiates et une assez nette implication collective. L’homme a sans doute eu recours au long de son histoire à ces prises de conscience pour développer ses propres moyens physiques en vue de l’action, qu’il s’agisse de défense ou de lutte pour l’existence. Ces prises de conscience lui ont permis d’enregistrer dans sa mémoire individuelle et par extension dans celle du clan, certaines constatations d’expériences répétées, auxquelles il pouvait, dans des circonstances analogues se référer ultérieurement. Les exigences de la condition collective qui est celle de l’animal, humain ou non, ont développé ces activités de conscience et leur ont notamment fait élaborer des moyens d’expression. Le mécanisme cérébral tel qu’il s’est lentement structuré a permis à l’homme d’aller au delà de l’usage des repères assez sommaires de la mémoire. Le cerveau humain a été ainsi peu à peu entraîné à la conceptualisation, à la formulation d’idées générales, à l’abstraction et à la spéculation intellectuelle.

Une genèse du mental ferait mieux apparaître les premiers tâtonnements de ce mécanisme d’objectivation, et de celui du consensus d’un plus grand nombre d’individus, imposé par la condition collective qui est la nôtre. On verrait ainsi comment est élaboré le mécanisme de l’analyse et celui de la formulation. On découvrirait en même temps, il est vrai, comment se sont élaborés les réflexes de dualisation désormais inhérents à l’activité du mental.

Sans que l’on s’en rende bien compte ni que l’on soit mis en garde contre elle, cette dualité par un glissement de l’existentiel vers l’intellectuel, allait décrocher l’homme de ses complexes de vie, et contrarier son intégration spontanée et constante à l’unité vivante.

La dualité a certes permis l’élaboration des mots, l’objectivation rationnelle et la formulation de rapports complexes qui constituent le langage. Par extension, cette dualisation nous a entraîné à concevoir aussi et à formuler des systèmes du monde, des métaphysiques, nécessitées par un besoin d’ordre, de classement, la fixation d’échelles de valeur plus ou moins expérimentales et de véritables claviers de références. Ces systèmes du monde, sont tout naturellement venus étayer les religions qui ne pouvaient certes ignorer la raison, ni la logique, mais procédaient pourtant d’autres appels et révélaient d’autres liens avec le réel que ceux mis en œuvre par les activités mentales.

Or, sur la potentialité de prise de conscience, par sa structure, l’activité mentale agit à la façon d’un « étrangleur » comparable à ces dispositifs que l’on plaçait autrefois sur des automobiles en rodage pour réduire l’arrivée du carburant. En outre, elle polarise et dès lors transforme la perception ou l’évidence des liens qui unissent le sujet et ses objectivations, à la vie, au cosmos et le cosmos lui-même à une réalité supérieure que la dualisation décomposerait à son tour, et dont en tout état de cause, elle nous éloignerait ou nous détacherait.

Toutes les références sur lesquelles s’articulent nos jugements de valeur, nos systèmes, nos logiques, nos réflexes, nos critères d’évidence, la notion que nous avons du temps et de l’espace et vraisemblablement jusqu’au contenu même de notre subconscient individuel ou collectif sont ainsi marqués d’une déformation, a priori d’autant plus dangereuse, qu’on n’y oppose pas de réserve préalable et que l’on perd aisément le sentiment de leur relativité fondamentale.

On imagine aisément ce que peut entraîner une telle « pente d’esprit » et quelles causes d’erreurs de connaissance elle comporte. Erreurs qu’elle ne cesse de laisser inscrire dans la trame de notre activité mentale et qui devenant des réflexes, affectent dès l’abord nos prises de conscience et leur expression.

Cette orientation originelle de l’activité mentale qui, répétons-le, reflète les nécessités immédiates auxquelles nos facultés de prise de conscience ont dû répondre, marque ainsi toute notre histoire intellectuelle. Nos critères d’évidence eux-mêmes, exprimés en termes intelligibles en sont influencés. D’où leur caractère de relativité, moins apparent parce qu’ils sont enracinés en nous à un niveau plus élémentaire.

