Mahatma Gandhi

Pendant 30 ans et plus, l’immense majorité des Occidentaux n’a vu en Gandhi qu’un original, un exalté, ou pour mieux dire qu’un fou. On riait de bon cœur quand on apprenait qu’il avait refusé de mettre des pantalons pour aller voir le roi d’Angleterre, qu’il passait son temps à filer la laine ou qu’il voyageait accompagné d’une chèvre dont il buvait le lait. Son action politique paraissait chimérique aux plus avisés, démente ou incompréhensible à la plupart. Vaincre le plus puissant empire colonial du monde par des paroles ironiques ou par des jeûnes ? Proclamer la non-coopération pour quelques jours après la contremander ? Provoquer bagarres et émeutes pour le plaisir d’aller puiser un seau d’eau dans la mer ? Risible, pour le moins. Quant à son attitude religieuse et morale, elle ne provoquait que soupçons ou vertueuses condamnations. Notre plus grand indianiste, Sylvain Lévi, avait déclaré au Collège de France, du haut de la chaire, que la religion de Gandhi, c’était le culte de la vache. On racontait avec un frisson, que malgré sa connaissance du christianisme, il ne reniait pas le culte de ces abominables idoles hindoues sur lesquelles nos dévoués missionnaires nous rapportaient tant d’horreurs. Et l’on s’indignait de ce qu’au moment d’une guerre mondiale où l’Angleterre, la France et leurs alliés étaient en péril, il se fût permis de mettre en doute la justesse absolue de notre cause et le droit que nous avions de la défendre en enfreignant systématiquement le commandement: Tu ne tueras point. Faire une conférence sur Gandhi, j’en fis souvent l’expérience entre 1932 et 1939, était s’exposer à bien des sarcasmes, pour ne pas dire plus.

Deux textes sur Gandhi, parus dans la revue Spiritualité de Robert Linssen, à la suite de l’assassinat du Mahatma

(Revue Spiritualité. No 39-40. Février-Mars 1948)

Tous les hommes qui ont une conscience et un cœur ont été douloureusement frappés à la nouvelle du lâche assassinat d’un saint dont toute la vie fût l’incarnation vivante de la plus pure spiritualité.

Gandhi est mort. Mais la fin tragique du saint homme donne à sa pensée, à son œuvre, un rayonnement universel dont le prestige se trouve considérablement accru. La gloire de Gandhi est à présent d’autant plus profonde, que tous ceux qui connaissent la vie extraordinairement intègre de cet être d’élite savent qu’il était toute modestie et que la célébrité n’a jamais figuré parmi ses plus secrètes ambitions.

Mais laissons la parole à Romain Rolland, qui mieux que tout autre a eu le mérite de faire connaître cette noble figure à l’Occident. Relisons ce portrait qu’il nous en donne, à la fois si suggestif, si émouvant par sa simplicité dans laquelle cependant nul ne peut s’empêcher de ressentir l’empreinte d’une sereine grandeur.

« De tranquilles yeux sombres… Un petit homme débile, la face maigre aux grandes oreilles écartées. Coiffé d’un bonnet blanc, vêtu d’étoffe blanche et rude, les pieds nus. Il se nourrit de fruits, de riz, il ne boit que de l’eau, il couche sur le plancher, il dort peu, il travaille sans cesse… Son corps ne semble pas compter. Rien ne frappe en lui d’abord, qu’une expression de grande patience et de grand amour… Il est simple comme un enfant, doux, poli, même avec ses adversaires, d’une sincérité immaculée…

Il rit comme un enfant et adore les enfants. Peu d’hommes peuvent résister au charme de sa personnalité. Ses plus violents adversaires sont rendus courtois par sa belle courtoisie.

