L'œuvre poétique de Maître Yâmuna Paul Martin-Dubost

Grand philosophe et poète du sud de l’Inde, Yâmunâcharya, le Maître Yâmuna vécut, selon la tradition de 918 à 1038. Il est le véritable fondateur du système du non-dualisme qualifié (vishistâdvaita) qui trouvera, au XIe siècle, en la personne de Râmânuja, son plus fervent prosélyte. Son nom même de Yâmuna lui aurait été donné par sa mère qui le mit au monde lors d’un pèlerinage dans le nord de l’Inde, sur les rives du fleuve Yamunâ. Au pays tamoul, on le connaît aussi sous le nom d’Alavandâr, le Vainqueur, car très jeune et déjà puissamment doué, il aurait défait au cours d’une joute philosophique un lettré shivaïte de la cour du roi Chola de Tanjâvûr.

(Revue Question De. No 39. Novembre-Décembre 1980)

 

Paul Martin-Dubost avait fait connaître ici même : les Prières au Seigneur de Tirupati (Question de n° 26). Il présente aujourd’hui deux hymnes, deux purs joyaux, œuvres de l’un des plus grands poètes du sud de l’Inde, le Maître Yâmuna.

Grand philosophe et poète du sud de l’Inde, Yâmunâcharya, le Maître Yâmuna vécut, selon la tradition de 918 à 1038. Il est le véritable fondateur du système du non-dualisme qualifié (vishistâdvaita) qui trouvera, au XIe siècle, en la personne de Râmânuja, son plus fervent prosélyte. Son nom même de Yâmuna lui aurait été donné par sa mère qui le mit au monde lors d’un pèlerinage dans le nord de l’Inde, sur les rives du fleuve Yamunâ. Au pays tamoul, on le connaît aussi sous le nom d’Alavandâr, le Vainqueur, car très jeune et déjà puissamment doué, il aurait défait au cours d’une joute philosophique un lettré shivaïte de la cour du roi Chola de Tanjâvûr.

Son principal ouvrage, le plus volumineux d’ailleurs, mais dont certaines parties ne nous sont pas parvenues, est le Siddhitraya (la Triple preuve) dans lequel il établit la nature réelle du soi individuel, de l’âtman.

L’ouvrage servira de point de départ au Shrîbhâshya de Râmânuja. Yâmuna a écrit également l’Autorité des Agama (Agamapramanya) et un Résumé, en 32 versets, du sens de la Bhagavadgîtâ (Gîtârthasangraha).

L’œuvre poétique ne comporte que deux titres : le Shrîstuti, plus communément appelé Catuççloki (les Quatre Stances) adressées à Lakshmî, parèdre de Vishnu, dans lesquelles Yâmuna présente la Déesse comme médiatrice entre le Dieu et ses dévots ; et le Stotraratna (le Joyau des Hymnes) de 65 versets, l’un des chefs-d’œuvre de la poésie dévotionnelle sanskrite du sud de l’Inde. Nous proposons ici, en première traduction française, une lecture de ces deux hymnes.

Celui consacré à la Déesse, tout d’abord. Il ne comporte, comme son nom l’indique, que quatre stances ; mais ce texte forme, de nos jours encore, la base du culte de la Déesse Shrî pour les Shrîvaishnavas du sud de l’Inde.

Les auteurs d’hymnes — tant le poème est excellent — essaieront au cours des siècles de l’imiter, ou se contenteront d’en commenter mot à mot le contenu.

L’autorité indiscutable de Vishnu a été maintes fois établie depuis le Veda ; et Yâmuna, dans cet hymne, veut montrer tout ce qui caractérise sa parèdre. Elle est adorée par tous les dieux. Elle est indicible. Elle est pleine de compassion pour le dévot. Sous ses trois aspects, Elle protège les trois mondes. Sans sa grâce, la libération n’est pas possible ; et dans tout ce qu’entreprend le Seigneur, dans toutes les formes qu’Il a revêtues, revêt et revêtira au cours des âges, la Déesse est partout présente.

