Jean Chevalier
L'islam 2e religion en France

Dans tout discours, tout désir, toute sensation, ce qui compte, c’est l’intention, non pas la matérialité sensible. Grâce à l’intention seule, la dualité disparaît. Elle confère à l’acte son sens, très souvent caché par les apparences : « Dans le sens, tout s’accorde. » Penser et agir dans le même sens, c’est abolir les oppositions, même entre les dogmes et les éthiques différentes. A cet égard, le mystique est très libéral : on peut suivre, dit-il, la voie de Jésus (« s’abstenir de la satisfaction des désirs ») ou celle de Muhammad (« supporter la tyrannie, les soucis de la femme et du monde »). Atteindre au sens suprême, quelle que soit la voie, c’est l’essentiel, et c’est l’extase. Sortir de soi, c’est se trouver : c’est réaliser le sens de sa vie, s’unir dans l’amour.

(Revue Question De. No 20. Septembre-Octobre 1977)

Le Chemin de la Mecque de Muhammad Asad

Les Hommes de l’islam de Louis Gardet

Monothéisme coranique et monothéisme biblique de Denise Masson

La Bible, le Coran et la science de Maurice BucaiIle

Le Livre du dedans de Eva de Vitray-Meyerovitch

Le Livre des sept vizirs de Zâhiri de Samarkand

Un intérêt grandissant pour l’islam se manifeste dans le monde, et notamment en France. C’est la religion qui compte aujourd’hui, dans notre pays, le plus d’adeptes après le catholicisme. Cette foi, avec la civilisation et la mentalité qu’elle a engendrées, de nombreux livres tentent de l’élucider : récits de conversion, études comparatives, traductions d’œuvres anciennes, etc. Une herméneutique nouvelle tend à s’inspirer des méthodes d’interprétation « vécues » par les mystiques musulmans, « la Parole existentielle ». (Voir Jean Chevalier : « le Soufisme dans la tradition de l’islam ».) Toutes les philosophies qui, lasses d’explorer les postulats des sciences exactes et naturelles, tentent de réfléchir sur l’expérience intérieure, s’enrichissent à la lumière de la tradition musulmane.

LE CHEMIN DE LA MECQUE de Muhammad Asad

Une conversion à l’islam

Un juif autrichien se convertit à l’islam. Léopold Weiss (1900–1992) change son nom contre celui de Muhammad Asad (l’un des noms arabes du lion). Correspondant au Moyen-Orient de grands journaux d’Europe Centrale, il devient conseiller et ami du roi Ibn Séoud, puis diplomate de la république du Pakistan. Il a appris l’arabe, le persan et l’ourdou, outre cinq langues européennes. Il vit aujourd’hui sur les hauteurs de Tanger, occupe sa retraite à traduire le Coran. Celui qui fut un homme d’action, mêlé aux prodigieux événements survenus au Moyen-Orient depuis un demi-siècle, se tourne maintenant vers les « hommes de l’intériorité », les philosophes et les mystiques de l’islam, les penseurs et les saints du soufisme.

On a dit de son livre, le Chemin de La Mecque (Paris, Robert Laffont, 1977), qu’il était « plus profond, plus fort et plus perspicace que celui de Lawrence d’Arabie ». La comparaison est flatteuse, mais un peu rapide. Par leur caractère, leur philosophie, leurs engagements, les deux hommes sont très différents. Ce serait une étude passionnante d’en tracer les portraits parallèles, deux portraits d’aventuriers écrivains-philosophes. Ce n’est pas le lieu. Observons seulement que, comme les Sept Piliers de la Sagesse, le Chemin de La Mecque tient à la fois de l’histoire, de l’aventure, de l’autobiographie et de la méditation. Il s’agit d’un voyage à de multiples niveaux d’existence. Voyage dans le désert, avec des épreuves physiques jusqu’aux limites de l’épuisement. Voyage dans les palais royaux d’Arabie et d’Iran, dans les campements de rebelles et de conspirateurs, où se nouent les intrigues politiques, se masquent les ambitions, se concluent les marchés d’armement. Voyage dans la mémoire : les événements présents, telles randonnées à dos de chameau, telles rencontres, tels dangers évoquent des souvenirs ; la vie passée du jeune juif, du journaliste hardi, de l’Occidental désenchanté se dessine, remontant jusqu’à l’enfance. Voyage dans la conscience : la foi juive, la révélation chrétienne, l’irréligion occidentale sont confrontées à l’expérience intérieure et à ce monde musulman, à la fois si simple et si difficile à comprendre. Bref, le Chemin de La Mecque est le récit d’un voyage terrestre et initiatique à travers des paysages resplendissants, des milieux politiques agités, des rencontres spectaculaires, des réflexions philosophiques et religieuses.