Ce processus d’altération progressive, inhérent à la structure de notre appareil mental s’est encore développé et a amplifié nos erreurs et leurs conséquences, par la spéculation, laquelle ne pouvait être mise en doute que sur des erreurs de logique ou d’information, jamais hélas par une récusation directe par le réel lui-même, par la conscience exerçant spontanément une autocritique efficace. A tout le moins, ces remarques s’appliquent-elles à nos cultures occidentales de plus en plus rationnelles, de plus en plus analytiques et de ce fait, de moins en moins ouvertes aux dimensions existentielles du réel. Avec une réserve cependant, c’est que les méthodes de la science moderne qui requiert des chercheurs un degré exceptionnel d’attention, nous replacent dans un état d’affrontement de ce réel plus existentiel, moins systématiquement dualisé.

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Dans quelle mesure serions-nous en voie de redresser un courant si profondément enraciné ?

Le paradoxe qui n’est d’ailleurs qu’apparent, c’est que notre activité mentale analytique et dualisée — le sujet faisant face et même s’opposant à ce qu’il cherche à connaître — a peu à peu engendré les instruments de sa propre critique. En se développant, celle-ci amorce une lente mais sûre désagrégation de l’édifice, non de nos connaissances concrètes, mais de leur substance, de la validité de leur contenu, et de leur signification profonde, au delà de logiques formelles, dont nous savons qu’elles ne sont que relatives.

La science, de plus en plus expérimentale et de ce fait, en prise plus directe sur le réel, découvre que les objectivations que nous en établissons sont avant tout des projections de notre activité mentale, la réalité de la « matière »  se résorbant, de plus en plus au regard même de notre connaissance, en énergie. Le recours à un outil mathématique qui dépasse de plus en plus sa fonction initiale de mesure des phénomènes, et la confrontation toujours plus intime du sujet connaissant et de l’objet, et les liens qui s’en dégagent à nos yeux nous amènent au seuil d’une étape nouvelle d’un destin que l’humanité échafaude elle-même. Tous les matériaux de la connaissance, admis comme valables, et même marqués d’un caractère d’évidence qui a priori, freine ou éteint notre instinct critique, la plupart des objectivations, surtout lorsqu’elles se situent au niveau de la spéculation intellectuelle, se trouvent ainsi remis en question. Et par extension logique, nos conceptions, nos idées générales, nos interprétations du cosmos et de la vie et tous les rapports dont on croyait bien avoir fixé définitivement les normes et les équations, subissent une rapide, inéluctable et véritable désagrégation. L’activité mentale n’en est pas encore à devoir se trouver des méthodes nouvelles, ni surtout à pouvoir transformer d’elle-même ses structures; elle semble pourtant arrivée à un point où va s’imposer la récusation du sens et de la signification de ses productions et où elle va devoir procéder à une mise en doute de ce que jusqu’ici, elle avait pu admettre comme expression valable de la réalité.

A notre sens, cette étape dans laquelle nous entrons et qui remet tout en cause — tout ce qui était évident mais ne l’était qu’au niveau sensoriel mentalisé, — doit entraîner de telles transformations du contenu des affrontements de l’homme à lui-même et au monde, que l’on peut sans exagération évoquer ici le départ d’un véritable processus de mutation.

L’homme pourra certes continuer à évoluer dans une ambiance biologique qui n’appelle peut-être pas de transformations profondes. Le fait que tous ses systèmes de référence, ses échelles de valeur et le sens de ses prises de conscience, ses critères d’évidence, le contenu de sa mémoire vont devoir passer au crible d’une critique fondamentale, va déterminer dans l’homme d’assez curieux bouleversements. Nos pensées, nos intuitions, nos mobiles prennent en effet appui, même à notre insu, sur ces systèmes de référence lentement élaborés par le mental et qui semblent intégrés à notre substance même. D’autres centres d’intérêt peuvent dès lors nous solliciter. L’encablement du mental, à un passé qu’il a édifié selon ses règles, à l’appel de nécessités très contingentes, peut à priori se distendre, se faire de moins en moins rigide. Si l’on considère le rôle fonctionnel constant du mental, l’importance, non moins fonctionnelle de ses références, celles-ci venant à perdre de leur crédit ou de leur crédibilité, il est assez plausible qu’une telle transformation des matériaux qu’utilise la prise de conscience, puisse engager l’homme dans une phase complexe, phase de véritable mutation, qui ne sera pas nécessairement liée aux trajectoires exhaustives, mais un peu automatiques, selon lesquelles Teilhard de Chardin a entrevu l’inéluctable évolution du phénomène humain.