Tout écart de la vérité, même en passant, lui est intolérable. Il se juge avec modestie, scrupuleux, au point de paraître hésiter et de dire « je me suis trompé ». Il ne cache jamais ses erreurs, ne fait jamais de compromis, n’a aucune diplomatie, fuit l’effet oratoire, ou mieux n’y pense pas. Il répugne aux manifestations populaires que sa personne déchaîne, et où sa chétive stature risquerait certains jours d’être écrasée sans son ami, Maulana Shaukat Ali, qui lui fait un rempart de son corps athlétique. Il est littéralement malade de la multitude qui l’adore.

Au fond, ayant la méfiance du nombre et l’aversion de la population lâchée, il ne se sent à l’aise que dans la minorité, et heureux que dans la solitude, écoutant la petite voix silencieuse qui commande…

Voici l’homme qui a soulevé trois cent millions d’hommes, ébranlé le British Empire et inauguré dans la politique humaine le plus puissant mouvement depuis près de deux mille ans… »

Ce mouvement était basé sur la non-coopération, sur la non- violence. Et nous vivons le monde des paradoxes où le champion de la non-violence finit tragiquement victime de la violence.

Nous ne retracerons pas dans ses détails la vie de Gandhi, ni même les données essentielles de sa politique; diverses personnalités plus compétentes que nous, nous ayant fait l’honneur d’en traiter au cours de nos prochains numéros. Rappelons cependant que Gandhi naquit le 2 octobre 1869 au bord du Golfe d’Oman. C’est là que vivent des peuples de négociants très actifs, témoignant d’un sens pratique assez développé. Son père était ministre d’État. Gandhi compléta son éducation en Angleterre et retourna aux Indes en 1891. Il était avocat.

C’est vers 1893 que Gandhi se rendit en Afrique du Sud, pour régler une affaire commerciale. Il était loin de se douter que ce voyage allait le rendre témoin des événements qui orientèrent sa vie entière vers la politique. Et lorsque nous parlons de l’action politique de Gandhi, disons de suite que ce terme doit être dépouillé de toutes les équivoques qu’il suggère immédiatement à notre esprit d’occidental.

L’âme de Gandhi est foncièrement spirituelle, toute empreinte d’une religieuse ferveur. Mais tandis que pour beaucoup, cette ferveur même entraîne un arrachement à la vie extérieure, ou se manifeste l’évasion d’une fuite hors du quotidien, du social, pour Gandhi, au contraire, la spiritualité s’exprime en acte. Il réalise ce suprême équilibre du réalisme et de l’idéalisme.

Dès son arrivée au Natal, il eut à subir les affronts faits aux gens de couleurs, aux coolies, tels que lui. Il se vit interdire l’accès aux wagons où voyageaient les Européens. Les restaurants l’expulsèrent violemment. On lui proféra des menaces, il reçut des pierres. Bref, il supporta les vexations à la fois cruelles et effarantes que dans beaucoup de pays les hommes infligent à leurs frères d’autres races.

En véritable saint, en sage pratique, Gandhi parvint toujours à dominer sa souffrance. Il ne poursuivit jamais ses agresseurs. Cette chose que beaucoup d’entre nous trouverions étrange, surhumaine, était pour lui, toute naturelle. Son cœur était tellement riche d’amour, tellement débordant de grâce vraiment divine, qu’il n’avait aucun élan de haine à réprimer en réaction aux insultes, aux coups, aux vexations dont il fût l’objet.

Voilà ce que les blancs, dans leur orgueilleuse civilisation, infligeaient à ce qu’ils appelaient dédaigneusement un sauvage. Ceci se passe de commentaire.

Gandhi entreprit une campagne énergique contre les abus dont étaient victimes tous ses compatriotes en Afrique du Sud. C’est en 1914, après avoir mené victorieusement sa lutte pour la défense des Indiens, qu’il revint aux Indes pour développer l’idéal actif de la non-violence.

Le terme non-violence a été fort mal compris en Occident. Beaucoup s’imaginent qu’il est synonyme de non-résistance. C’est là une regrettable confusion. La non-violence est une des formes les plus actives, les plus énergiques, les plus intelligentes de résistance. Nous dirons, même qu’il faut plus de fermeté, de discernement, de courage, de grandeur d’âme, pour être non-violent que pour se laisser aller aux sollicitations brutales et primaires de la violence.