Ce qui attire ce juif antisioniste vers l’islam, c’est avant tout la façon de vivre, la personnalité du monde arabe. La lecture du Coran et de ses commentateurs, la pratique du culte viendront plus tard. L’existence quotidienne est par elle-même un langage sans parole, plus persuasif que la parole. Or, les musulmans qu’il fréquente vivent une sagesse qu’ils ne savent pas toujours exprimer. Ils savent du moins donner un sens à leur vie. Léopold Weiss ne se convertit pas soudain ; son cheminement est long et réfléchi.

D’une femme arabe, à Médine, il a un fils : c’est un premier lien de parenté. Mais le journaliste éprouve toujours le besoin de voyager.

Quelque chose en lui murmure : « Tu as échangé un monde contre un autre ; tu as gagné un monde nouveau en échange d’un ancien que tu n’avais jamais vraiment possédé. » Les gestes qu’il voit faire aux femmes tirant de l’eau du puits ou de la rivière sont ceux que décrit la Bible de ses ancêtres. Il voit dans cette Arabie du XXe siècle la Rebecca de la Genèse. Près de quatre mille ans se sont écoulés : les mêmes scènes. La mémoire et la sensation immédiate ne se distinguent plus. Ces femmes qu’il voit dans une petite oasis perdue dans les sables du grand Nufud font les gestes de Rebecca. Il pense que l’Ancien Testament commet la faute irrémissible, en présentant les fils d’Israël comme le peuple élu, de faire de Dieu une divinité tribale au lieu du Créateur et Protecteur de toute l’humanité. Ces femmes de l’oasis, au milieu du désert d’Arabie, ne sont pas juives, elles ne descendent pas d’Isaac et Rebecca. Alors, il s’écarte du judaïsme qui n’apporte pas un message universel. Pour l’islam, tous les hommes sont appelés à la même foi et à former une même Communauté.

C’est une autre difficulté qui l’éloigne du christianisme. Les problèmes de la chair sont envisagés par l’islam, aux yeux de Muhammad Asad, d’une manière « résolument affirmative. L’esprit et la chair, son droit reconnu, à l’un et à l’autre, apparaissent comme les deux aspects de la vie humaine créée par Dieu. Je me demandais si cet enseignement n’était pas à l’origine de cette sérénité que j’avais perçue chez les Arabes ». Déjà séparé du judaïsme, il entre en discussion avec des religieux chrétiens : « Je ne saurais être d’accord, leur dit-il, sur votre refus de reconnaître toute légitimité aux exigences physiques, à la chair, à la destinée liée à la terre (que vous considérez comme des aspects non essentiels). Mon aspiration vise autre chose. Je rêve d’une forme de vie — bien que, je l’avoue, je ne la voie pas clairement encore — où l’homme tout entier, esprit et chair, s’efforcerait de parvenir à un accomplissement toujours plus profond de son soi, où l’esprit et les sens ne s’opposeraient pas et où l’homme pourrait réaliser son unité à l’intérieur de lui-même et donc le sens de sa destinée, de telle sorte qu’au terme de ses jours il puisse dire : « Je suis ma destinée ». » Le Coran, lui, ne cesse de rappeler que la vie en ce monde, avec sa prospérité et ses joies — pourvu que l’appétit en soit maîtrisé par la conscience morale —, est un acheminement vers la félicité céleste. De plus, les exigences de la raison et celles de la foi lui paraissent mieux s’accorder dans l’islam que dans le christianisme. Le Coran demeure sur un plan « parfaitement naturel » et ignore les problèmes que pose la notion chrétienne de « surnaturel ».

Cette évolution spirituelle se développe en contrepoint, au milieu de récits dignes d’un grand reporter qui a su devenir un familier, voire un conseiller, des fondateurs des nouvelles dynasties d’Arabie, de Jordanie, d’Iran, ainsi que des premiers dirigeants de l’Etat islamique du Pakistan, sans jamais perdre le contact avec le menu peuple des souks et les nomades des caravanes. Double aventure politique et spirituelle, racontée avec un art polyphonique que le traducteur a rendu avec talent. Voilà donc une introduction des plus vivantes à la connaissance de l’islam, à une période charnière du Moyen-Orient, entre les deux guerres mondiales, après l’émancipation de la tutelle ottomane et avant la pollution multiforme de l’ère pétrolière.

