René Allar
L'initiation de Ramanuja

Toutes les « voies » hindoues, celles de l’amour (bhakti) comme celles de la connaissance (jnâna), sont des voies initia­tiques. En présence des preuves d’incompréhension que les Occidentaux ne cessent de donner à ce sujet, on ne saurait assez insister sur ce point qui conditionne toute étude sérieuse de l’Inde et de sa civilisation. Des manœuvres intéressées s’ajoutent ici à l’ignorance pure et simple mais la vérité conserve tous ses droits : la tradition vêdique n’est pas un amalgame de cultes religieux et de systèmes philosophiques augmenté de quelques sciences rudimentaires ; elle n’est pas davantage cela avec, en plus, comme d’autres le prétendent, un complément ésotérique ; la tradition vêdique est dans son essence et dans tous ses développements, par le fond aussi bien que par la forme, une tradition initiatique.

(Revue Être. No 2. 15e année. 1987)

Cet article de René ALLAR a paru dans le Voile d’Isis (1935).

Toutes les « voies » hindoues, celles de l’amour (bhakti) comme celles de la connaissance (jnâna), sont des voies initia­tiques. En présence des preuves d’incompréhension que les Occidentaux ne cessent de donner à ce sujet, on ne saurait assez insister sur ce point qui conditionne toute étude sérieuse de l’Inde et de sa civilisation. Des manœuvres intéressées s’ajoutent ici à l’ignorance pure et simple mais la vérité conserve tous ses droits : la tradition vêdique n’est pas un amalgame de cultes religieux et de systèmes philosophiques augmenté de quelques sciences rudimentaires ; elle n’est pas davantage cela avec, en plus, comme d’autres le prétendent, un complément ésotérique ; la tradition vêdique est dans son essence et dans tous ses développements, par le fond aussi bien que par la forme, une tradition initiatique. C’est à dessein que nous avons employé le mot vêdique, car nous voulons désigner aussi nette­ment que possible la tradition hindoue telle qu’elle se présente normalement et régulièrement, et écarter ainsi une opinion qui, pour être adoptée par des gens de bonne foi, n’en est pas moins erronée. Beaucoup, en effet, envisagent les textes vêdi­ques comme ne relevant aucunement du domaine initiatique et croient que celui qui a « entendu le Vêda » ne pénètre dans ce domaine que par l’étude d’une science particulière, en l’occurrence le yogashâstra. C’est précisément le contraire qui est vrai. Il est exact que le yogashâstra, comme ce mot l’indique, concerne les procédés mis en œuvre pour réaliser l’Union suprême, mais il est tout aussi exact que l’initiation n’est nullement l’enseignement de ces procédés. La simple mise en œuvre de ceux-ci, dans le cas le moins défavorable, ne pourrait être, tout au plus, qu’une préparation susceptible de se pour­suivre indéfiniment, sans aucun résultat, tant que ne serait pas reçue l’« influence spirituelle » par quoi s’effectue le rattachement initiatique et dont le « véhicule » principal est la parole sacrée, la parole vêdique. C’est donc tout à fait par erreur que certains se figurent que seule l’une ou l’autre branche spéciale des doctrines hindoues possède un caractère initiatique. En réa­lité, ce caractère appartient d’abord et avant tout à l’expression fondamentale de la tradition hindoue, aux Vêdas et aux Upanishads. On ne saurait assez le répéter et c’est sans doute parce que l’Inde est à cet égard un exemple unique parmi toutes les traditions connues que beaucoup éprouvent tant de peine à admettre cette vérité 1. Il suffit pourtant d’une étude superficielle pour s’apercevoir que tel est bien le caractère de cette tradition et que les efforts pour assimiler celle-ci à une doctrine religieuse ne peuvent réussir qu’auprès de parfaits igno­rants. Aucune occasion permettant de le prouver ne doit être négligée et nous pensons qu’il convient surtout de réfuter les assertions qui tendent à confondre la bhakti avec la dévotion ordinaire, car cette démonstration vaut à fortiori pour des voies plus purement intellectuelles n’impliquant pas l’élément émotif dont la présence chez les bhaktas est exploitée de divers côtés pour dissimuler le caractère initiatique de la tradition hindoue en général.

Nous allons parler ici du plus grand bhakta de l’Inde du Sud, l’interprète le plus autorisé du vêdânta dans le sens de la bhakti : Râmânuja 2.