La base essentielle de la non-violence est en fait, toute spirituelle. Elle se situe dans l’attitude d’âme, dans l’élan du cœur, dans le contenu émotionnel d’une paix sereine, dans une lucidité claire et ferme, dans une foule d’éléments psychologiques de première importance qui lui confèrent sa richesse, et le secret de son efficience occulte.

La non-violence pour être correcte exige à la fois une parfaite maîtrise de soi, et la ferveur que donnent la foi et la contemplation.

Gandhi l’appliquait à la lettre. Il en était le symbole vivant, l’incarnation parfaite. Il l’exprimait en un langage clair, sévère, sans aucune crainte, sans compromission avec l’autorité occupante. Le caractère incisif de ses articles à l’égard de l’Angleterre aboutit à son arrestation.

Des troubles avaient éclatés. Il n’en était pas directement responsable. Cependant, lorsqu’il répondit au réquisitoire de l’avocat général, Gandhi dit en substance :

« L’avocat général a raison quand il dit que comme homme responsable, ayant reçu une bonne part d’éducation, ayant récolté une bonne part de l’expérience de ce monde, j’aurais dû savoir les conséquences de mes actes. Je savais que je jouais avec le feu. J’en ai couru le risque, et si j’étais mis en liberté, je recommencerais. J’y ai mûrement réfléchi ces nuits dernières. J’ai senti ce matin que je n’aurais pas fait mon devoir si je ne disais pas ce que je dis à présent. Je tenais et je tiens à éviter la violence. La non-violence est le premier article de ma foi et le dernier. Mais j’avais à choisir — ou bien me soumettre à un système politique que je considère comme ayant fait un mal irréparable à mon pays — ou bien courir le risque que se déchaîne la fureur insensée de mon peuple quand il apprendrait de mes lèvres, la vérité. Je sais que mon peuple quelquefois devient fou. J’en suis profondément fâché, et c’est pourquoi je suis ici pour me soumettre, non à un châtiment léger, mais au plus lourd. Je ne demande pas de miséricorde, je ne plaide aucune circonstance atténuante. Je suis ici pour demander et accepter joyeusement la plus haute peine qui puisse être infligée pour ce qui, selon la loi, est un crime délibéré, et qui me parait, à moi, le premier devoir d’un citoyen. Juges, vous n’avez pas le choix: démissionnez ou châtiez-moi!… »

Il est inutile, pensons-nous, de souligner la grandeur d’une telle attitude. Elle est elle-même plus éloquente par son vivant exemple, que toutes les interprétations que nous pourrions en faire, et que tous les élans admiratifs qu’elle soulève.

Gandhi fut condamné à l’emprisonnement. Cependant son état de santé s’aggrava soudainement et l’un des passages les plus dramatiques de sa destinée nous permet de prendre conscience de l’authenticité de sa sainteté et de sa sagesse.

Ici encore nous aurons recours à Romain Rolland qui relate admirablement les journées poignantes et sublimes à la fois que vécut Gandhi à la fin de son emprisonnement.

« Il était enfermé à Yeravada, près de Poona. Depuis longtemps, il s’affaiblissait; sa maigreur était extrême. En décembre, il fut pris de douleurs abdominales, auxquelles on prêta peu d’attention; la fièvre s’installa. La famille qui ne pouvait le visiter était tenue dans l’ignorance. Au début de janvier, la quiétude officielle fut brusquement secouée. L’état devint si inquiétant qu’on appela d’urgence le colonel Maddock, qui reconnut une appendicite grave en pleine crise. Sans l’esprit de décision du chirurgien, Gandhi était perdu. Maddock n’attendit pas d’avoir les autorisations nécessaires, il prit sur lui d’emmener Gandhi sur le champ dans son auto à l’hôpital de Poona, il le mit sur une civière, qu’il porta lui-même avec l’aide de quelques étudiants; et le soir (samedi 12 janvier), il l’opéra. Au dehors, nul ne savait rien; la famille ne fut prévenue qu’après. Mais à l’intérieur de l’hôpital, et dans les milieux officiels, l’anxiété était extrême. La responsabilité qui pesait sur les autorités anglaises était formidable. Si le Mahatma mourait, l’Inde entière se soulevait.