La remise en question qui s’imposera et qui apparaîtra comme un désaveuglement de l’esprit humain, trop passivement entraîné selon les pentes de son activité mentale et de l’imagination qui s’y rattache, va toutefois créer aussi un état de vide intérieur, une vacuité assez inattendue, un état de disponibilité intérieure. L’homme ne va-t-il pas se rendre mieux compte alors du caractère superficiel et même artificiel de ses conceptions, de ses systèmes et du peu de valeur intrinsèque de leur logique interne ? Ne va-t-il pas surtout pouvoir prendre mieux conscience également, de la superficialité d’un Moi qui n’est, dans son activité la plus constante et la plus habituelle, que le reflet de moments successifs, de prise de conscience et de formulation d’états de celui-ci sans autre cohérence en somme, que celle de l’écoulement d’une durée physiologique ? Pour tout dire, d’un Moi social, non que soit faux le sens des liens fonctionnels et biologiques qui nous unissent chacun et d’ailleurs bénéfiquement à une communauté, mais restent tout de même limités à une condition humaine animale. Quiconque se penche sur son propre passé, n’en voit-il pas surgir de multiples visages dont certains lui sont presque étrangers et ne se juxtaposent que selon un fil conducteur, celui de la durée de la vie physiologique ? La mémoire enregistre une multitude de réactions occasionnelles auxquelles elle ne peut pour autant conférer l’être. Chacun de nous ne peut cependant accepter de n’être que la somme de ses états successifs, ni le seul contenu d’une mémoire qui ne cesse de se déformer et qui dans l’activité onirique par exemple, engendre des images sans substance, la plupart évanouies en même temps qu’elles sont apparues.

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A notre sens, c’est ce Moi que nous croyons nous représenter totalement, auquel nous sommes accrochés — avec l’angoisse qu’engendre d’ailleurs ce qui n’est qu’éphémère — qui pourrait être remis en question par l’appel de ce vide, né de l’effondrement de références, simples productions du mental dont la nécessité même s’épuise dans l’acte de conscience qui les a engendrées.

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La mutation à laquelle nous faisons allusion ici ne doit certes pas avoir pour conséquence une dépossession, ni même une atténuation systématique de nos facultés intellectuelles dont la nécessité et l’efficacité sur de nombreux plans liés à notre existence subsistent bien entendu. Cette activité mentale pourrait toutefois s’exercer à travers un changement profond qui procéderait d’une récusation peut-être inattendue, de la valeur et du contenu de vérité, attribués par l’homme à ses propres concepts et formulations.

Par ce désaveuglement à l’égard de ses constructions mentales, l’homme pourrait en tout cas découvrir que toutes ses constructions mentales qui ont fondé en somme ses valeurs culturelles, les plus rares, ne sont tout au plus, qu’un simple décor, une protection appelée par la faiblesse ou la fragilité humaine à l’égard de l’infini. D’un infini, d’ailleurs toujours insolite, difficilement communicable et pour certains mêmes, redoutable à considérer de trop près, hélas aussi comme une prison inconsciemment, mais laborieusement édifiée par l’homme et dans laquelle il s’est lui-même emmuré.

Tout ceci n’est évidemment encore que vue de l’esprit, supputation, intuition. Il ne semble toutefois plus aussi impossible de penser que les mécanismes qui ont instauré la dualité comme loi du mental et en ont fait un véritable réflexe de connaissance pourraient se trouver un jour sérieusement ébranlés.

Une telle désintégration des produits du mental ne sera-t-elle toutefois pas une cause supplémentaire de risques, un danger redoutable pour l’espèce ? Evidemment on pourra toujours le soutenir. Les philosophies, les religions, les morales s’insurgeront a priori contre le péril qui guette l’homme, dès qu’il ose considérer même comme possible, l’inanité de sa propre humanité, sa précarité et sa fondamentale incohérence. Les défenseurs d’un certain ordre plaideront dès lors aisément en faveur du maintien de ces « étais »,  de ces palissades, de ces garde-fous protecteurs, de ces décors en trompe-l’œil si rassurants pour tous ceux — et c’est évidemment la masse — qui préféreront continuer à vivre dans un décor que des hommes auront imaginé, qu’ils auront projeté devant eux, quitte à en ignorer volontairement le caractère artificiel et arbitraire.