HYMNE A LA DÉESSE SHRI SHRISTUTI

 

Tu as pour époux l’Être suprême ; Ton lit est le maître des Serpents ; Ton siège et véhicule est maître des oiseaux, l’âme même du Veda ; Ton voile d’illusion égare le monde ; la troupe des dieux, Brahmâ, Shiva…, avec leurs épouses, Tes serviteurs et Tes servantes ; Ton nom est Fortune. Quant à nous, comment Te nommerons-nous, ô Toute-Puissante ? (1)

J’ai cherché refuge en Toi à titre d’esclave, Ton époux, le Seigneur, n’est pas capable de mesurer Ta grandeur, pas plus que la sienne, une grandeur sans limite quantitativement et de nature toujours favorable : c’est pourquoi je vais Te louer sans crainte, maîtresse unique de l’univers, épouse du Maître de l’univers, connaissant Ta compassion à l’égard de ceux qui ont dompté leurs sens. (2)

Les trois mondes sont protégés quand Tu verses le nectar de Ton regard de compassion ; détruits auparavant parce qu’ils ne l’avaient pas obtenu, ils ont maintenant une prospérité infinie. Sans la grâce de Celle qui plaît au cœur de Dieu, dont les yeux sont comme des lotus, la libération n’est pas possible pour les hommes dans la voie des naissances et de la dévotion à Vishnu. (3)

La forme suprême du brahman faite d’apaisement et de puissance infinie, la forme de Brahmâ, incarnation de Hari, la forme merveilleuse et très chère et toutes les autres formes qu’Il (Vishnu) prend selon son gré, sont unies à Tes formes éclatantes et favorables. (4)

Texte lui aussi de dévotion, vénéré et reconnu par les vishnouites comme par les shivaïtes — de grands lettrés comme Vedânta Deshika, Appayya Dîkshita et Jagannnâtha Pandita en salueront les qualités poétiques — le Stotraratna est encore aujourd’hui mémorisé dès l’enfance par des centaines de milliers de fidèles hindous. Il est adressé au Dieu Vishnu, la divinité familiale de Maître Yâmuna que le poète désigne le plus souvent, dans son hymne, sous le nom d’Acyuta, littéralement le Non-déchu, l’Immortel.

Yâmuna ouvre son poème par un fervent hommage aux gens de sa lignée qui tous, sont lettrés, poètes ou ascètes, comme son grand-père Nâthamuni auquel il consacre les trois premiers versets. Il s’incline ensuite (verset 4) devant l’excellent ascète Parâshara, celui qui composa le joyau des grandes mythologies, le Vishnu Purâna ; et salue encore (verset 5) le chef de sa famille le grand saint et poète tamoul du IXe siècle, Nammâlvâr.

Yâmuna entame alors (verset 6) la louange du Dieu Vishnu, Celui qui brille dans les têtes des Veda, les Upanishad ; avant de dénoncer aux versets 7 à 9, sa propre audace, sa témérité à entreprendre la rédaction d’un hymne dévotionnel comme celui-ci. Les versets 10 à 21 tentent d’énumérer les qualités pourtant innombrables de Vishnu. Tout ce qui existe n’est qu’une manifestation de Lui : les âmes délivrées, tout autant que les dieux, ne sont que des parcelles de Sa splendeur et la Déesse elle-même, Shrî ou Lakshmî — Yâmuna y reviendra deux fois dans son poème (versets 12 et 45) — tient sa beauté de Lui seul.

Des mouvements démotionnels

Au fidèle qui a reconnu les qualités du Seigneur unique, il ne reste plus qu’à prendre refuge à Ses pieds ; c’est ce que décrivent les versets 22 à 31. Yâmuna avoue n’avoir eu, jusqu’ici, aucune dévotion ; mais son esprit s’est éclairé et il pleure aux pieds du Seigneur : « Je t’ai trouvé comme une rive, Toi aussi Tu as maintenant trouvé un objet véritablement digne de Ta pitié. » (24) L’esprit purifié, le nœud du cœur dénoué, les yeux lavés, le poète est un voyant et son lyrisme éclate alors dans une seule phrase de soixante lignes (versets 32 à 46) où il décrit le Dieu Vishnu reposant avec Lakshmî sur le corps de Shesha, le Serpent d’éternité.

Puis Yâmuna achève son poème (versets 47 à 65) par une longue plainte et une supplication : « O Seigneur, est-ce que Tu as fait une promesse qui m’exclut ? Souviens-toi de mon aïeul, le grand sage Nâthamuni, le véritable amour du lotus de Tes pieds et, sans penser à ma conduite, accorde-moi Ta grâce. »

Les légendes pieuses du pays tamoul racontent que lorsque le philosophe Râmânuja entendit la récitation du Stotraratna, il se mit en route aussitôt pour Shrîrangam où résidait le Maître Yâmuna. Mais quand il arriva dans l’île, Râmânuja croisa un convoi funèbre. Des disciples allaient porter en terre et non brûler le corps de Yâmuna.