Seul le Mahatma gardait son calme et sa douceur. Afin d’atténuer leur périlleuse charge, au cas d’un résultat fatal, les autorités firent appeler comme témoin, une heure avant l’opération, un chef du parti libéral indien, Sastri, qui avait été un des adversaires politiques de Gandhi.

… On pria Gandhi de signer un papier où il donnait son consentement à l’opération. Après avoir signé, le Mahatma se mit à causer tranquillement. Et voici ses paroles textuelles:

« Mon conflit avec le gouvernement continue et continuera aussi longtemps que persisteront les motifs qui l’ont provoqué. Il ne peut y avoir de condition. Si le gouvernement pense que mes motifs étaient bons et que je suis innocent, s’il pense qu’il m’a gardé assez longtemps prisonnier, il peut me laisser partir: cela serait honorable pour lui… On peut me libérer mais ce ne doit pas être pour de faux prétextes. (C’est-à-dire comme il le redira explicitement qu’il n’accepte pas sa libération pour cause de maladie.)… » (p. 190).

Le 17 janvier, le gouvernement de Bombay fut mandé brusquement à Delhi, chez le Vice-Roi. L’ordre de libération fut donné le 4 février.

C’est alors que Gandhi envoya un de ses messages les plus émouvants: Il regrette d’abord l’acte du gouvernement qu’il déclare ne pouvoir accepter comme une grâce.

« Je suis fâché que le gouvernement m’ait libéré prématurément, pour cause de maladie; ce genre de libération ne peut me faire aucune joie, car je considère que la maladie d’un prisonnier n’offre pas de raison pour le mettre en liberté. »

S’adressant aux peuples de l’Inde, il déclare:

« Je ne vous demande pas d’actions de grâces pour ma guérison. Votre union me rendra la santé plus vite que tous les soins médicaux. Mon cœur a été accablé par ce que j’ai appris de vos dissentiments. Tant que ce fardeau pèsera sur moi je ne puis prendre de repos. Je fais appel à tous ceux qui ont de l’amour pour moi. Unissez-vous! Je sais que la tâche est difficile; mais rien n’est difficile si nous avons une foi vivante en Dieu… .Je sais qu’au fond nous nous aimons comme des frères… Je vous demande de partager mon anxieuse volonté d’union… » (p. 195).

Que chacun fasse un retour sur lui-même et s’inspire du flot de pureté, de lumière qui se dégage des moindres détails de la sainte vie du Mahatma Gandhi.

…Votre union me rendra la santé plus vite que tous les soins médicaux.

Qui ne peut être ému devant la sublimité de ces paroles. Elles nous démontrent à quel point pour Gandhi, l’amour du peuple est réel, et quel abîme existe entre cette attitude et celle de nos modernes démagogues d’occident.

C’est là que, pour nous, se situe toute la portée spirituelle de la vie de Gandhi. C’est la merveilleuse complémentarité existant entre sa pensée, son cœur, ses paroles et ses actes.

Les Occidentaux sont très étonnés d’apprendre que pour l’Hindou moyen il n’y a pas de pire hypocrisie que de parler « spiritualité » et se conduire comme le plus grossier des égoïstes.

Tant d’intellectuels ou de spiritualistes parlent de fraternité, d’altruisme, d’amour universel et vivent comme de véritables loups à l’égard de ceux qui ne pensent pas absolument comme eux. Nos milieux littéraires et artistiques pullulent de véritables schizophrènes qui s’expriment en un langage atteignant parfois le sublime tandis que se manifestent dans leur vie quotidienne des attitudes de cruauté et de fourberie qui ne viendraient pas à l’idée du simple homme des champs.

