Djime Momar Gueye
L'islam et la tolérance

C’est le lieu de dire que beaucoup de cœurs honnêtes ignorent l’attitude tolérante de l’Islam et ne connaissent souvent à cet égard l’Islam d’autre visage que celui de la guerre sainte : la Djihâd. La Djihâd n’est pas selon la loi religieuse le droit ou l’obligation de soumettre à l’Islam par la guerre. C’est le droit et l’obligation, chaque fois que cela est nécessaire et possible de secourir toute communauté islamique qui voit entraver par des moyens brutaux le libre exercice de son culte et la vie selon sa foi. Mais cette loi n’a pas toujours été rigoureusement respectée. Des conquêtes ont été faites au nom de l’Islam dans des circonstances qui n’étaient pas toujours celles que prévoit la loi.

(Extrait de La Tolérance, colloque Swâmi Vivekananda. Edition Être Libre 1963)

Texte intégral de la communication de Son Excellence M. Djime Momar Gueye, ambassadeur de la République du Sénégal en Belgique.

Avant de vous entretenir de la tolérance islamique, permettez-moi de chercher à éclairer mon sujet en introduisant très brièvement l’Islam et en m’interrogeant ensuite sur la possibilité pour une foi se proclamant vérité et s’adressant à tous les hommes, donc universelle, d’être tolérante.

L’Islam est né de la prédication du prophète Mohammed, répondant à la volonté du Seigneur exprimée par Djibril, que l’Occident connaît sous l’appellation : Gabriel. L’Islam proclame l’existence de Dieu unique, omniscient, omnipotent, Créateur et Maître de tout être et de toute chose. Le premier devoir du musulman est la soumission à Dieu (d’où la dénomination de la religion elle-même) en pensée, en intention et en actes. La vérité de Dieu a été révélée aux hommes par ses prophètes, dont Abraham, Moussa (Moïse), Issa (Jésus) et le plus grand et dernier d’entre eux : Mohammed. Je ne m’étendrai pas sur les règles de pratique religieuse, de comportement moral et de distinction des actes licites qui découlent de ces principes.

Je souligne, partant d’eux et des règles qui en ont été tirées, que :

— l’Islam s’adresse à tous les hommes, les invitant à se soumettre à Dieu et se faire musulmans;

— l’Islam se proclame la révélation définitive et parfaite, la seule religion que n’entache aucune erreur, la vérité elle-même;

— en proclamant que tous les musulmans sont frères, l’Islam condamne toute discrimination raciale.

A présent, nous pouvons nous demander si, non seulement l’Islam, mais une foi ou une doctrine quelle qu’elle soit, qui se proclame vraie et seule absolument vraie peut être tolérante, c’est-à-dire reconnaître le droit à la vie, dans le cadre des actes humains, à d’autres convictions. Selon moi, les fondements d’une telle foi ou doctrine, ce qui est postulé aussi bien que ce qui est vécu, peuvent être assez différents de la tolérance ou de l’intolérance selon le cas.

Aussi en venons-nous à notre sujet proprement dit qui diffère notablement des autres cas et nous demandons-nous :

— Quels sont les sources et fondements religieux de la tolérance islamique?

— Quelles sont les bases pratiques de la tolérance islamique ?

— Quelle est la portée réelle de la tolérance islamique à travers l’histoire des sociétés musulmanes et quel semble être l’avenir en cette matière?

Les fondements religieux de la tolérance islamique sont simples. Le musulman est reconnaissant à Dieu de l’être, il lui est reconnaissant de lui avoir donné la lumière. S’il est musulman, c’est non pas principalement de par son propre mérite, mais surtout parce que tel a été le dessein du Très-Haut : celui qui ne croit pas au vrai Dieu dans le cadre de la vraie religion n’est pas nécessairement coupable et déméritant, bien qu’étant dans l’erreur. Dieu seul a pouvoir d’ouvrir les cœurs. La lumière vient de Dieu. La rencontre des desseins qu’il s’est fixés et que nul ne connaît hors ce qu’Il en a dit aux hommes par la voix des prophètes, peut seule féconder l’effort humain qui ne doit pas viser et ne peut se proposer avec succès la réalisation de desseins que le Seigneur seul connaît, mais être leur instrument soumis. L’homme est l’instrument de Dieu. Le juge suprême est Allah. Le musulman ne contraint pas son semblable. Il lui apporte ce qu’il a de la lumière que Dieu a fait répandre par le Prophète, et dit à son frère :

« Dieu est le seul Maître. Ses desseins sont impénétrables. Je prie qu’Il veuille ouvrir tes yeux afin que tu voies la belle lumière que tous les croyants peuvent contempler ».