LES HOMMES DE L’ISLAM de Louis Gardet

L’unité de l’islam dans la multiplicité des siècles et des peuples

Après le récit d’une aventure personnelle, voici l’étude non moins passionnante d’une aventure collective : « Comment furent vécues, au cours des siècles, les valeurs que l’islam revendique pour siennes, quelles furent les mentalités des hommes de l’islam au gré des pays, des couches sociales, des périodes historiques ? » Le livre de Louis Gardet (1904 – 1986), les Hommes de l’islam (Paris, Hachette, 1977), qui tente de répondre à cette difficile question, est à lui seul une véritable encyclopédie des connaissances islamiques — historique, doctrinale, psychologique, sociologique, religieuse. Une encyclopédie centrée non point sur des individualités, mais sur des groupes sociaux ; non point alphabétique, mais structurée de l’intérieur, grâce à une longue familiarité avec les pays du Croissant vert et avec tous leurs moyens d’expression. L’auteur a enseigné aux universités d’Alger, du Caire, de Rabat, au Collège international de philosophie de Toulouse. Il ajoute, à une connaissance profonde des hommes et des textes de l’islam, cette chaleur pénétrante de la sympathie qui est indispensable pour comprendre ce qu’il appelle une « mentalité ». Car tel est bien l’objet de sa recherche. Il précise d’abord ce qu’il entend par ce mot, si souvent employé de façon vague.

La mentalité est plus complexe que le tempérament et le caractère. Ceux-ci, « étroitement liés à des facteurs psychosomatiques où l’ethnie et l’hérédité jouent souvent le premier rôle », ne laissent au libre choix qu’une marge réduite. La mentalité, elle, « relève beaucoup plus de valeurs psycho-éthico-sociales », dont un même ensemble peut être adopté par des tempéraments et des caractères différents. Sa transmission n’est pas d’ordre génétique : elle dépend de l’éducation, du milieu social, d’une part d’adhésion personnelle. Et elle peut-être contestée, modifiée, rejetée ou, au contraire, cultivée. « Reflet de la vie du groupe en chacun des membres qui la composent, elle suppose une communauté de culture et de civilisation, une certaine vision du monde, un comportement semblable en de nombreux points. Elle peut subsister à travers l’évolution des sociétés et garder une relative homogénéité, en dépit des variances diachroniques et diatopiques. »

Le problème d’une ou de plusieurs mentalités se pose particulièrement pour l’islam, qui est à la fois religion-civilisation-culture de vocation universelle, répandu de l’Atlantique au Pacifique, par l’Océan Indien, et jusqu’au cœur de l’U.R.S.S. et de la Chine, qui a connu déjà quatorze siècles de bouleversements historiques. Comment une mentalité distinctive, commune, marquée du sceau du Prophète, peut-elle survivre avec un si grand nombre de peuples, de situations, d’événements ? Cette dialectique de l’un et du multiple, du même et de l’autre, commande la destinée de toutes les religions et idéologies à visée universelle.

Pour ce qui concerne l’islam, Louis Gardet dégage les dominantes propres d’une typologie de ses fidèles, suivant une description purement phénoménologique. L’immense intérêt du livre tient en grande partie à cette méthode rigoureuse, qui permet une synthèse souple et évolutive des innombrables facteurs composant une mentalité une et diverse, permanente et changeante, qui unit, en sauvegardant leurs différences, les grandes familles des disciples du Prophète.

A toutes les époques et en tous pays, l’islam professe un « idéal historique concret » : une vision globale de la vie humaine, personnelle, sociale, politique, « où se trouve engagé le tout de l’homme ». Cette vision est dominée par la foi en un Dieu unique, transcendant, créateur, miséricordieux ; en conséquence, l’homme doit se soumettre à la volonté de Dieu telle qu’elle est révélée par une suite de prophètes, jusqu’à Muhammad, et résumée par le Coran ; il en résulte une Communauté de croyants, à laquelle chacun se sent appartenir. C’est donc une mentalité essentiellement religieuse à laquelle aucun acte humain n’est soustrait, mais qui en appelle toujours à la responsabilité de chacun vis-à-vis de Dieu, de la Communauté et de son propre destin. Cet idéal réconcilie l’obéissance et la liberté, le profane et le sacré dans tous les domaines de l’existence. Car s’en remettre à Dieu ne dispense pas d’agir avec toutes les ressources de la nature.

L’espoir des félicités célestes promises aux fidèles modère, mais ne condamne point les désirs terrestres, le triple joyau du pouvoir, du profit et du plaisir. Cette simple et ferme certitude du croyant engendre en lui une profonde sérénité qui n’a rien de commun avec le fatalisme ; un sentiment de supériorité sur les croyants des autres religions et, a fortiori, sur les incroyants, qui n’exclut pas une tolérance quelque peu dédaigneuse ; un soupçon de méfiance vis-à-vis de ceux qui n’appartiennent pas à la Communauté de l’islam et qui, de ce fait, n’obéissent pas au même code moral et civique.