« Je ne me souviens pas d’avoir dit un seul mensonge », disait un jour le Mahatma Gandhi. Qui d’entre nous, au cœur d’une civilisation superficielle peut sans mentir lui-même, prononcer de telles paroles!

Il est indiscutable que le prestige de Gandhi puise sa source profonde dans cette exceptionnelle grandeur d’âme. Il le savait fort bien.

Son action n’est pas à base de raisonnement, mais de mysticisme. Il savait qu’il s’adressait à des populations profondément mystiques qu’il était plus facile d’émerveiller que d’épouvanter par la violence et les menaces.

Le message de Gandhi est un message sublime d’amour. Il a porté, car en lui, l’homme, la pensée, la vie et l’œuvre sont indissociablement unis. Il a été durant toute sa vie l’incarnation vivante de cet Amour, avec une sérénité, une patience, une persévérance qui mirent en échec les formes les plus insidieuses de l’adversité.

Gandhi montre à l’homme utilitaire et souvent superficiel du XXe siècle, ce que peut réaliser la spiritualité lorsqu’elle est correctement vécue.

Il doit nous inciter à réaliser cette vie intégrale à laquelle nous convient des Krishnamurti, des Aurobindo, vie intégrale où chaque acte, dans une entière responsabilité, constitue l’exact reflet de la pensée profonde.

L’homme moderne se plaint du désarroi mondial. Il aspire secrètement au miracle extérieur.

Le monde ne changera que lorsque l’homme en tant qu’individu matérialisera en acte les richesses spirituelles que son intelligence lui donne la capacité de comprendre.

Depuis des siècles l’homme parle de fraternité, d’unité, de charité, de bonté et d’amour. Et plus que jamais, des guerres meurtrières dévastent le monde, des races se haïssent, s’entre-déchirent sauvagement. L’homme civilisé n’a acquis qu’un vernis de raffinement superficiel. Il reste un loup pour l’homme.

La sainte vie du Mahatma Gandhi nous prouve ce que peut un seul homme lorsqu’il a le courage, l’audace, l’intelligence et la richesse de cœur de se dépasser, de s’affirmer intégralement selon les vœux de sa nature profonde.

Dans la démence du monde moderne vivant sur un perpétuel volcan, où se dessinent les premiers indices de l’agonie d’une civilisation, l’exemple de Gandhi nous apparaît comme un phare lumineux au sein des ténèbres.

Il est comme une perle d’étincelante pureté presque perdue dans un affreux bourbier.

Amis lecteurs, c’est à chacun d’entre vous qu’échoit la mission de tout mettre en œuvre, pour qu’au lendemain du cycle qui s’achève l’ère nouvelle qui naîtra puisse bénéficier du lumineux exemple des Sages.

Gandhi n’est pas mort! Au delà de ce corps frêle qui n’est plus, rayonne le triomphe d’une pensée que tant de grandeur et de sainteté ont immortalisé. Gandhi vit en nous, il vit dans le silence et la ferveur de tous les cœurs, car nul ne peut évoquer son visage, ses paroles, ses pensées, son œuvre et sa vie entière sans être profondément ému, sans être saisi de respect, d’admiration, de vénération et d’amour.