Il est un point malheureusement sur lequel nous n’avons pas eu suffisamment d’éclaircissements et cette lacune est d’autant plus regrettable qu’elle concerne précisément ce qui caractérise l’exemple de Râmânuja, initié à plusieurs reprises a l’intérieur d’une même organisation initiatique. Faute d’avoir été initié par Yâmuna, Râmânuja le fut par cinq disciples directs de celui-ci. L’auteur auquel nous empruntons notre documentation, prévoyant que cette particularité ne manquerait pas d’étonner, a essayé d’en donner l’explication à l’aide de la comparaison suivante : « … Un roi, à l’approche de la mort, répartit ses richesses entre plusieurs ministres chargés de les restituer à son héritier. En temps opportun, chacun d’eux transmet le dépôt qui lui a été confié … » Cette comparaison nous semble juste ; on pourrait objecter que l’« influence spiri­tuelle » qui a été transmise par l’initiation ne se fractionne pas, et cette objection serait valable en effet s’il ne s’agissait de rien d’autre que d’une initiation ordinaire ; mais ici, il faut surtout retenir que Râmânuja était destiné à être le véritable héritier de la fonction du guru, et que ce sont les pouvoirs correspondant à cette fonction qui, ayant été d’abord répartis en quelque sorte entre les principaux disciples de Yâmuna, durent ensuite être réunis de nouveau en la personne de Râmânuja.

Nâthamuni, le grand-père de Yâmunâchârya, qui naquit en 916 (après J.-C.), était le brâhmane le plus vénéré de Vîranâ­râyanapura 3, car Vishnou lui-même avait fait savoir qu’il était son « élu ».

Certain jour, des pèlerins vishnouïtes vinrent visiter le célèbre sanctuaire de Krishna situé en cet endroit. À cette occasion, ils chantèrent un hymne dravidien dont l’auteur était Nammâzhvâr, mort depuis longtemps, et qui se terminait par ces mots : « Ce dizain est extrait des Mille Stances ». Nâtha­muni exprima le désir d’entendre l’œuvre entière mais on lui répondit qu’il n’en subsistait que ce fragment. Cette réponse lui suggéra l’idée de recueillir les hymnes attribués aux sages dravidiens (les Azhvârs) 4, afin de les sauver de l’oubli. Avec cette intention, il se rendit à Tirunagari (près de Tinni­velly) où il rencontra Parânkusha Dâsar qui lui dit que non seulement les Mille Stances de Nammâzhvâr, mais encore les compositions de tous les autres sages dravidiens étaient, à peu d’exceptions près, entièrement perdues. Il ajouta : « Mon maî­tre Madhurakavi, qui eut pour guru Nammâzhvâr, m’a assuré que celui qui prendra devant l’image de Nammâzhvâr une attitude du yoga et concentrera sa pensée sur le pied du grand ascète en répétant douze mille fois les dix stances du Kanninun­-Siruttâmbu entrera en communication avec son auteur. » Parân­kusha Dâsar ayant daigné lui enseigner cet hymne qui tenait lieu de mantra, Nâthamuni put soumettre sa demande à Nam­mâzhvâr qui lui transmit en plus de ses Mille Stances trois mille autres de différents sages dravidiens, ainsi que la doctrine des Trois Mystères (rahasyâ) et les arcanes du yoga 5 ; après quoi, le grand disparu enjoignit au brâhmane de retourner dans sa ville natale et de transmettre ces connaissances aux fidèles vishnouïtes qualifiés pour les recevoir.

Nâthamuni se consacra entièrement à cette tâche. Il eut de nombreux disciples pour lesquels il écrivit notamment le Purushanirnaya, le Nyâyatatva et le Yogarahasya. Peu avant de mourir, ayant fait venir son fils Ishwaramuni et ses deux disciples Uyyakondar et Kurugai-kâval-Appan, il leur prédit la naissance d’un petit-fils dont le premier serait le père et les deux autres les gurus, Uyyakondar pour l’étude des shâstras et des Hymnes dravidiens et Appan pour l’étude du yoga. Il insista beaucoup pour que cet enfant fût appelé Yâmuna.

Uyyakondar (né à Tiruvallarai en 826) ne put remplir lui-même sa mission, car il mourut avant la naissance annoncée. À l’approche de la mort, il informa son meilleur disciple Râma­mishra, à qui il avait transmis le dvaya-mantra, qu’il aurait à le remplacer.