Cet « idéal historique concret » qui s’est forgé dès les origines de l’islam, dans la cité libre de Médine, a subi de nombreuses atteintes au cours des siècles, sans cesser toutefois de demeurer au fond des mentalités. Il prit souvent des couleurs qui n’étaient plus typiquement musulmanes. C’est ainsi, par exemple, que les cours brillantes de l’âge classique, du IXe au XIe, siècle, à Bagdad, à Damas, au Caire, à Cordoue, témoignèrent d’un humanisme très ouvert qui devait beaucoup à la Perse et à la Grèce antiques. Quelles qu’aient été les influences étrangères, quelles qu’aient été les trahisons des puissants, leurs actes ne se conformant pas à leur foi, les valeurs coraniques continuaient d’être affirmées. Comme le dit très bien Louis Gardet, « le contexte historique modèle les mentalités ; il ne les crée pas ». L’impulsion initiale, en un sens créatrice, est venue du Prophète et n’a cessé — malgré les rivalités passionnées des hommes — d’animer la Communauté des croyants.

On ne peut entrer ici dans l’analyse subtile et vivante des nuances qui affectent la mentalité de l’islam selon les trois âges de son histoire : l’âge d’or du VIIe au XIVe siècle, avec ses trois époques, l’une de combat et de conquête, où l’islam se pose en s’opposant au reste du monde ; l’autre, d’apogée et d’épanouissement, où sa puissance et son humanisme s’universalisent, mais connaissent déjà les déchirements politiques et hérétiques ; enfin, celle des luttes contre les forces centrifuges turques et mongoles, triomphantes, et qui ne participeront que peu à peu de la mentalité musulmane. Le deuxième âge de l’islam, du XVe à la fin du premier quart du XXe siècle, est une période d’effacement et de déclin, sous la domination ottomane, « les siècles obscurs », avec cependant les éclatantes réussites de l’Iran safévide et l’Empire indien des « Grands Mogols ». Enfin, troisième âge, depuis cinquante ans, c’est la confrontation avec la « modernité » l’émancipation des nouveaux Etats, les énormes échanges de connaissances, d’aspirations et de richesses qu’entraîne la révolution industrielle, puis l’idéologie révolutionnaire socialiste qui se déclare seule capable de surmonter le sous-développement. Comment la mentalité fondamentale de l’islam, qui a su traverser toutes les formes de vie sociale, résistera-t-elle au choc du présent et de l’avenir ? Le socialisme qui se manifeste dans plusieurs pays musulmans « n’entend aucunement s’inféoder à une idéologie étrangère ». Là encore, la force de la mentalité de l’islam s’exerce de l’intérieur dans les consciences pour modeler les nouvelles formes de vie qu’impose l’évolution scientifique et technologique. Ce qui pourrait miner et détruire cette mentalité, ce serait l’athéisme que véhicule, avec son rationalisme triomphaliste et aberrant, l’esprit moderne.

Mais il semble, selon Louis Gardet, que « la » mentalité de l’islam résiste encore assez bien à ce nouvel assaut. Les règles du culte ne sont peut-être plus aussi unanimement respectées, mais la foi en Dieu n’est pas reniée ; chez les « piliers de l’islam », le code des devoirs personnels tient encore debout. Si la jeunesse entre en conflit avec de pesantes traditions, elle n’a pas rompu avec « la » tradition de l’islam, et notamment avec le sens de « la responsabilité humaine, personnelle et collective » qu’enseigne le Coran. La sève de « la » mentalité continue de monter dans les greffons « des » mentalités d’aujourd’hui.

MONOTHÉISME CORANIQUE  ET MONOTHÉISME BIBLIQUE de Denise Masson

Les rapports du Coran avec la Bible

De l’aventure des hommes, passons à l’étude des textes « révélés » qui ont inspiré leur vie.

Denise Masson (1901 – 1994) a entrepris dans Monothéisme coranique et monothéisme biblique (Paris, Desclée de Brouwer, 1976) de comparer les croyances religieuses telles qu’elles sont exposées dans la Bible et dans le Coran, sans se préoccuper du lien historique qui pourrait établir une dépendance textuelle de l’un par rapport à l’autre. Elle fonde toutefois sa comparaison sur les nombreux versets des sourates qui font allusion à Abraham, à Moïse, à Marie, à Jésus, à la foi des juifs et des chrétiens.

S’il ne semble pas qu’il y ait dans le Coran une seule citation littérale de l’Ancien ou du Nouveau Testament, un seul emprunt précis à un texte biblique, l’évocation de l’enseignement des prophètes et de l’histoire d’Israël y est très fréquente. Elle sert d’appui et de tremplin à la Révélation nouvelle, qui est destinée à raviver et à compléter la Révélation antérieure. Cette référence globale au passé sert à accréditer le présent et à illustrer le message. Il s’enracine dans une tradition pour mieux assurer son avenir. Le milieu culturel où prit naissance la prédication du Prophète était composé en partie de juifs et de chrétiens et, sans que l’on puisse parler d’emprunt, leurs croyances ne lui étaient pas inconnues. A bien des égards, il les a partagées. C’est ce partage dont Denise Masson, avec une merveilleuse connaissance des textes, a dressé le patient inventaire.