Ram LINSSEN

Prologue au deuxième acte par Jean Herbert

Publié sous son nom indien d’initiation VISHVABANDHU

(Revue Spiritualité. No 41-42. Avril-Mai 1948)

Pendant 30 ans et plus, l’immense majorité des Occidentaux n’a vu en Gandhi qu’un original, un exalté, ou pour mieux dire qu’un fou. On riait de bon cœur quand on apprenait qu’il avait refusé de mettre des pantalons pour aller voir le roi d’Angleterre, qu’il passait son temps à filer la laine ou qu’il voyageait accompagné d’une chèvre dont il buvait le lait. Son action politique paraissait chimérique aux plus avisés, démente ou incompréhensible à la plupart. Vaincre le plus puissant empire colonial du monde par des paroles ironiques ou par des jeûnes ? Proclamer la non-coopération pour quelques jours après la contremander ? Provoquer bagarres et émeutes pour le plaisir d’aller puiser un seau d’eau dans la mer ? Risible, pour le moins. Quant à son attitude religieuse et morale, elle ne provoquait que soupçons ou vertueuses condamnations. Notre plus grand indianiste, Sylvain Lévi, avait déclaré au Collège de France, du haut de la chaire, que la religion de Gandhi, c’était le culte de la vache. On racontait avec un frisson, que malgré sa connaissance du christianisme, il ne reniait pas le culte de ces abominables idoles hindoues sur lesquelles nos dévoués missionnaires nous rapportaient tant d’horreurs. Et l’on s’indignait de ce qu’au moment d’une guerre mondiale où l’Angleterre, la France et leurs alliés étaient en péril, il se fût permis de mettre en doute la justesse absolue de notre cause et le droit que nous avions de la défendre en enfreignant systématiquement le commandement: Tu ne tueras point. Faire une conférence sur Gandhi, j’en fis souvent l’expérience entre 1932 et 1939, était s’exposer à bien des sarcasmes, pour ne pas dire plus.

Par-ci, par-là, cependant, en France, en Angleterre, en Suisse, ailleurs encore, quelques petits groupes s’efforçaient de savoir sur cet énigmatique personnage autre chose que ce qu’en racontaient les dépêches de l’agence Reuter. A côté d’éléments doctrinaires, pacifistes, syndicalistes, végétariens, qui déclaraient trouver dans les écrits et les paroles de Gandhi une confirmation catégorique de leurs idées favorites — et dont l’enthousiasme intéressé nuisait souvent à Gandhi dans notre esprit plus qu’il ne lui profitait — il y avait des individus et des groupes beaucoup plus objectifs dont l’adhésion nous intriguait. Madame Guiyesse avait groupé dans les « Amis de Gandhi » des noms qui ne manquait pas d’autorité. Edmond Privat écrivait sur le Mahatma avec un respect qui nous surprenait. Romain Rolland alla même, en 1930, jusqu’à consacrer à Gandhi tout un livre.

Mais tout cela on l’oubliait bien vite. Il est tellement plus délassant de rire aux dépens de son prochain. Et si en France le ridicule tue, il faut admettre que dans la vie de Gandhi, il ne manquait pas de côtés paraissant s’y prêter. Et puis, en 1939, il commit le crime, impardonnable à nos yeux, de ne pas croire au caractère sacro-saint de notre cause, il eut l’impertinence de vouloir faire passer les intérêts de son propre pays avant ceux de l’Angleterre, il ne renia pas Subhas Bose, qui organisait avec l’aide de l’Allemagne et du Japon une armée nationale indienne pour la libération du pays et dont le portrait figure aujourd’hui aux côtés de ceux de Gandhi et de Nehru dans toutes les maisons de l’Inde.

Et puis l’on assista à de curieux événements. L’empire britannique recula devant le frêle vieillard vêtu d’un pagne blanc. Saris effusion de sang, la non-violence de Gandhi, si étrange pour notre esprit d’Occidentaux, avait contraint l’Angleterre à retirer ses armées, à accorder l’autonomie. Chose plus étrange encore, Gandhi fut peut-être le seul Indien à ne pas s’en réjouir. Il ne participa pas aux grandes fêtes de la libération. Il se remit même à jeûner. Parce que les graines de discorde, traîtreusement semées depuis cinquante ans entre hindous et musulmans, avaient germé. Non seulement « Notre mère l’Inde » était brutalement dépecée, mais ses enfants se dressaient les uns contre les autres et s’abandonnaient à cette violence que leur avaient enseignée les peuples d’Occident. Gandhi jeûna. Jusqu’à la mort s’il le faut, dit-il. Cette menace sema plus de terreur dans le cœur des Indiens, musulmans, sikhs ou hindous, que ne leur en avaient jamais donné les armées britannique ou japonaise. Devant l’exigence, inflexible dans sa douceur, de la Grande Âme, l’Inde s’inclina, et les tueries cessèrent.