Si ces « avocats » de l’humain — et pour nous ces mauvais bergers — plaident sur ces bases, ils ne pourront toutefois pas indéfiniment s’opposer à un grand courant d’iconoclastie qui ne renversera d’ailleurs que des idoles et n’attentera assurément pas, au sens profond du sacré qui est précisément le sens de ce qui existe en-deçà ou au delà de la prise de conscience mentalisée. En voulant défendre l’homme et en cherchant cette fois, à défendre la légitimité de telles « palissades » ils plaideront coupables. Ils devront reconnaître en effet, que leurs échafaudages et leurs systèmes, n’ont à tout prendre d’autre justification que celles d’une protection, d’une défense. Dès ce moment, ils auront eux aussi retiré à leurs références l’absolu et le sacré qui en témoigne. Ils auront détruit l’encaisse-or, de la monnaie fiduciaire de leurs concepts, de leurs systèmes et de leurs métaphysiques.

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Car, la vacuité que l’homme va éprouver dès l’instant où d’instinct il répudiera les systèmes et les références sur lesquels il a vécu jusqu’ici, cette vacuité, que chacun pourra ressentir même à l’égard de son propre Moi    — celui qui pense et qui dualise — ne pourra pas être sans effet. Toute vacuité sera ressentie comme un déséquilibre et dès lors comme un appel à un autre équilibre plus adéquat.

Mais qui percevra ces ruptures et ce vide à l’égard de références abolies ? Cet état en nous indéfinissable qui nous fait nous sentir exister, et non plus seulement du point de vue du Moi Superficiel, reflet de notre durée, de nos instants dont nous prenons une conscience immédiate ? Ou, à un niveau plus profond, appelant d’autres attaches, un « état »  assez immuable en tant que témoin : témoin intérieur de nos états de sommeil aussi bien que de veille.

Au delà de la valeur de nos formulations, au delà de l’inconsistance et de l’incohérence de notre Moi relationnel, ce témoin intérieur, irréférable à rien d’autre qu’à lui-même, ne confirmerait-il pas en nous une présence ? Ne pourrait-il en tout cas, nous rassurer quant aux risques d’une destruction de nos références mentales qui ne doit pas nécessairement entraîner celle de notre conscience d’exister et même d’être, puisque ce témoin lui, subsiste, irréductible à tous nos changements, identique à lui-même ? Ne peut-il dès lors nous encourager à accepter, même assez joyeusement, la destruction en nous de ces références, de ces systèmes, de tout ce à quoi nous nous accrochons et qui n’est qu’illusion ? Et si nous nous sentons même décentrés, par rapport à un type de comportement et à des réflexes que notre activité mentale a aidé à inscrire si profondément en nous, d’autres pôles d’attraction, d’autres tangences ne peuvent-ils nous être accessibles, d’autres gravitations ne peuvent-elles nous solliciter et nous entraîner dans leur orbite

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La mutation autour et au delà du mental que nous entrevoyons ici, ne s’inscrit donc pas nécessairement dans le sens d’un appauvrissement de l’homme, ni dans celui d’une ablation de ses facultés, mais bien dans celui d’une libération à l’égard de la tyrannie de nos constructions mentales et de leur prétention à une connaissance ou à une situation de nous qui leur est interdite, en raison même de leur processus de dualisation. Libération, intérieure cela va sans dire à l’égard aussi de notions comme celles d’espace et de temps, qui ne sont non plus que de simples projections mentales au départ d’une connaissance sensorielle, sans autre valeur que celle d’un reflet, d’une équation mouvante avec un immédiat, effacé presque aussitôt qu’apparu.

Cette libération ne sera toutefois féconde que si, au delà de l’état de critique que nous abordons, notre attention nous porte à rechercher des états intérieurs de communion, ardente et lucide certes, mais qui, nous faisant franchir l’incohérence du Moi superficiel, nous amènent à cohabiter enfin, dans un Moi supérieur, avec la conscience aiguë de la réalité du Soi. Conscience impersonnelle ou supra-personnelle, vivante et pleine et qui, en chacun de nous constitue, décentrée du temps comme de l’espace, la part inaltérable, dès lors éternelle et cependant créatrice et irradiante, comme un foyer de lumière et d’amour. Car la plénitude dont nous pourrons alors goûter la réalité, ne peut être qu’amour, cet amour qu’à de rares moments privilégiés, nous avons pu éprouver ou pressentir.