Le droit à la vie pour les autres convictions, qui ne dureront d’ailleurs que le temps que Dieu leur a imparti (car rien ne se fait qu’Il ne le veuille), est explicitement formulé par le Prophète Mohammed dans la sourâte (Al Kâfiroun = Les Incroyants). La conclusion de cette sourâte éclaire mieux que les plus savantes exégèses sur les lignes de tolérance du Koran révélée au Prophète d’Allah, Mohammed quand cette sourâte dit :

« Lakoum diinikoum wa lya ddini » (à eux leur religion, à nous la nôtre…)

Un pari d’un « fair play » inouï.

La sagesse du Prophète et la solidité du fondement religieux de la tolérance, apparaissent dans la grande aptitude de la tolérance islamique à trouver des bases pratiques :

— La première est la force persuasive de la vérité. L’islam n’a d’appareil qu’à l’échelle de l’homme. Tout homme sain de corps et d’esprit, majeur, honnête et droit, connaissant le Koran, donc la loi religieuse est un prêtre. La solidarité naît de la foi commune. Aucun appareil permanent propre ne contraignant le croyant, comment, ceux qui sont à l’écart de la communauté le seraient-ils, sauf en de rares circonstances, autrement que par leur conscience quand l’appel de Dieu l’éveille ?

Lorsque le Muezzin appelle les fidèles à la prière, il les appelle au « Salut à la Paix ».

En outre, disons que quand l’Islam introduit dans une société, la clarté l’absence de superfluité, la compacité, la base d’adhésion consciente de son dogme font que la communauté musulmane se présente de prime abord, comme une communauté majeure, qui prend collectivement à charge sa spiritualité, n’appelant d’autre aide que celle de Dieu. Et la tolérance qui est cohabitation active dans l’estime avec les hommes restés dans les convictions d’hier, les amène à un approfondissement par nécessité de se distinguer, car ils sont en contact, et de convaincre car ils aiment la vérité; tous efforts qu’impose la vie dans la tolérance. Ceci est particulièrement frappant en Afrique Noire où d’autres religions monothéistes, par le fait d’être plus soucieuses de guider autoritairement dans la préservation à l’égard de certaines influences, aboutissent à ce que leurs adeptes, faute de pouvoir se confiner ainsi et cela d’autant moins que nombre d’éléments supportant leurs anciennes convictions, se retrouvent dans leurs nouveaux rites, transportent dans la nouvelle religion, telle qu’ils la vivent, une part de l’ancienne. Par contre, la cohabitation tolérante de l’islam amène à mieux apprécier la religion que l’on a à développer et pousse à faire effort pour persuader. Disons que dans toutes les sociétés musulmanes de l’histoire : sous les Fatimides, les Ommayades, les Abassides, dans les pays islamiques d’aujourd’hui, au Moyen-Orient, en Orient, en Afrique, vivent des minorités religieuses qui n’ont jamais connu de progroms. Sans doute le fait que les premières révélations appartiennent aussi aux juifs et aux chrétiens, fournit-il une base de tolérance à l’égard de ces religions que l’Islam couronne non quant à ce qu’elles sont devenues mais quant à leurs sources. Ce n’est pourtant pas l’unique base de la tolérance; celle-ci s’étendant aux croyances autres que la juive et les chrétiennes.