En 916 naquit enfin celui qui devait devenir le grand Yâmunâchârya. Son nom tamoul était Alavandar : « celui qui vient pour régner ». Il sortait à peine de l’adolescence que déjà il donnait la mesure de son caractère et de son intelligence à l’occasion d’une joute intellectuelle qui lui valut d’immenses richesses de la part du maharaja de la contrée. Celui-ci s’était attaché un pandit – brâhmane savant – qui, fort de la protection du roi, se permettait d’exiger une dîme de tous les autres pandits du royaume. Au nom de son guru Mahâbhâshya­batta, Alavandar refusa de payer et tint tête aux menaces du mahârâja qui, intrigué, le pria d’honorer son palais de sa pré­sence. Devant toute la cour assemblée, le petit-fils de Nâtha­muni défia le pandit sur n’importe quelle question doctrinale. Mais son adversaire prétendit le mettre à quia en s’amusant, se faisant fort de prouver le contraire de tout ce que pourrait avancer ce jeune présomptueux. Alavandar aussitôt d’énoncer ces trois points : « Ta mère n’est pas une femme stérile. Notre roi est digne de régner sur la terre entière. La reine, son épouse, lui est fidèle. » Le pandit ne put que se taire, honteusement. Il crut qu’un débat sur des questions de doctrine lui permettrait de prendre sa revanche, et sa défaite devint une déroute. La supériorité du brahmachârî, du brâhmane étudiant, était écra­sante. Les assistants, émerveillés, organisèrent en son honneur une procession triomphale et le roi lui confia la moitié de son royaume.

Quand Râmamishra apprit la victoire d’Alavandar, sa joie fut sans bornes et on le vit danser en agitant des drapelets. Le moment n’était-il pas arrivé de mettre le fils d’Ishwaramuni au courant de la mission qui lui était dévolue ? Ce triomphe n’annonçait-il pas qu’il serait à la hauteur de cette tâche ? et dans les meilleures conditions, grâce à la dignité dont le roi l’avait investi. Le disciple d’Uyyakondar s’introduisit dans le palais où le jeune brâhmane vivait avec son épouse et, en qualité de cuisinier 6, attira sur lui l’attention d’Alavandar, qui lui demanda comment il pourrait le récompenser, avec des terres ou avec de l’argent. Le vieux brâhmane lui répondit que c’était lui, Râmamishra, qui allait l’enrichir, et avec un trésor qu’il avait reçu de ses ancêtres, à lui Alavandar… Les études com­mencèrent. L’élève écoutait avec une attention soutenue et ne tarda pas à demander comment il pourrait réaliser ces sublimes enseignements. « Cela est enseigné dans le charama shloka 7 », répliqua Râmamishra, et il l’aida à pénétrer les mystères de cette stance. Quand le guru jugea que son disciple était suffi­samment préparé, il le conduisit dans le sanctuaire de Shri­ranga (Nom de Vishnou), et là, désignant l’image de la divinité, il lui souffla dans l’oreille cette unique stance du Shrîrangamahâtmya : « Ici la Connaissance est sans limites, ici on est hors des atteintes de Yama (Le dieu de la mort). Aussi, quel être intelligent n’adorerait pas Ranga, le Très Pur ? » Il ajouta : « Tu es en possession de ton bien et ma mission est remplie. » Au même instant, Alavandar vit le trésor légué par ses ancêtres : c’était le Trésor du monde. Le cœur partagé entre l’extrême félicité et l’extrême contrition, il s’écria : « O Ranga ! Que de jours j’ai perdus dans la pour­suite des biens terrestres ! Mais maintenant que je t’ai vu couché sur le serpent Shêsha 8, je suis mort au monde et vivrai sous Ta loi ».

Après cette cérémonie, Râmamishra engagea son disciple à aller étudier la science du yoga aux pieds de Kurugaikâval­-Appan 9.

Alavandar devint rapidement l’illustre Yâmunâchârya 10, le chef de Shrîranga, le centre spirituel vishnouïte le plus important de l’Inde du Sud. Sa gloire était grande et son ordre prospère, mais les soucis n’épargnèrent pas sa vieillesse. En effet, sa fin approchait et aucun de ses disciples ne révélait les qualités nécessaires pour être son successeur et achever son œuvre.