D’abord, Dieu, dans le Coran comme dans la Bible, est unique, éternel, immuable, infini, omniscient, tout-puissant, bon, créateur, miséricordieux. Il se révèle par sa création et par la parole des prophètes : il suffit de voir l’univers et d’entendre leurs voix pour le glorifier. Mais Muhammad ne peut admettre la Trinité, car il perçoit ce dogme comme une affirmation de trois Dieux. Devant un auditoire en grande partie polythéiste — où les descendants d’Abraham succombent eux-mêmes au culte des idoles —, il insiste sur l’unité transcendante de Dieu. Il adjure les chrétiens de Médine de ne pas trahir le Dieu unique.

C’est ici la ligne de partage infranchissable entre musulmans et chrétiens. Si elle récuse en principe les outrances d’un concordisme systématique, Denise Masson cède à un littéralisme trompeur lorsqu’elle écrit que le lecteur ne trouve pas dans le Coran « de négation formelle et explicite du dogme de l’Incarnation tel qu’il est enseigné par les théologiens chrétiens ». Muhammad n’avait pas à contredire « formellement » des théologiens que lui-même et ses auditeurs ne connaissaient sans doute pas. Mais ce qu’il savait de la foi chrétienne en l’Incarnation du Fils de Dieu, Dieu lui-même, cela, il l’a formellement contredit. Pour lui, c’est la Révélation exprimée par le Coran qui serait comme une « descente » dans le temps et l’espace de la Parole éternelle de Dieu. Aussi le livre, non seulement en son sens (le signifié), mais en la matérialité même de ses syllabes écrites ou sonores (le signifiant), revêt-il une valeur sacrée. Grâce à sa relation unique avec son prototype céleste, il mérite la vénération due à la Parole même du Créateur. Nous sommes loin, en dépit des apparences, de la notion chrétienne du Verbe incarné.

L’auteur développe encore des comparaisons très intéressantes entre le Coran et la Bible, sur l’Esprit, la Sagesse, la Lumière, l’Alliance, les Prophètes, la Prière, les Anges, la beauté de la création d’où ressort une foi semblable en de très nombreux points. Comme les Psaumes, le Coran est un hymne cosmique à la louange du Créateur. Mais une différence essentielle se manifeste en ce que l’islam est fixé dans une lecture « définitive et immuable » de la lettre, tandis que l’Eglise chrétienne admet un progrès dans la conscience du sens des Ecritures, une évolution homogène des dogmes. Pour elle, la Révélation s’achève avec le Verbe incarné ; pour l’islam, avec Muhammad. Mais la prise de conscience de son contenu, chez le chrétien, est toujours inachevée, imparfaite, évolutive ; chez le musulman, elle est dès l’origine parfaitement claire et close ; « foi pure et nue » en la parole divine transmise par le Prophète. La foi du chrétien est pénétrée par l’inquiétude de l’intelligence et du désir, celle du musulman stabilisée dans l’abandon à la Parole divine.

Une loi de « compensation » gouverne le comportement des hommes : un feu inextinguible sanctionnera les impies, un jardin de délices récompensera les justes. Ce jardin est décrit, dans le Coran comme dans la Bible, par l’évocation de toutes les jouissances terrestres. Mais elles ne sont que les symboles de la félicité céleste, à la lettre inexprimable, infinie : « La seule occupation des hôtes du Paradis sera de se réjouir » (Sourate XXXVI, 55).  Vous serez jugé, dans l’islam, sur votre soumission à Dieu ; dans le christianisme, c’est votre amour qui vous jugera. Il est vrai qu’on peut obéir par amour, ou par crainte.

Faute de référence aux mystiques de l’islam — qui vivent le Coran de tout leur amour —, le livre de Denise Masson montre surtout l’aspect littéral et juridique de l’éthique musulmane et « le mécanisme des sanctions et des réparations », comme si la morale chrétienne était mesurée aux règles du droit canon et des casuistes. Au contraire, pour exposer celle-ci, l’auteur n’hésite pas à citer les saints et les théologiens. L’éthique chrétienne apparaît alors plus intériorisée, moins ritualiste, plus exigeante. Il eût été plus probant de s’en tenir exclusivement aux textes bibliques, comme l’auteur l’a fait pour les textes coraniques. Elle conclut en citant le principe commun aux trois monothéismes, issus de la foi d’Abraham : Tout vient de Dieu et retourne à Lui. On observera qu’à ce niveau de généralité on retrouve d’autres religions et des philosophies, tels, par exemple, l’hindouisme du Védanta et le néo-platonisme.