Le Maître avait mené une vie de sainteté si exceptionnelle que ses proches lui réservaient cet honneur ultime. Les deux grands maîtres du Vedânta non-dualiste qualifié ne se rencontrèrent donc pas. L’œuvre poétique et philosophique de Maître Yâmuna allait marquer profondément la pensée de Râmânuja et ouvrir la voie à l’un des mouvements dévotionnels les plus originaux du sud de l’Inde qui présente Vishnu, comme le Seigneur gouvernant tout l’univers et Shrî, sa parèdre, comme l’Amour même, la médiatrice immarcescible entre le fidèle et le Dieu souverain.

LE JOYAU DES HYMNES

STOTRARATNA

 

Salutation à Nâthamuni, trésor de connaissance et de renoncement, inimaginable,

Merveilleux et aisé, océan insondable de dévotion au Seigneur. (1)

Salutation au Maître Nâthamuni, apogée de connaissance et de dévotion,

Essence des lotus des pieds du vainqueur de Madhu,

Près de qui je cherche toujours refuge,

Ici-bas et dans l’autre monde. (2)

Salutation à Nâthamuni, le meilleur des ascètes qui a fait descendre

Dans le monde toute vénération envers la réalité suprême

Par ses prières pareilles aux vagues de l’océan de la Connaissance

Et de l’amour illimité d’Acyuta. (3)

Salutation à l’excellent ascète Parâshara qui composa le Joyau des Purâna

Où  il dévoila ce que sont vraiment le conscient et l’inconscient,

Le Seigneur et sa nature, la valeur des actes,

La délivrance et le moyen d’y atteindre.  (4)

Je salue de la tête le couple des pieds

Du chef de ma famille, ami des fleurs de bakula,

A la fois mère, père, femme, fils,

Richesse, tout en somme, pour ceux de ma race. (5)

Je veux louer le lotus du pied de Celui dont l’œil est un lotus,

La richesse de notre famille, la divinité de notre famille,

Qui brille dans ma tête et dans les têtes des Veda

Et vers qui vont tous les chemins de nos désirs. (6)

Salutation à moi, poète téméraire, prêt à louer

Celui Dont la grandeur est celle de l’océan

Dans lequel Shiva, Brahma… ne sauraient mesurer

Avec exactitude une fraction de goutte. (7)

Ou bien je vois Le louer, tout incapable que je sois, dans les limites de mes forces,

Selon ce que je connais. Même les Veda, Brahmâ… le louent toujours ainsi.

Quelle différence y a-t-il entre un atome et une montagne

Des confins de l’univers quand ils sont plongés dans le grand océan ? (8)

Le panégyriste que je suis mérite Ta pitié, non pour l’excellence

De ses dons poétiques, mais pour la peine qu’il prend à Te louer,

Peine assurée, pour moi qui suis lent d’esprit.

Mes efforts seront donc à Ta hauteur, ô Toi qui as des yeux de lotus. (9)

Si Tu n’as pas les yeux sur toutes ces créatures, Seigneur,

Elles ne peuvent même pas exister : comment marcheraient-elles donc ?

Chez Toi, ami naturel de toute créature, il n’est pas étonnant

Que Tu aies cette action envers ceux qui cherchent refuge en Toi. (10)

O Nârâyana, quel disciple des Veda ne reconnaît pas

Ta qualité de Seigneur suprême, naturel, illimité.

Brahmâ, Shiva, Indra, les âmes délivrées

Sont des gouttes dans l’océan de Ta grandeur. (11)

De qui d’autre Shrî tient-elle sa beauté ?

Qui d’autre est le support de la qualité la plus pure (sattva) ?

Qui d’autre a des yeux de lotus ? Qui d’autre est l’Être suprême ?

Chez qui d’autre l’univers est-il produit dans une fraction de fraction

D’une parcelle d’un milliardième, et subdivisé en conscient et inconscient ? (12)

Qui d’autre protège Brahmâ et Shiva en les libérant des infortunes :

Vol des Veda, fautes graves, tourments des démons

Et en leur dispensant les fruits les plus grands ?

De quels pieds Shiva portait-il l’eau eau sur la tête, avant de devenir pur ?   (13)

De qui est le ventre où se trouve l’univers avec Shiva et Brahma ?