C’est le lieu de dire que beaucoup de cœurs honnêtes ignorent l’attitude tolérante de l’Islam et ne connaissent souvent à cet égard l’Islam d’autre visage que celui de la guerre sainte : la Djihâd. La Djihâd n’est pas selon la loi religieuse le droit ou l’obligation de soumettre à l’Islam par la guerre. C’est le droit et l’obligation, chaque fois que cela est nécessaire et possible de secourir toute communauté islamique qui voit entraver par des moyens brutaux le libre exercice de son culte et la vie selon sa foi. Mais cette loi n’a pas toujours été rigoureusement respectée. Des conquêtes ont été faites au nom de l’Islam dans des circonstances qui n’étaient pas toujours celles que prévoit la loi. Mais quelle religion s’adressant à tous les hommes n’a pas été à un moment, ou un autre, prise d’impatience de ne pas voir avancer la vérité aussi vite qu’elle le désirait ? Toutefois, cette remarque ne peut absoudre, non plus la référence aux mœurs d’une époque, car une religion doit guider les hommes et non les suivre. Elle ne doit pas dire : à telle époques tel état d’esprit a prédominé et nous a amené faire cela. Une religion doit pouvoir dire : à toute époque la vérité nous guide, vérité qui n’est celle d’aucune époque, qui est de toutes les époques. La seule consolation en face de ces écarts est que la religion ne leur fournit aucun fondement et qu’il suffit de s’en tenir à un respect scrupuleux de la loi religieuse pour qu’il ne s’en produise pas.

La tolérance religieuse est précieuse à l’Islam. Son rôle n’est pas négligeable dans la naissance et le développement de ce que l’on peut appeler une civilisation musulmane. N’ignorant pas que de tout temps, Dieu a dispensé des lumières dont la prédication de Mohammed a été le couronnement, l’Islam a fondu dans un creuset les éléments de l’art, de la culture, de la civilisation partout où elle les a rencontrés, se trouvant ainsi à même au Moyen Age de réapprendre à l’Europe, la philosophie, les sciences et les lettres gréco-latines, matières en lesquelles les invasions avaient interrompu la tradition européenne, et que les hommes cultivés du monde musulman, après les avoir enrichi d’autres apports (ainsi de la numération complémentaire et de modes de calculs pris en Inde), perfectionnés et fondus, ont réintroduit dans ce continent. A ceux qui oublient ou ignorent que si l’Espagne vit des États musulmans, c’est qu’elle fut en grande partie musulmane par la foi de ses habitants, qui ne savent de conquêtes musulmanes que militaires, disons que celle de ces conquêtes qui s’étendit à toute l’Europe, fut culturelle.

Dans mon souci d’éclairer, je dois faire observer que le conflit qui oppose les pays où l’Islam a été révélé en premier, à un État surgi depuis peu parmi eux, n’est pas d’essence religieuse, mais politique et sociale. Il n’en est pas de meilleure preuve que l’attitude des autres pays ayant été amenés à émettre leur avis et qui l’ont fait d’une manière qui révèle une frontière politique plutôt que religieuse.

Il me reste à dire que la tolérance islamique, par le fait de ne pas supprimer les autres convictions, serait-ce en esprit, et d’avoir habitué les musulmans à l’abord non de la seule vérité de leurs sentiments mais de la vérité tout court, leur permet de traverser sans encombre la diversité multipliée du fait des échanges et changements accrus, propre à l’époque contemporaine.

Ma conviction est grande que la tolérance est inséparable de l’Islam et d’une vie authentiquement musulmane, Cette tolérance n’est pas une démission. Ce n’est pas renoncer à convaincre.

C’est reconnaître que la vérité obéit à la loi de Dieu, que Lui seul décide du moment où il ouvre le cœur d’un être humain à la suprême vérité de l’Islam.

Une autre preuve de tolérance active vient d’autre donnée par les musulmans du Sénégal, qui représentent 90 p.c. de sa population. En effet, cette population vient d’approuver, le 3 mars 1963, une proclamation de la République du Sénégal multireligieuse et multiraciale.

Cette population à 90 p.c. musulmane, presque unanime, a réélu à la première magistrature de l’État Son Excellence Monsieur le Président Senghor, chrétien, Chef de l’État.

Dieu fasse que cet exemple dure et éclaire l’action de ceux qui sont encore aveuglés par les ténèbres du sectarisme qui entravent la compréhension mutuelle et la Fraternité des Hommes sur la terre.