Michel Guillaume
L’homme et la nature

Car la civilisation n’est pas seulement un avantage qui nous est donné ou auquel nous avons droit sous prétexte que nous sommes nés dans telle ou telle partie privilégiée du monde. La vraie civilisation se construit tous les jours un peu et elle se détruit tous les jours un peu par les sentiments, les pensées et les actes de chacun. Notre attitude et notre comportement vis-à-vis des animaux ne peut être dissociée de la civilisation. Il est donc nécessaire que chacun de ceux d’entre nous qui pense et réfléchit sente sa responsabilité engagée envers eux et agisse en conséquence, ne serait-ce que par le boycott des produits dont la provenance est impure, c’est-à-dire a coûter inutilement soit des vies, soit des souffrances d’animaux. Il n’y a plus aujourd’hui de lois religieuses qui édictent ce qu’il est licite et illicite de consumer. Mais chacun peut appliquer dans sa vie et pour lui-même la loi morale telle que sa conscience la lui montre.

(Revue La pensée soufie. No56. 1978)

(Extrait de l’éditorial. Le titre est de 3e Millénaire)

Les vacances amènent parfois d’étranges rencontres. Telle la suivante, qui m’a été racontée par un de mes amis et que je vais essayer de rapporter aussi fidèlement que je le puis.

 Donc, flânant dans son village, les bras ballants et l’humeur vacante, il rencontra, au détour d’une rue en pente, un chien. Il faut dire que les chiens de village, surtout les chiens du Midi où séjournait mon ami, ne sont pas comme les chiens des villes. Ils ont loisir de s’occuper d’eux-mêmes et de leurs petites affaires, tous seuls, une grande partie de l’année. Ils ne sont pas chouchoutés, poupoutés et réduits en esclavage sentimental et souvent en esclavage tout court comme leurs collègues citadins; aussi finissent-ils rarement par former avec Pépère ou Mémère un de ces couples où l’on ne sait plus qui ressemble le plus à l’autre, du chien ou de l’homme.

Non. Ce chien-là était un chien indépendant, et, selon toute apparence, assez fier.

 Or, il advint que mon ami et ce chien se regardèrent. Ils se regardèrent comme on se regarde parfois entre inconnus, d’un coup d’œil mutuel et bref, sans insister longtemps, mais si pénétrant que chacun parait plonger au cœur de l’autre; et puis, gênés par ce contact    si incisif et si intime, on se détourne. Ainsi fit ce chien, aussitôt; il éternua obliquement comme font les chiens quand ils veulent se débarrasser d’une impression ou d’une odeur, puis il s’en alla en trottinant vers on ne sait quelle rencontre nouvelle, ou quelle trace.

Mais comme il regardait ce chien trottinant devant lui, mon ami fut saisi par une constatation nouvelle pour lui il n’avait pas rencontré le regard d’un quelconque animal, mais il avait contemplé, sans équivoque possible, le regard d’une Personne. Et cela lui vint avec une telle force que lui, le bipède, eut l’impression de chanceler sur ses deux jambes et dut presque chercher un mur pour s’appuyer.

C’est qu’il se rendait compte, et de façon abrupte, que cela remettait en question tous nos rapports avec le règne animal. « Pense donc — me dit-il — jusqu’à, présent j’aimais les bêtes comme un homme des villes peut les aimer; et parce que, vivant loin de la nature, on a besoin de leur présence, de leur chaleur, de leurs sentiments élémentaires qui nous purgent de la sophistication des nôtres. Je suis même, je crois, capable de devenir sentimental et gâteux avec un chien ou un chat. Mais nos relations avec les animaux sont toujours entachées d’un vice essentiel, car ce sont des relations verticales: « Je t’aime et je te veux du bien, mais je suis en haut et tu es en bas; je suis une personne et tu es autre »; et la limite: « Tu es « ma » chose, « mon » objet. Il y a entre toi et moi une différence de nature ». Ce jour-là, pour la première fois, cette pseudo-différence s’est effacée ».