C’est dans la famille de son petit-fils et disciple Shrî Shâila Pûrna que vit le jour 11 celui qui allait assumer cette tâche : Râmânuja.

Il était par sa mère le neveu de Shrî Shâilapûrna et son nom fut d’abord Govinda. Quand le moment fut venu d’étudier les Vêdas, il choisit comme âchârya un brâhmane shivaïte, Yâdavaprakâsha, ce qui fut un choix malheureux puisque l’avenir devait démontrer que sa voie véritable était celle de la bhakti. Aussi, il n’est pas étonnant que toute sa jeunesse se passa en disputes et en controverses avec son maître 12. Yâmuna eut connaissance de ces démêlés et les détails qu’on lui rapporta excitèrent au plus haut point sa curiosité. Finale­ment il se rendit à Kanchî (Conjivaram), la grande ville sainte où habitait Yâdava, et là, dans le sanctuaire du Seigneur Varada 13, parmi les brâhmanes accourus avec leurs disci­ples pour lui rendre hommage, il aperçut le jeune Govinda, dont la vue l’émut profondément. Mais une affaire urgente le rappela en son monastère et il eut juste le temps d’invoquer le Seigneur Varada pour lui demander que le neveu de son petit-fils devien­ne le champion de son enseignement.

Le temps passa. Le désaccord entre le maître et l’élève ne fit que s’aggraver, tant et si bien que Govinda quitta Yâdava, et, sur les conseils de sa mère, demanda à Kanchîpûrna, ancien disciple de Yâmuna, de le prendre à son service dans le sanctuaire du Seigneur Varada.

À Shrî Ranga le grand guru vieillissait de plus en plus. Bientôt une maladie l’obligeait à prendre ses dispositions en vue d’une mort imminente. Ses disciples recueillaient avec d’autant plus de ferveur ses paroles. « Vos instructeurs, leur répétait-il souvent, sont la voie et le but, car ils ne font qu’un avec Vishnou, et les honorer est le plus sûr chemin pour atteindre la Délivrance… Que la stance charama soit votre temple de fleurs, que le tiru-mantra soit votre temple de la félicité, que le dvayamantra soit votre temple du renoncement. Je ne fais que répéter ce que les maîtres ont dit avant moi… »

Ses plus intimes disciples tinrent conseil devant l’autel de Ranga et décidèrent de suivre leur guru dans la mort. Mais tandis qu’ils prenaient cette résolution, ils entendirent soudain une voix qui venait d’un autre monde, et qui disait : « Je vous conjure de ne pas songer à une chose semblable. Vous devez rester à votre poste conformément à la volonté de vos maîtres… Quand Yâmuna ne sera plus, prenez pour chef son fils Araiyar, c’est le désir de Ranga, votre maître à tous. » Ils coururent au chevet de Yâmuna et lui firent part de ce qui était arrivé. « Obéissez à cet ordre venu d’en haut, leur dit-il. Ne m’enviez pas la félicité dans laquelle je vais entrer pour toujours. Accep­tez la tâche que Vishnou exige encore de vous. Mettre fin à vos jours pour me suivre, serait transgresser la volonté de nos maîtres. Uyyakondar et les autres… Il faut que soit maintenue la succession des instructeurs. Ne perdez pas courage. Soumet­tez-vous. Vivez. » Les voyant toujours accablés, le maître pour­suivit afin de faire diversion à leurs sombres pensées : « Efforcez-vous de ne voir aucune différence entre le Seigneur et les maîtres. Dans ceux-ci Vishnou est réellement présent. En revanche, ne vous surestimez pas à cause de l’adoration de vos disciples. Car la gloire en revient aux gurus qui vous ont précédés. C’est grâce à eux que votre hommage parvient aux pieds de Vishnou, ne l’oubliez pas. Donnez la Connaissance avec désintéressement. Fuyez tout instructeur cupide et orgueil­leux. » Les disciples ne cessant d’être abattus, Yâmuna conti­nua : « Fixez votre cœur sur le Seigneur Ranga. Il est votre seul but, votre seule fin. C’est déjà beaucoup si tous les matins vous déposez une fleur à ses pieds… Voici les trois points essentiels de votre culte : Vishnou, le guru et le disciple. Le deuxième comprend le premier et le dernier. Il est la présence visible de la divinité. S’attacher à lui est le plus sûr moyen pour qui veut traverser l’océan du samsâra… Je vous remets tous, ô disciples aimés, entre les mains de mon fils Araiyar… » C’est ainsi que le grand âchârya s’efforçait de leur faire accepter sa mort.

