Michel Guillaume
Libérer son inconscient

Il existe un remède sur lequel Hazrat Inayat, après tant d’autres, a insisté. Un remède à la fois très simple et très ancien, aussi ancien peut-être que le premier homme allant à la rencontre de son Dieu. Mais comme tous les exercices si profondément vrais de la culture spirituelle, plus il paraît simple, plus ardue est son application et plus d’efforts persistants il réclame. Il consiste en ceci devant chaque circonstance de notre vie, à essayer de voir, de saisir le meilleur ; et en chaque personne à qui nous avons à faire, essayer de nous adresser à son côté le plus favorable. Cela a l’air simple? Essayons. Nous nous rendrons compte que les obstacles commencent…

(Revue La pensée Soufie. No 51. 1975)

(Extrait de l’éditorial. Le titre est de 3e Millénaire)

Dans un livre qui a fait quelque bruit cette saison : « Les Suicides », M. Jean Baechler écrit qu’à son avis, parmi Les raisons qui poussent à cet acte extrême les individus qu’il étudie, il y a une angoissante incertitude sur leur identité. « Cette incertitude – nous dit-il – peut porter non-seulement sur la question banale : qui suis-je? mais surtout sur une autre, moins banale et plus angoissante : quelles forces obscures et latentes mon inconscient recèle-t-il? Si la santé physique est le silence des organes, la santé mentale est le silence de l’inconscient. Il est possible que certains sujets nourrissent des doutes sur le silence durable de leur inconscient et éprouvent une angoisse anticipée devant ce qu’il proférera lorsqu’il se sera mis à parler ».

Ces réflexions m’ont paru intéressantes. Mais je me demande si elles ne concernent, en réalité, que les candidats suicidants. Je me demande si maint individu n’a pas, à un moment ou à un autre de sa vie, l’expérience de voir s’ouvrir devant ses yeux surpris et choqués la trappe quelque peu grouillante d’un inconscient – son propre inconscient – dans l’heureuse ignorance duquel il vivait jusque là paisible et respectable. Pour parler un langage plus direct: je me demande si tel ou tel de nos concitoyens, ou à l’occasion tel ou tel d’entre nous, devant un acte qu’il ne s’explique pas, une impulsion qui l’étonne de sa part, ou faisant simplement un retour sur lui-même, ne prend pas brutalement conscience de ce qu’on appelle une motivation profonde, qui le surprend et l’inquiète, lui qui se croyait quelqu’un de si « bien »!

Pour n’effaroucher personne, j’avancerai un exemple anodin. Imaginons qu’en nous promenant, nous voyions un garnement en train de cogner sur un petit enfant sans défense, qui, pauvre innocent, ne comprend pas et s’affole devant cette démonstration de méchanceté gratuite. Notre premier mouvement, notre mouvement instinctif n’est-il pas d’attraper le garnement et de lui flanquer une paire de gifles? Mais voilà qu’un vieux Sage, passant par hasard en ces lieux arrête notre bras justicier et paisiblement nous demande: « Pourquoi fais-tu cela? » Sur cent redresseurs de tort ainsi interrompus dans le noble exercice de leur fonction (si je puis dire) quatre-vingt-dix-neuf et demi répondront sans doute: » Qu’on ne peut pas laisser faire une chose pareille sans réagir », ou « Qu’il mérite une bonne leçon », ou toute autre réponse de ce genre. Mais peut-être le demi restant se gratterait-il la tête et se demandera-t-il: « Tiens, c’est vrai, au fait, pourquoi ai-je ainsi répondu au mal par le mal? Et répondu instinctivement et sans réfléchir Car dans ma révolte, j’ai bel et bien désiré que le garnement souffre à son tour, qu’ il « le sente passer », comme on dit et si par hasard je lui avait fait plus de mal qu’il n’en a fait lui-même à sa victime, je me dirais : « c’est bien fait pour lui, il l’a bien mérité et me sentirais probablement justifié. C’était donc une impulsion irréfléchie, un véritable réflexe dont j’ai été l’instrument passif. Il n’y a en réalité aucun motif noble dans ma conduite. Le motif noble, je l’ai inventé après coup, pour me justifier à mes propres yeux ».

Ainsi, peut-être, agissons-nous cent fois par semaine, en instruments aveugles de réflexes inconscients. Et la cent unième, ou à la cent millième fois, notre conscience – le Vieux Sage – ouvre soudain un œil critique sur les mœurs étranges de ce bipède inconnu, sauvage entre les sauvages, et qui est nous-même.

On comprend qu’une telle découverte puisse être choquante et même traumatisante pour une âme sensible. Découvrir un fleuve de boue sous le tapis du salon ressemble à un cauchemar. Le cauchemar pourtant est vécu par certains êtres et il peut nous arriver de le vivre. Et c’est un cauchemar vécu à l’état de veille, donc irrévocable On comprend donc le naufrage qui attend plus d’une parmi ces âmes.