LA BIBLE, LE CORAN ET LA SCIENCE de Maurice Bucaille

Bible et Coran devant la science moderne

C’est également à une comparaison de la Bible et du Coran que procède Maurice Bucaille (1920 – 1998), mais du point de vue de la science moderne et non du point de vue des doctrines religieuses, dans la Bible, le Coran et la science (Paris, Seghers, 1977). Les livres sacrés contiennent en effet de nombreuses assertions qui peuvent être examinées à la lumière des connaissances actuelles tant historiques que biologiques ou physiques.

Chirurgien réputé, le Dr Maurice Bucaille apporte à l’analyse des textes la même attention microscopique qu’à une coupe histologique. Au cours de ses voyages, frappé par la piété musulmane, il a voulu étudier le Coran et, à cette fin, apprendre l’arabe. Quelle ne fut pas sa surprise d’y découvrir mentionnés des phénomènes naturels, dont le sens échappait à la science du VIIIe siècle et n’apparaît qu’à la lumière des connaissances d’aujourd’hui !

Comme il s’agit d’études sur des textes et non sur des planches photographiques, il convient d’établir d’abord l’authenticité de ces textes: c’est à quoi l’auteur s’attache avec une grande érudition. Pour le Coran, pas de problème de critique textuelle, hormis quelques variantes dues surtout à des fautes de copistes : l’ensemble des sourates a été réuni du vivant même du Prophète et dans les années qui ont suivi sa mort. Des témoins directs étaient présents pour vérifier l’exactitude des récitations et l’on connaît la qualité de la mémoire verbale dans les civilisations de style oral où plus de 90 % de la population est analphabète. Il n’en va pas de même pour la Bible, y compris les Evangiles. Pas de témoins directs, les textes sont tardifs par rapport aux événements et par rapport aux auteurs auxquels ils sont faussement attribués. Maurice Bucaille ne manque pas l’occasion d’opposer, parmi les exégètes et traducteurs modernes, les adeptes d’opinions traditionnelles quelque peu amendées et les partisans d’une critique historique, radicale, auxquels il se rallie. Les textes bibliques, tant du Nouveau que de l’Ancien Testament, témoignent d’une foi telle qu’elle s’exprimait dans la prédication, l’enseignement et le culte des hommes de l’époque à laquelle ils furent écrits, et non point nécessairement telle que l’exigeait la pure révélation divine. On peut donc, sans aucun scrupule — Dieu ne pouvant enseigner l’erreur —, en supprimer comme inauthentique tout ce qui « présente une incompatibilité évidente avec les connaissances modernes », par exemple les dates de la création de l’homme, les généalogies de Jésus, les apparitions post mortem, l’Ascension, etc. Cette épuration des textes ne compromet en rien le sentiment religieux. Ce qui est choquant, au contraire, ce sont les « acrobaties dialectiques », les « tentatives de camouflage », les « formules apologétiques », par lesquelles certains exégètes s’évertuent à dissimuler ou à évacuer les erreurs. « L’existence de ces contradictions, invraisemblances et incompatibilités ne me paraît altérer nullement la foi en Dieu. Elle engage seulement la responsabilité des hommes. Nul ne peut dire ce que pouvaient être les textes originaux, quelle fut la part des rédactions fantaisistes […], de la manipulation délibérée des textes par les hommes, comme celle des modifications inconscientes des Ecritures. »

L’opération chirurgicale du Dr Bucaille, par ablation des textes bibliques nécrosés aux yeux de la science, n’est peut-être pas la solution la plus appropriée. Plusieurs niveaux de lecture permettent d’approcher un texte profane ou sacré. Jamais un texte ne rend adéquatement le divin, qui est objet de révélation et qui déborde toute expression. Comme je l’ai souvent montré, le sens anagogique (celui qui élève le regard dans la direction de l’objet) n’est atteint que par une herméneutique très particulière dans laquelle le symbole joue un rôle prépondérant. Il s’agit ici du symbole pris comme une dimension du réel, sa dimension cachée qui ne se découvre, qui n’ouvre sur une valeur transcendant la lettre, que dans la mesure où les dispositions du sujet permettent de le percevoir. Loin de sortir de la réalité, le symbole nous introduit alors dans ses profondeurs. Maurice Bucaille fait de la Bible une « lecture naïve au seul niveau de la lettre, alors qu’il réserve au Coran une lecture d’une herméneutique beaucoup plus sophistiquée. Prenons seulement l’exemple de la création du monde en six jours. Le récit sacerdotal de la Genèse est qualifié de « fantaisiste », parce qu’« on sait parfaitement de nos jours que la formation de l’univers et de la terre […] s’est effectuée par étapes s’étalant sur des périodes extrêmement longues… » Mais le Coran, lui, n’est pas pour notre auteur en contradiction avec la science quand il enseigne que « Dieu créa les cieux et la terre en six jours » (Sourate LIV, 7), parce que « jours » est ici compris au sens d’« âges », de « longues périodes ». Pourquoi la Bible ne bénéficie-t-elle pas de la même interprétation ? On n’admet pas le recours aux symboles pour lire la Bible, mais on le fait constamment pour le Coran : « Définition toute symbolique de cieux au nombre de sept […] ; symbolique également le dialogue entre Dieu, d’une part, et le ciel et la terre primitifs, d’autre part : il ne s’agit ici que d’exprimer la soumission aux ordres divins des cieux et de la terre une fois formés » (p. 138, de même p. 141, le sens symbolique du chiffre 7 dans le Coran).