Qui le protège ? Du nombril de qui est-il sorti ?

Qui d’autre que Toi le parcourt, l’absorbe et l’émet de nouveau ?

Qui peut eut être soupçonné d’être supérieur à Toi ?  (14)

Ceux qui sont de nature démoniaque peuvent Te reconnaître à Ta vertu,

A Ta beauté, à Tes hauts faits, à Ton esprit supérieur,

D’après les Traités qui se distinguent par leur pureté d’après les doctrines des célèbres connaisseurs de la  réalité suprême. (15)

Certains dont la pensée s’identifie à Toi

Se représentent sans cesse Ta nature souveraine

Qui transcende toute limite des trois sortes

Et que Tu dissimules Toi-même par la force   de Ta  maya. (16)

L’œuf cosmique, l’espace intérieur de cet œuf cosmique,

Ses membranes qui sont plus de dix, les qualités (guna),

Le donné primordial (pradhâna), l’Etre,  le séjour suprême,

le brahman supérieur, sont tous manifestation de Toi. (17)

Tu es par nature accessible, généreux, plein de qualités,

Droit, pur, doux, compatissant, délicat,

Constant, impartial, vertueux, reconnaissant,

Un océan de nectar de toutes les bonnes qualités. (18)

Les formules védiques : « Il y a cent unités de félicité pour Brahmâ…. »

Par désir d’atteindre les limites de chacune de Tes qualités,

Décrivent les êtres successivement à partir de Brahmâ, en montant,

Et malgré leur effort ne vont pas au-delà. (19)

Ceux qui cherchent refuge en Toi, y trouvent

La création, le maintien, la destruction de l’univers,

La libération du cycle des existences… Tes jeux

Et les devoirs prescrits dans le Veda conformément à Ta pensée profonde.  (20)

Salutation, Salutation à Toi qui es au-delà de parole et de la pensée ;

Salutation, Salutation à Toi qui es l’unique objet de la parole et de la pensée ;

Salutation, Salutation à Toi dont la puissance est infinie.

Salutation, Salutation à Toi, océan unique de compassion infinie. (21)

Moi qui ne suis pas voué au dharma, qui ne connais pas le Soi,

Qui n’ai pas de dévotion pour le lotus de Ton pied,

Qui suis sans rien, ô Toi l’unique refuge,

Je cherche refuge à la base de Ton pied. (22)

Pas d’action indigne dans le monde

Que je n’aie commise mille fois.

Maintenant, ô Mukunda, à l’heure de l’échéance de mes fautes,

Sans autre issue, je pleure devant Toi. (23)

O Ananta, plongé longtemps dans l’océan des existences,

Je T’ai trouvé comme une rive,

Toi aussi Tu as maintenant trouvé

Un objet véritablement digne de Ta pitié. (24)

Que m’adviendra-t-il de nouveau ?

J’ai tout à souffrir, la douleur m’est naturelle.

Mais il ne Te convient pas, à Toi, qu’il y ait défaite

De ceux qui trouvent refuge en Toi, devant Toi. (25)

Je ne peux pas laisser le lotus de Ton pied

Même si Tu me rejettes, le bébé au sein,

Même repoussé par sa mère en colère,

Ne veut pas quitter les pieds de sa mère. (26)

Celui qui a confié son âme au lotus de Ton pied,

Source de nectar, comment peut-il désirer autre chose ?

Quand le lotus chargé de pollen est là,

L’abeille ne regarde pas la fleur du roncier (iksuraka). (27)

La salutation adressée à Tes pieds, une fois faite

Par quelqu’un, d’une certaine façon, élimine tous les malheurs,

Complètement, et nourrit tous les bonheurs :

Elle n’est jamais en pure perte. (28)

Une simple goutte de l’océan de nectar qui récompense l’amour

Des lotus rouges de Tes pieds, éteint en un moment

L’immense incendie de fort du cycle des existences

Et dispense la félicité suprême. (29)

Quand pourrais-je voir directement, de mes yeux mêmes,

Le lotus de Ton pied, ma richesse, qui s’est fait un jeu de parcourir

Les mondes supérieur et inférieur, et qui attend le moment

De dissiper les souffrances de ceux qui le saluent. (30)