Voilà des propos pessimistes, dira-t-on, pour une publication qui se veut « Soufie » qui prétend en d’autres termes nous apporter quelque lumière et nous aider à nourrir quelqu’espérance dans une époque déjà suffisamment noire. Mais le Soufisme est n’importe quoi sauf un opium. Et pour en revenir ce mal particulier dont on a parlé plus haut, je dirai qu’on ne guérit pas un mal en le méconnaissant, encore moins en l’endormant, mais en lui appliquant un remède approprié après avoir fait un diagnostic exact.

Beaucoup de nos lecteurs habituels ne se sentiront peut-être pas concernés par ces questions. Qu’ils veuillent bien alors excuser ce qui précède et nous garder cependant leur attention pour ce qui va suivre.

Il existe un remède sur lequel Hazrat Inayat, après tant d’autres, a insisté. Un remède à la fois très simple et très ancien, aussi ancien peut-être que le premier homme allant à la rencontre de son Dieu. Mais comme tous les exercices si profondément vrais de la culture spirituelle, plus il paraît simple, plus ardue est son application et plus d’efforts persistants il réclame. Il consiste en ceci devant chaque circonstance de notre vie, à essayer de voir, de saisir le meilleur ; et en chaque personne à qui nous avons à faire, essayer de nous adresser à son côté le plus favorable. Cela a l’air simple? Essayons. Nous nous rendrons compte que les obstacles commencent. D’abord nous aurons peur de passer pour naïfs, de jouer le rôle d’imbéciles, non seulement aux yeux du monde, mais devant nos propres yeux; de nous laisser berner par la vie et tromper par les autres. Puis peu à peu, nous nous rendrons compte qu’il ne nous est pas demandé d’être aveugles ni d’abandonner toute attitude combattive. Nous pouvons voir les divers côtés d’une personne, en négliger d’aucuns, être sur nos gardes vis-à-vis de certains autres côtés, enfin tacher d’entrer en rapport avec le meilleur. Nous nous rendrons compte ainsi que les avantages retirés de cette manière de faire compensent de beaucoup les pertes que nous pouvons en éprouver: la perte est matérielle et transitoire, l’avantage, spirituel et impérissable. Pour celui qui est réellement ouvert à ces choses, la différence n’est pas mince. Et puis nous aurons à nous vaincre nous-mêmes, à museler notre esprit critique et malveillant, notre esprit pessimiste, égoïste, dressé à toujours voir le point faible d’un autre, le côté désavantageux d’une circonstance, la mauvaise part d’une chose.

Ainsi, en développant en nous cette pratique, et avec le temps, nous finirons à enlever tout pouvoir, tout venin au côté défavorable de notre nature, à cette meute de terreurs, de pulsions agressives, d’orgueils accumulés, meute toujours sur le qui-vive, tapie dans les cavernes pleines d’ombre de notre cœur et toujours prête à tout saccager à tout dévorer dans notre vie si nous n’y prenons pas garde.

Faute d’avoir pratiqué temps cet exercice essentiel, plus d’un chercheur de vérité a dû passer par des expériences pénibles et a souffert bien des détours.

Dante, tout au début de La Divine Comédie, nous raconte comment, se mettant en route tard dans sa vie pour gravir ce sommet d’où l’on découvre enfin la Vérité, il trouva son chemin barré par trois bêtes fabuleuses. C’étaient un léopard au séduisant pelage, image de toutes les vanités qui nous leurrent sur nous-mêmes; un lion menaçant pris pour toutes nos méchancetés, nos impulsions agressives, pour les colères qui nous aveuglent au point que nous commettons parfois beaucoup de mal, un mal qui nous épouvante lorsque nous redevenons lucides; enfin une louve affamée, image de tous nos désirs avides, insatiables. Dante, trouvant ainsi barré le chemin direct eut à faire un détour immense et douloureux par l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis avant d’être admis à contempler cette Vérité qu’il cherchait. Il dut faire connaissance avec cette part de nous-mêmes qui est d’habitude voilée à nos yeux, dont nous n’avons pas conscience, ce qu’on appelle aujourd’hui le subconscient et l’inconscient, qui comporte des domaines très vastes qui sont comme des mondes et qui abritent beaucoup plus de choses encore que ce que la psychanalyse y a découvert. C’est au travers de ces mondes que Dante dut trouver son chemin. Et encore eût-il la fortune de prendre pour guide après l’avoir rencontré l’esprit de Virgile, l’un des poètes inspirés de l’antiquité. Car sans guide, qui ne s’y perdrait?