Cette conversation m’a donné beaucoup à réfléchir. Il me semble que la lumière de l’expérience rapportée plus haut, nous pourrions mieux comprendre la façon dont d’autres peuples vivent leur relation avec le monde animal. Et peut-être pourrions-nous aussi en prendre de la graine.

Voici par exemple ce que font les aborigènes australiens (ou ce qu’il en reste) quand ils chassent le kangourou. Lorsque l’homme a approché l’animal d’assez près pour le tuer, il s’arrête un instant pour prier. Et qui prie-t-il ainsi? Il prie l’âme de l’animal qu’il va tuer de lui pardonner, considérant qu’il faut bien qu’il mange et fasse manger les siens. Arrêtons-nous un instant pour nous poser la question suivante, en toute honnêteté : combien d’entre nous a une seule pensée pour l’âme du bœuf qu’il s’apprête à manger, devant son entrecôte ou son « bifteck » quotidiens? Cependant l’aborigène australien nous paraît une créature très primitive et inférieure. Mais toute notre culture et toute notre civilisation nous donnent-elles une attitude si supérieure à la sienne? Et lequel de nous deux en la circonstance, est le plus humain?

Et de quels sarcasmes les bons esprits n’ont-ils pas accablé la coutume hindoue des vaches sacrées, responsable de tant de misères, paraît-il… Peut-être. Mais combien de misères notre propre attitude actuelle d’irrespect vis-à-vis du monde animal nous prépare-t-elle dans l’avenir? Et sans parler de l’avenir, l’exploitation sans frein de la nature, y compris de la nature animale, n’est-elle pas responsable dès aujourd’hui d’un déséquilibre écologique que des gens clairvoyants, de plus en plus nombreux, ne cessent de dénoncer avec une force et une indignation croissantes?

Et quelles seront les conséquences des faits suivants, je cite au hasard:

— de ces usines où l’on engraisse des veaux (nés par fécondation artificielle) placés à perpétuité dans des boxes ou ils n’auront jamais la possibilité de voir un brin d’herbe verte, de folâtrer avec des congénères, de s’ébattre de quelque façon que ce soit, et d’où ils ne sortiront que pour connaitre l’abattoir (automatique sans doute)?

— de ces machines conçues pour l’industrie pharmaceutique pour doser la souffrance que l’on inflige à des rats élevés dans ce but, ceci afin de tester l’activité analgésique de divers produits?

Des gens à courte vue nieront que cela puisse avoir des conséquences quelconques et trouveront mille arguments pour justifier ces pratiques. Mais il vient un moment dans l’existence où l’on commence à ouvrir les yeux sur la justesse de cette loi universelle qui veut que l’on récolte ce que l’on a semé. Dans ces conditions quels lendemains se prépare la civilisation dont — bon gré mal gré — nous faisons partie? Car la civilisation n’est pas seulement un avantage qui nous est donné ou auquel nous avons droit sous prétexte que nous sommes nés dans telle ou telle partie privilégiée du monde. La vraie civilisation se construit tous les jours un peu et elle se détruit tous les jours un peu par les sentiments, les pensées et les actes de chacun. Notre attitude et notre comportement vis-à-vis des animaux ne peut être dissociée de la civilisation. Il est donc nécessaire que chacun de ceux d’entre nous qui pense et réfléchit sente sa responsabilité engagée envers eux et agisse en conséquence, ne serait-ce que par le boycott des produits dont la provenance est impure, c’est-à-dire a coûter inutilement soit des vies, soit des souffrances d’animaux. Il n’y a plus aujourd’hui de lois religieuses qui édictent ce qu’il est licite et illicite de consumer. Mais chacun peut appliquer dans sa vie et pour lui-même la loi morale telle que sa conscience la lui montre.

C’est dans cet esprit que nous dédions aujourd’hui à la méditation de nos lecteurs, la Cinquième des Dix Pensées Soufies, qui est la suivante:

Il y a une Loi, la Loi de Réciprocité, qui peut être observée par une conscience libérée d’égoïsme en même temps qu’éveillée au sens de la justice.