Et enfin, la dernière scène du premier acte : l’apôtre de la non-violence et de l’amour assassiné. Par l’un des siens, un hindou fanatique — il y en a peu, mais il y en a — qui lui reprochait de confondre dans un même amour brahmanes, intouchables et musulmans. Tué alors qu’il se rendait à ses prières.

J’ai dit la dernière scène du premier acte. Car la mort de Gandhi n’est pas plus la fin de son œuvre que la Crucifixion n’a marqué la fin de l’influence de Jésus sur le monde. L’annonce du drame eut des effets profonds et immédiats.

En Occident, du malaise, de la peur, de la curiosité. Du malaise, car on fut frappé de cette similitude à laquelle je n’ai pu m’empêcher de faire allusion. De la peur, car beaucoup de gens se rappelèrent d’autres assassinats qui avaient précédé de peu des calamités mondiales, et plus encore parce qu’ils eurent l’impression, irraisonnée, inexpliquée, mais profonde, que quelque chose de puissant qui les protégeait contre le péril, venait de disparaître. A Nice, où je me trouvais alors, tous les journaux publièrent des éditions spéciales, alors que quelques jours auparavant le retrait des billets de cinq mille francs, d’un intérêt pourtant plus immédiat et plus direct, n’avait pas eu cet honneur. De la curiosité aussi, car tout le monde voulut savoir ce qu’était cette Grande Âme qui avait vécu une vie si étonnante et qui disparaissait si tragiquement. Même les périodiques qui jusqu’alors n’avaient su que rire de Gandhi ou le critiquer, remplirent de longues colonnes avec des témoignages d’admiration et de respect. De celui en qui jusqu’alors, l’Inde était seule à avoir reconnu un grand maître, l’assassinat avait fait enfin l’un des guides spirituels du monde. Son action ne fait que commencer.

Un grand sage, Swami Ramdas, à qui l’on posait le jour de la mort, cette question qui vient naturellement à un esprit hindou: « Est-ce que Gandhiji était un avatar ? » répondit : « Qui peut le dire maintenant ? On ne le saura que beaucoup plus tard. Quand Jésus est mort, on ne savait pas encore qui il était. »

Dans l’Inde, où la mort n’est pour l’âme individuelle qu’un incident périodique, et où l’on n’avait plus comme en Occident à « découvrir » Gandhi, l’effet fut différent. Après la douleur déchirante de la séparation, on oublia vite la mort pour penser davantage à l’enseignement du maître, et plus encore à l’exemple qu’il avait donné. On chanta partout ses cantiques favoris, on raconta sa vie, et surtout on s’organisa pour donner effet à la volonté de paix et d’amour qu’il avait exprimée. Car de ceux qui prêchent par la parole, les disciples répètent les paroles, mais de ceux qui prêchent par l’exemple de leur vie, les disciples cherchent à émuler la vie. Il n’y eut même aucune colère contre l’assassin, presque pas de blâme. Dans le grand processus cosmique, dans le grand Jeu divin, il avait joué le rôle qui lui était assigné, il avait permis au deuxième acte de commencer. Et d’ailleurs, Gandhi ne lui avait-il pas avant de mourir donné sa bénédiction — sinon même une initiation solennelle ? Par sa mort comme par sa vie, Gandhi servait l’unité de l’Inde, comme il avait servi aussi celle de l’humanité toute entière. Puisse son enseignement vivre dans nos cœurs et se traduire dans nos actes.

Vendredi Saint 1948

VISHVABANDHU