Quand les tristes nouvelles concernant sa santé parvinrent à Kanchî, deux brâhmanes qui avaient été ses disciples prirent en toute hâte le chemin de Ranga. Dès qu’ils furent aux pieds de leur guru, celui-ci leur demanda avec anxiété ce que devenait Râmânuja. Ils lui firent part de la rupture survenue entre le maître et l’élève. Au comble de la joie, Yâmuna s’écria : « Que Vishnou soit loué ! Il a accordé ma demande. » Il fit venir son disciple Mahâpûrna et lui communique l’heureuse nouvelle : « Rêmânuya s’est enfin séparé de Yâdava. Cours à Kanchî et amène-le au plus vite. » Mahâpûrna parti aussitôt.

Mais l’état de l’illustre instructeur empirait de jour en jour malgré son ardent désir de vivre jusqu’à l’arrivée de Râmanuja 14. Après une dernière visite au temple, il réunit autour de lui tous ses disciples et leur demanda pardon pour ses fautes. Tous s’écrièrent : « Que voulez-vous dire avec vos fautes ? » Il continua en ces termes : « Je vous supplie tous d’avoir les plus grands égards pour Araiyar, ô gardiens du sanctuaire de Ranga, et je vous adjure une dernière fois d’observer tous les rites, tels que celui du pushpa-mantra, pour adorer Ranga. N’oubliez pas non plus la distribution d’aliments sacrés aux gurus et aux ascètes de la contrée, ainsi qu’aux pèlerins, quels qu’ils soient. » Ils pensèrent : « Ce sont ses dernières paroles. » Alors Yâmunâchârya prit la position padmâsana, retint son haleine et fixa toute sa pensée et tout son amour sur le pied de son maître Râmamishra. C’était le milieu du jour. Les trompettes du monastère retentirent. Après avoir demandé à ses disciples de réciter la Taittirîya Upanishad, la Chândogya Upanishad, le Purushasûkta (du Rig Vêda) et des hymnes dravidiens, le grand instructeur entra dans le Royaume éternel.

Pendant ce temps Râmânuja et Mahâpûrna se hâtaient à marches forcées pour atteindre Shrî Ranga avant la mort de Yâmunâchârya. Arrivés à la rivière Kâvêrî, ils aperçurent de loin un grand concours de gens qui semblaient très affairés. Pleins d’appréhensions, ils s’enquirent auprès de passants de ce qui se passait et il leur fut répondu que Yâmunâchârya n’était plus. Longtemps, ils restèrent terrassés, par cette terrible nouvelle ; quand ils reprirent un peu leurs sens, ce fut pour verser des larmes inutiles.

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Quand la cérémonie funéraire fut terminée, Râmânuj , la mort dans l’âme, retourna à Kanchî. Il partit sans même rendre visite au sanctuaire de Ranga. On rapporte que plus tard il lui arriva souvent de dire que s’il avait eu la chance d’être le disciple de Yâmuna, fût-ce un seul jour, il aurait donné à tous les êtres la possibilité d’atteindre la Délivrance.

Il reprit ses occupations dans le temple du Seigneur Varada, auprès de Kanchîpûrna. Mais la question de son développement intellectuel était toujours en suspens.

Les deux ascètes demandèrent à Vishnou la réponse à divers points qui les préoccupaient. Un de ceux-ci concernait le guru que devait désormais choisir Râmânuja et la réponse fut : Mahâpûrna. Râmânuja partit aussitôt pour Ranga mais il n’eut pas à aller loin. À peine arrivé à Madhurântaka, il ren­contra Mahâpûrna qui avait été dépêché auprès de lui pour l’amener à Ranga. Râmânuja demanda à être initié sans tarder. Mahâpûrna proposa de regagner Kanchi afin de procéder à cette cérémonie dans le temple du Seigneur Varada. Râmânuja le supplia de n’en rien faire, de ne plus perdre un seul instant, invoquant sa malchance avec Yâmuna. Mahâpûrna accepta. Il conduisit Râmânuja sous l’arbre sacré Vakula, près du tem­ple de Madhurântaka, le plaça à sa droite et commença les rites initiatiques, tels qu’ils sont décrits dans le Pancharâtrashâstra : Tracé des cinq symboles vishnouïtes sur le corps du disciple, avec récitation des mantras appropriés, qui, comme les bagues et les bracelets de la fiancée, indiquent que l’unité est indissolu­blement uni à Vishnou. Invocation mentale des ancêtres spiri­tuels. Tracé du chakra sur l’épaule droite. Imposition de la main droite et de la main gauche sur la tête et sur le cœur du disciple faisant l’anjali. Récitation du mantra, répété ensemble avec les chandas (chants) complémentaires. Observant toutes ces règles, Mâhâpurna souffla dans l’oreille droite de Râmâjuna le dvaya­mantra.