Quand donc le lotus de Ton pied marqué de la conque,

Du disque, de l’arbre aux merveilles, de l’étendard,

Du lotus, du croc à l’éléphant et du foudre,

O Trivikrama, ornera-t-il ma tête ?      (31)

Toi dont brille le vêtement jaune étincelant,

Toi dont le pur éclat rappelle celui de la fleur de lin entr’éclose (atasî),

Toi dont le nombril est profond, la taille mince et haute

Et la large poitrine ornée d’un bel emblème,   (32)

Toi que distinguent quatre beaux bras descendant jusqu’aux genoux,

Et marqués de sillons par la corde de l’arc,

Qui se vantent d’avoir écrasé le lotus, ornement de l’oreille,

Et les boucles de la coiffure défaite de Ta bien-aimée, (33)

Toi dont le cou, semblable à une conque, s’orne de boucles de cheveux

Et de boucles d’oreilles pendant sur les larges épaules,

Toi dont la beauté du visage fait pâlir

La beauté brillante du lotus et de la pure pleine lune (34)

Toi dont les yeux sont beaux comme de jeunes lotus épanouis,

Les sourcils gracieux, la lèvre vermeille,

Le sourire pur, la joue douce, le nez droit,

Et les longs cheveux épars tout autour du front (35)

Toi que distinguent un diadème étincelant, des bracelets, une rangée de perles,

Un collier, le joyau kaustubha, la ceinture et les cordons,

Les anneaux de chevilles…, le disque, la conque, l’épée, la massue

Et l’arc merveilleux, ainsi qu’une guirlande faite de fleurs sauvages et de basilics argentés (36)

Toi qui as fait de Ta poitrine la demeure de Celle

Dont le lieu de naissance est Ton séjour préféré,

Toi dont le regard embrasse tout l’univers,

Toi pour qui l’océan fut baratté et ponté (37)

Toi qui reposes à côté de Shrî, Celle qui se trouve

Toujours comprise dans Ta forme universelle et qui T’apporte

Un émerveillement sans fin, digne de Toi

Par ses qualités, sa beauté, ses allures gracieuses, (38)

Toi qui reposes avec elle sur le serpent Ananta,

Siège unique de la connaissance et de la force supérieures,

Dans la demeure divine dont l’intérieur s’illumine, en cercle,

Des reflets des joyaux brillants sur les chaperons d’Ananta,  (39)

Toi qui reposes sur Ananta, qu’on appelle justement Shesha, l’accessoire,

En raison des divers corps qu’il a pris comme accessoires du dieu :

La demeure, le lit, le siège, les sandales,

Le vêtement, l’oreiller, le parasol et l’armure…, (40)

Toi devant qui se tient Garuda, Ton esclave, Ton ami, Ta monture,

Ton siège, Ton étendard, Ton dais, Ton éventail,

Constitué de la triade des Veda, où brillent les éraflures causées

Par le frottement de Ton pied sur ses flancs,  (41)

Toi qui approuves d’un regard bienveillant

Les rapports de Ton général (Visvaksena)

Qui mange les restes de Tes repas

Et à qui Tu as confié Tes instructions, (42)

Toi que servent comme il convient,

Des ministres débarrassés de toute impureté et affliction,

Prenant part eux-mêmes aux hommages de Tes dévots, dignes de Toi,

Et tenant en main les instruments de Ton service, (43)

Toi qui, muni de Tes grands bras, offres à la reine

Des jeux divertissants, ingénieux, riches d’émotions et de mille sentiments

Sans cesse renouvelés, dans lesquels le temps, divisé en grands âges,

Passe comme des fractions d’instants,            (44)

Toi, océan de nectar fait de beauté, et d’une jeunesse éternelle,

Merveilleuse, divine, inconcevable, Toi la beauté de Shrî,

La vie même de Tes dévots, le Tout-puissant,

L’ami dans l’adversité, l’arbre aux merveilles pour ceux qui Te prient, (45)

Quand donc, moi qui suis sans cesse à Tes côtés,

Tous mes autres désirs apaisés,

Serviteur éternel de Toi seul,

Te considérant comme le Seigneur de ma vie, arriverai-je à Te plaire ? (46)

Fi de moi, impur, immodeste, effronté, impudent !