Maurice Bucaille utilise deux méthodes d’interprétation différentes, deux niveaux de lecture différents, l’un pour la Bible, l’autre pour le Coran. C’est pourquoi les résultats de sa comparaison, si intéressants soient-ils, ne sont pas concluants. La méthode qu’il applique à la lecture du Coran résoudrait beaucoup des problèmes qu’une « lecture naïve » de la Bible, au seul niveau littéral, rend en effet insurmontables.

L’auteur insiste longuement et à plusieurs reprises, par exemple, sur les généalogies différentes de Jésus dans les Evangiles selon Matthieu et selon Luc, qui seraient « tout bonnement » sorties « de l’imagination humaine ». Eh bien ! non ! elles ont un sens, bien plus important que le fait matériel d’une filiation historique. Elles expriment une façon de rattacher Jésus, l’une à Abraham, comme le nouveau père des croyants, l’autre à Adam, comme l’homme nouveau. De plus, les noms de ces généalogies se comptent par groupes de 7 ou de multiples de 7 (14 x 3 dans Matthieu, 77 dans Luc) ; or le chiffre 7, Maurice Bucaille l’admet pour le Coran, symbolise une « pluralité non définie ». Pourquoi ne pas admettre également cette valeur symbolique dans les Evangiles ? Elle fait ressortir, à travers la réalité symbolique d’une ascendance, le rôle premier de Jésus dans l’instauration d’une foi et d’une humanité nouvelles, sur le modèle de la primauté accordée jusqu’alors à Adam et à Abraham, l’un comme père de l’humanité, l’autre comme père des croyants.

Enfin, et la valeur religieuse du Coran n’en est point diminuée, ses allusions à des phénomènes naturels, si exactes qu’on puisse les comprendre — non sans parfois les lire avec les yeux d’un savant moderne qui rectifie leur sens littéral et qui amplifie leur portée —, ne sont pas « un défi à l’explication humaine » qui garantirait l’authenticité divine de la révélation coranique. Beaucoup de ces allusions, sans doute étranges pour des nomades du désert d’Arabie, pouvaient provenir des connaissances acquises par Muhammad qui voyagea beaucoup, pour les affaires commerciales de sa première épouse, dans les caravansérails où se croisaient les caravanes venues d’Egypte, de Syrie et de Mésopotamie. Le Coran, lui aussi, baigne dans une culture, et le sens de la pure Révélation ne se découvre qu’avec discernement.

LE LIVRE DU DEDANS d’Eva de Vitray-Meyerovitch

Le témoignage d’un mystique de l’islam

Le fondateur de la Confrérie des derviches tourneurs, Djalal ud-Dîn-Rûmi, commence à être bien connu en France, grâce surtout aux travaux d’Eva de Vitray-Meverovitch (1909-1999). Membre du C.N.R.S. et professeur à l’université d’Al-Ahzar, elle publie un nouveau livre traduit du persan, le Livre du dedans (Paris, Sindbad, 1976), l’œuvre principale en prose du célèbre maître soufi. C’est un recueil d’écrits et de dits, qui se présente sous la forme très orientale d’aphorismes, d’apologues, de paradoxes, souvent teintés d’humour. Le titre originel, Fîhi-mâ-fîhi (« il recèle ce qu’il recèle »), exprime de façon énigmatique une pensée constante du grand poète mystique : « Vous ne puiserez qu’à la mesure de vos capacités. » L’enseignement d’un maître spirituel ne prétend qu’éveiller ce qui est au-dedans du disciple assoupi, anesthésié, étouffé par les distractions, le vice ou la passion. Il met en garde contre les illusions d’une connaissance verbale et conceptuelle : « La compréhension est de ne pas comprendre. » Gare aux pièges des mots ! « La parole est l’ombre de la réalité […] : elle t’incite à chercher le sens que tu ne vois pas. » Pour que les êtres se comprennent, il faut entre eux une affinité préalable, une certaine connaturalité. De même, il faut éveiller, dévoiler la parcelle de divin qui est en l’homme pour qu’il soit attiré par le divin. Le voile est un des symboles clés de la doctrine du poète.