Après avoir exhorté son disciple à accomplir la mission laissée inachevée par son aïeul, Mahâpûrna se rendit avec lui à Kanchî, dans le temple du Seigneur Varada. Kanchipûrna invoqua le Maître de l’univers, et le guru fit connaître à son nouveau disciple les délices du samâdhi…

Mahâpûrna demeura dans la maison de Râmânuja pendant six mois 15.

Il fallut l’intervention d’Araiyar pour « détacher » le nou­vel initié du Seigneur Varada et l’amener (en grande pompe) au monastère de Ranga.

Peu après Mahâpûrna engagea Râmânuja à poursuivre son développement spirituel aux pieds de Goshtîpûrna qui avait été le disciple favori de Yâmuna et qui vivait au loin, dans un ermitage. L’ermite reçut Râmânuja sans façon et ne tint aucun compte de sa demande, lui disant sèchement : « Qu’ai-je à enseigner ; et à qui ? »

Goshtîpûrna vint en pèlerinage à Ranga et à cette occasion accepta de recevoir chez lui le successeur de Yâmuna. Quand Râmânuja se présenta dans sa retraite, le maître lui dit de s’en retourner et de revenir un autre jour. Râmânuja obéit, revint et reçut le même accueil. Ce n’est qu’après avoir été rebuté de la sorte dix-huit fois 16 que Râmânuja put s’asseoir aux pieds de Goshtîpûrna, qui lui donna le nom d’Emberumânar. Lui ayant demandé de tenir secret ce qu’il allait lui inculquer, Goshtîpûrna le conduisit dans la partie la plus retirée de son ermitage et là, lui enseigna les mystères contenus dans le tiru­-mantra, le mantra aux huit syllabes, essence de l’Ashtâkshara Upanishad, le mantra médité par les plus grands maîtres : Om namo Nârâyanâya 17.

Peut après, Râmânuja, sur les conseils de Mahâpûrna et de Goshtîpûrna, étudia aux pieds de Mâlâdhara (qui lui transmit les hymnes de Nammâzhvâr) et d’Araiyar (qui lui enseigna les mystères concernant l’adoration du guru). L’ouvrage auquel nous empruntons tous ces renseignements ne spécifie pas si, comme il est à présumer, Râmânuja reçut alors d’autres mantras, et lesquels, nous nous bornons donc à cette seule indication et terminons le présent récit avec l’initiation donnée par Goshtî­pûrna qui transmit à Râmânuja le mantra le plus sacré, celui dont seul le successeur de Yâmunâchârya devait connaître toute la puissance 18.

1 Qu’on nous comprenne bien. Nous ne disons pas que l’élément initiatique soit absent dans d’autres traditions, mais il s’y associe toujours avec un autre élément qualifié par comparaison d’exotérique et qui cor­respond à la tradition telle qu’elle est admise par tous. Remarquons en passant que par cette « unité » initiatique qui lui est propre, la tradition hindoue s’avère comme étant la tradition par excellence, l’héritière la plus directe de la Grande Tradition Primordiale.

2 Nous avons puisé notre documentation dans : The life of Râmânucharya by Alkondaville Govindacharya, Madras, 1906. Cet auteur s’est consacré à ce que l’on pourrait appeler l’hagiographie dravidienne. À en juger d’après son livre sur Râmânuja, il s’acquitte de cette tâche très consciencieusement, grâce à sa connaissance du sanscrit, du tamoul et de traditions orales recueillies sur les lieux qui concernent le sujet de ses travaux et d’où il est originaire.