Est-ce là le sens, ou un sens possible en tout cas, que l’on pourrait donner à cette inéluctable mutation mentale qui ne recoupe, ni ne s’appuie au surplus en rien sur l’évolution telle que la projette le génie poétique d’un Teilhard de Chardin et qui n’affecte et n’affectera qu’un Moi superficiel, des égos successifs, sociaux et transitoires, étoffe dont est constitué le « phénomène humain » ?

Cette mutation qui, si paradoxal que cela paraisse, va naître de nos propres conquêtes mentales et du sens critique que celles-ci sont en train de développer, ne nous rapprochera-t-elle pas de certaines grandes voies traditionnelles ? Ce serait en ce cas, pour nous une raison de plus d’espérer voir se rapprocher l’Orient et l’Occident dans leurs démarches d’affrontement du Réel[1]. Il suffit de signaler une telle possibilité parmi d’autres, pour permettre de juger de toute l’importance de ce tournant, de ce que nous qualifions faute d’autre mot, de mutation.

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Evolution ? Mutation ?

L’homme conscient de n’être en somme, en tant que tel, qu’une manifestation parmi une multitude de manifestations dont l’ensemble représenterait le cosmos et la cosmogénèse, ne serait, dans notre hypothèse, plus seulement appelé à un destin supérieur ni à une finalité particulière en tant que phénomène humain, mais bien plus, au privilège de trouver ou de retrouver en lui, l’Eternel, l’Absolu. Sa reliance enfin à ses véritables dimensions spirituelles, dans une transcendance sans mythes, ni métaphysiques.

Au delà de lui-même et sans rien devoir abolir de sa nature ni de ses facultés, l’homme serait ainsi appelé au privilège d’une libération spirituelle effective, et cela, dans un état de coexistence, celle-ci évidemment transitoire, avec le phénomène humain et la manifestation biologique.

La question est assurément de savoir si tel qu’il est physiologiquement structuré, l’homme est vraiment capable de franchir en lui la dualité, tout en en acceptant pour certains usages, les méthodes et les instruments.

La mutation que nous entrevoyons va-t-elle ouvrir une nouvelle étape qui, parallèlement à l’intelligence et à tout ce qui procède du mental, engagerait l’homme dans les voies de la découverte du sens en lui vivant de l’unité et au delà même de cette évidence, du sens du Soi, du sens de la conscience impersonnelle qui affleure dans notre Moi profond ?

Si cette hypothèse était plus qu’une hypothèse on pourrait effectivement  parler d’une mutation et celle-ci s’avérerait vraiment d’un caractère tout autre que celui de l’évolution même exhaustive telle que Teilhard de Chardin en a dégagé les grandes trajectoires. Cette mutation plus profondément spirituelle, parce que décrochée du mental, ouvrirait peut être les voies intérieures d’une haute morale dont l’humanité n’eut jamais par ailleurs, un besoin aussi impérieux.

Ne serait-il pas significatif également, qu’au moment où l’homme s’avance à grandes foulées, dans la découverte des secrets de la nature, de ses lois, et acquiert sur elle une maîtrise de véritable démiurge, il franchisse aussi et précisément par une vigoureuse critique mentale, les limites d’un empire auquel il ne peut s’identifier, car il risquerait d’y trouver sa fin, qui pourrait au surplus — nous le voyons déjà — lui inspirer un orgueil incompatible avec l’étincelle d’amour qui est en lui, qu’il ne peut laisser étouffer et dont le royaume n’est vraiment pas de ce monde ? En ce cas, la mutation n’apparaîtrait-elle pas en outre et fonctionnellement comme un indispensable facteur de rééquilibre ?


[1] Peut-être serait-il opportun de rappeler ici, une démarche telle que celle d’Aurobindo qui, parti d’une formulation intellectuelle occidentale, dut procéder à une ascèse et à une lente identification intérieure avec ce qu’il avait entrevu de la position de conscience des premiers Sages de l’Inde, les grands inspirés auxquels nous devons les textes des Védas. Cette démarche, pour retrouver les conditions d’une prise de conscience de vérités essentielles a été mise en lumière dans une étude publiée sous la direction de Jacques Masui, dans la collection des Documents Spirituels. Elle nous paraît plus que jamais s’imposer si l’on veut arriver, en occident, à une compréhension profonde de la pensée orientale.