Dans tout discours, tout désir, toute sensation, ce qui compte, c’est l’intention, non pas la matérialité sensible. Grâce à l’intention seule, la dualité disparaît. Elle confère à l’acte son sens, très souvent caché par les apparences : « Dans le sens, tout s’accorde. » Penser et agir dans le même sens, c’est abolir les oppositions, même entre les dogmes et les éthiques différentes. A cet égard, le mystique est très libéral : on peut suivre, dit-il, la voie de Jésus (« s’abstenir de la satisfaction des désirs ») ou celle de Muhammad (« supporter la tyrannie, les soucis de la femme et du monde »). Atteindre au sens suprême, quelle que soit la voie, c’est l’essentiel, et c’est l’extase. Sortir de soi, c’est se trouver : c’est réaliser le sens de sa vie, s’unir dans l’amour. Il dira de tout l’univers et de Dieu ce que les poètes de l’islam chantent de Leyla, le symbole de l’être aimé qui n’est jamais séparé de celui qui l’aime :

Ton image est dans mes yeux,

Ton nom sur mes lèvres,

Ton souvenir dans mon cœur…

Je suis celui qui aime

Et celui qui m’aime.

Nous sommes deux âmes

Incarnées en un seul corps.

Le précepte delphique a étendu son sens à l’infini : « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et Dieu ; sois toi-même, et tu seras l’univers et Dieu. »

LE LIVRE DES SEPT VIZIRS de Zâhiri de Samarkand

La sagesse d’un prince

Le Livre des sept vizirs (Traduit du persan par Dejan Bogdanovic Paris, Sindbad, 1976), de Zâhiri de Samarkand, est un autre exemple de cette littérature orientale pénétrée de la foi musulmane, mais aussi d’une sagesse bien plus ancienne qui s’enracine ici dans les légendes persanes. Le livre appartient au genre du récit-cadre : un thème dramatique sert de lien à des contes et de prétexte à chaque personnage pour conter une ou plusieurs histoires à mesure que l’action appelle son rôle. Pas de brèves répliques, mais une suite d’apologues chargés d’un sens plus ou moins évident et incitant à la vengeance et à la cruauté, ou à la prudence et à la clémence. De la ruse sous les atours de l’imagination, un conseil voilé par un conte. Les déclarations solennelles de la soumission à Allah, les louanges hyperboliques du roi, les effusions d’amour ne cachent pas moins les perfidies, les mensonges et les craintes de la cour.

Un jeune prince, quelque peu demeuré, s’épanouit soudain en science et en sagesse, grâce à l’enseignement de son précepteur, l’illustre Sendbâd. Il repousse les avances de la favorite de son père, le roi Kourdis, et celle-ci, pour se venger, l’accuse devant le roi d’avoir tenté d’abuser d’elle. Il est aussitôt condamné à mort. Ce jugement expéditif coïncide avec une semaine de mutisme absolu qu’un horoscope a conseillé au prince d’observer pour qu’il échappe à un grand danger. Alors, chaque jour de la semaine, alternent les interventions des sept vizirs auprès du roi, qui plaident en faveur du jeune homme, et les répliques de la belle odalisque, incitant le monarque à un juste châtiment. La sentence est chaque fois reportée puis confirmée, jusqu’à ce que, la semaine écoulée, le prince puisse s’expliquer devant son père. Il l’éblouit de sa sagesse, le convainc de son innocence; le roi, émerveillé d’un tel fils, lui cède son trône et se retire.

Dans le style artificiel et fleuri des cours orientales rappelant celui des Mille et Une Nuits, ces contes forment un petit traité pour l’éducation des princes et tracent les devoirs d’un roi modèle. Ils exaltent l’exercice de la justice, l’énergie dans le commandement, le maintien de la hiérarchie, ainsi que la prudence vis-à-vis des perfidies féminines et des flatteries des courtisans. Un régime monarchique, absolu et théocratique se dessine à travers ces contes : « Le sultan est l’ombre de Dieu sur la terre […]. Nous, les rois, sommes la marque du Destin et le reflet du pouvoir du Créateur. » Mais cette vision théocratique du pouvoir, Louis Gardet l’a bien montré, n’est conforme ni à la tradition originelle de l’islam ni à la volonté des « réformistes » contemporains. Cette pédagogie princière, cependant, brodée par l’art, la raison et l’expérience d’un milieu raffiné et cruel, reste dominée par la croyance en la toute-puissance divine… à qui l’on fait endosser tous les actes de la puissance  royale.

Jean Chevalier