J’ambitionne auprès de Toi l’état de serviteur

Que même les meilleurs des grands yogin,

Brahmâ, Shiva, Sanaka… sont très loin d’imaginer pour eux. (47)

O Hari, prends-moi à Ton service par simple pitié,

Moi qui suis le réceptacle de milliers de fautes,

Qui suis tombé dans l’abîme du terrible océan des existences,

Et qui, toute issue refusée, ai trouvé refuge en Toi. (48)

Seigneur Acyuta regarde-moi, j’ai perdu mon chemin

Dans ce jour pluvieux de l’existence,

Où l’ignorance obscurcit les sentiers

Et où pleut sans cesse le malheur. (49)

Écoute l’unique prière que je dépose devant Toi,

Ce n’est pas un mensonge, c’est la pure vérité,

Si Tu n’as pas pitié de moi,

Tu n’en trouveras pas un autre plus digne de pitié. (50)

En dehors de Toi je n’ai pas de maître,

En dehors de moi Tu n’as personne plus digne de compassion,

Seigneur, accueille ce recours voulu par le destin

Ne me  repousse pas.   (51)

Tel que je suis dans mon corps…

Et tel que je suis en mon cœur,

C’est tout ce moi que je dépose

Devant les lotus de Tes pieds. (52)

Ou plutôt puisque tout ce que j’ai,

Et tout ce que je suis, est,

Je le sais, Ta propriété exclusive,

Que puis-je donc T’offrir, ô Mâdhava ? (53)

De même que Tu m’as appris que je suis

Ta propriété éternelle,

De même, par pitié, accorde-moi la dévotion,

C’est-à-dire le privilège de vivre

Sans autre objet de jouissance que Toi. (54)

Accorde-moi de naître insecte dans la demeure

De qui est attaché au seul plaisir de Te servir,

Mais ne m’accorde pas de naître brâhmane

Dans une autre maison. (55)

Donne-moi en exemple aux grandes âmes qui,

Par désir de voir une fois Ta forme, tiennent pour de l’herbe

Les plus hautes jouissances et la libération

Et dont il T’est pénible, même un moment de Te séparer. (56)

Je ne supporte pas, même un instant, le corps,

Les souffles vitaux, les plaisirs convoités, le Soi,

Et tout ce qui n’est pas la gloire de Te servir. Mets tout cela en pièces,

Sincèrement c’est là ma prière, ô destructeur de Madhu. (57)

Moi dont la conduite est vile, qui suis une bête, réceptacle immense et funeste

De fautes infinies, inexpiables ; océan de pitié, ô parent,

Océan d’affection sans limites, c’est débarrassé de la peur

Et songeant sans cesse à la somme de Tes qualités, que je fais cette prière.   (58)

Si involontairement, enveloppé que je suis d’égoïsmes

Et de veuleries, j’ai, comme si je le voulais,

Composé ce texte de pseudo-louange,

Accepte-le tel qu’il est et instruis mon esprit, ô Porteur de la Terre.   (59)

Tu es mon père, ma mère, mon fils, mon ami,

Mon confident, mon maître, le but des trois mondes,

Et moi je suis Tiens, je suis Ton serviteur, je suis Ton obligé,

Je trouve refuge en Toi ; dans ces conditions, je suis un fardeau pour Toi. (60)

Issu d’une grande famille de nobles et purs personnages unis à Toi,

Connaissant la nature des qualités (guna) et du Seigneur (Purusha)

Avec un cœur naturellement dévoué au lotus de Tes pieds,

Moi je m’enfonce de plus en plus bas dans les ténèbres, moi pécheur. (61)

Au-delà de toute limite, je suis vil, inconstant d’esprit,

Foyer d’envie, ingrat, orgueilleux, esclave des désirs,

Fourbe, cruel, féroce, comment sortirais-je

De cet immense océan de mal et servirais-je Tes pieds ? (62)

O Râma, puisque Tu as été compatissant envers le corbeau qui T’avait salué,

Puisque Tu as accordé la délivrance au roi de Chedi (Shishupâla),

Qui a été fautif dans chaque existence,

Dis, quelle faute n’est pas pour Toi occasion de pardon ? (63)

Celui qui cherche refuge en Toi, Seigneur, en Te disant :

« Je suis à Toi », n’est-il pas un objet digne de Ta pitié.

Toi qui Te souviens de Tes promesses,

Est-ce que Tu as fait une promesse qui m’exclut ? (64)

Vois mon aïeul Nâthamuni qui a reconnu le Soi,

Il est à l’apogée du véritable amour du lotus de Tes pieds

Et, sans penser à ma conduite, Accorde-moi Ta grâce. (65)