3 Dans l’Inde du Sud, à 15 miles de Chidambaram, province de Madras.

4 Il est sans doute inutile de rappeler que « dravidien » est simple­ment une désignation des Hindous du Sud, qui ne saurait aucunement être opposée à « aryen ». On sait, en effet, que le mot « arya » n’a jamais été autre chose qu’un titre distinctif appartenant aux trois premières castes, et cela aussi bien chez les Hindous du Sud que chez les autres.

5 Ce n’est pas le seul exemple de ce genre de « communication » dont il est question dans la biographie de Râmânuja que nous utilisons, et il est curieux de constater que l’auteur n’éprouve pas le besoin d’en justifier la vraisemblance, comme s’il s’agissait d’une chose courante dans l’histoire des organisations initiatiques.

6 On sait qu’aux Indes, nul ne peut, sans déchoir, manger des aliments préparés par quelqu’un qui lui est inférieur par la caste ; c’est pourquoi le métier de cuisinier y est souvent exercé par des brâhmanes, et n’a par conséquent aucun caractère servile.

7 La soixante-sixième stance du dernier chapitre de la Bhagavad-­Gîtâ.

8 Le serpent sur lequel Vishnou est souvent représenté couché.

9 Nâthamuni n’avait pas enseigné le yoga au maître de Râma­mishra ,Uyyakondar, qui de lui-même avait jugé qu’il n’était pas qualifié pour réaliser la Connaissance ; cela ne l’avait pas empêché de recevoir l’« influence spirituelle » et de la transmettre à Râmamishra qui, à son tour, la transmit à Alavandar.

10 Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sanscrits célèbres, notam­ment le Stotraratna, le Siddhitraya et l’Agamaprâmânya. Signalons que le fameux hérétique Dayânanda Saraswati a donné sur cet auteur les renseignements les plus fantaisistes.

11 En 1017, à Perumbudur, appelé aussi Bhûpuri (15 miles de Tiruvallur province de Madras). On peut remarquer que dans cette orga­nisation initiatique les principales figures appartiennent toutes à la même famille ; la paternité spirituelle la plus normale est sans doute celle qui accompagne la parenté corporelle. Ce n’est que dans la dernière période du Kali Yuga, l’âge du désordre et de l’extrême confusion, qu’il n’en est pas toujours ainsi. Autre particularité remarquable, plusieurs maîtres dont il est question dans ce récit retardèrent jusqu’à l’approche de la mort l’initia­tion de certains disciples.

12 Ce conflit eut un dénouement assez inattendu. Plus tard, Yâdava devint le disciple de Râmânuja, qui l’initia avec le dvaya-mantra, le nomma Govindajiya (Victoire de Govinda) et l’engagea à écrire le Yatidharmasa­mucchaya.

13 « Celui qui accorde des dons ». Epithète de Vishnou.

14 L’ouvrage que nous utilisons ne dit pas quand Râmânuja cessa de s’appeler Govinda ; ce fut probablement quand il quitta Yâdava pour entrer au service du Seigneur Varada. Il est d’ailleurs spécifié que Kânchî­purna procéda alors à une initiation, qui consista sans doute en une « épreuve » préparatoire, puisque l’initiation par Yâmuna était déjà envisagée.

15 L’épouse de Râmânuja essaya de le brouiller avec son guru. Après trois faits graves de ce genre, il la renvoya chez ses parents.

16 Cf. l’initiation du grand ascète Milarepa par Marpa. Celui-ci présente d’ailleurs beaucoup de traits communs avec Goshtîpûrna.

17 Om. Hommage à Celui qui marche sur les eaux (Vishnou). Les mantras contenant le monosyllabe om sont particulièrement sacrés et ne peuvent être prononcés que par les « deux fois nés » (dvijâ).

18 Alors qu’il était déjà célèbre Râmânuja se proposa certain jour d’aller rendre visite à Goshtîpûrna. Il trouva celui-ci dans les combles de son ermitage, absorbé dans une profonde méditation. Il attendit respec­tueusement et lui demanda quel était le mantra et le dhyâna qui absorbaient à ce point sa pensée. Pûrna répondit : « Noble fils, mon unique mantra est le nom de Yâmuna et l’unique objet de ma méditation (dhyâna) est son visage tel qu’il m’apparut un jour que le maître se baignait dans la rivière Kâveri ». Râmânuja s’inclina et rebroussa chemin.