Jacques de Marquette
Mécanismes du progrès spirituel

(Extrait de De l’âme à l’esprit par Jacques de Marquette. Édition Adyar 1958) Après notre très rapide revue des modes de la conscience, des divers milieux où elle s’exerce et des conditions dans lesquelles elle y opère, nous allons examiner les conditions de son élévation le long de ces hiérarchies. Selon la méthode Cartésienne, commençons […]

(Extrait de De l’âme à l’esprit par Jacques de Marquette. Édition Adyar 1958)

Après notre très rapide revue des modes de la conscience, des divers milieux où elle s’exerce et des conditions dans lesquelles elle y opère, nous allons examiner les conditions de son élévation le long de ces hiérarchies.

Selon la méthode Cartésienne, commençons par analyser l’état général de la conscience. Si tous les êtres humains ont potentiellement la même structure psychologique, ils sont cependant très inégaux dans le degré du développement de leurs facultés. La valeur fonctionnelle d’une conscience dépend des véhicules qu’elle a pu organiser sur les divers plans de la substance cosmique.

Tous les êtres conscients (et notre illustre ami le Professeur J.-C. Bose a démontré que même les végétaux l’étaient), sont capables de fonctionner sur les sous-plans inférieurs du plan des sentiments et du désir, le Kama Loka ou Bhuvar Loka ; les affinités chimiques et les tropismes des végétaux étant les formes élémentaires de l’appétition, du désir.

Chez les animaux, les désirs et les émotions sont accompagnés de pensées préparant et guidant l’action par laquelle ils s’efforcent d’atteindre leur objectif. Chez les humains peu développés, la conscience est aussi formée de véhicules psychologiques constitués par les éléments empruntés au plan du désir et à celui sur lequel sont conçues les actions effectuées sur le monde accessible à nos perceptions sensorielles, le Manasa Loka ou Svar Loka ou plan mental sur lequel l’intelligence porte sur des objets et des faits concrets.

Les tests mentaux portant sur les mobilisés des guerres de 1914 et 1939, ont révélé le fait affligeant, que l’âge mental moyen des adultes civilisés, est celui d’un enfant normal de 12 ans Même la plupart des hommes ayant poursuivi leurs études jusqu’à 25 ans et plus et qui jouissaient à la fin de celles-ci de l’intelligence d’adultes de 25 ans normalement développés, retombaient bientôt au niveau des enfants de 12 ans. Ceci sous l’action combinée de la suralimentation, de l’alcool et du renoncement à l’effort mental, du seul recours aux lectures « reposantes » ou idiotes qui, sous prétexte de reposer l’esprit, laissent rouiller ses facultés les plus précieuses, en les noyant dans un océan de niaiseries suffocantes.

Donc, la conscience des hommes moyens fonctionne seulement sur les sept sous-plans du monde des sentiments et sur la plupart des sous-plans du mental concret. Tous n’ont même pas pris pied sur le plus haut des sous-plans de l’intelligence concrète, ceux auxquels se haussent les « débrouillards », les « habiles » et les gens ingénieux. Ce ne sont que des individus, car ils n’ont pas encore atteint les plans sur lesquels la Personne peut s’organiser. Sans grande exagération, on peut dire que ce sont des corps sans âme, en prenant celle-ci dans le sens d’une entité spirituelle. La seule âme qui les anime, n’est que le thumos des Grecs, l’ensemble des principes de la conscience présidant aux fonctions biologiques nutrition et reproduction ainsi qu’aux émotions alimentaires qui leur sont associées. En effet, s’il est vrai que la conscience de tous les hommes est due aux véhicules créés par le Jivatma ou projection dans l’espace-temps des émanations créatrices d’Atman, l’Esprit Transcendant et universel, il ne faut pas oublier que l’Esprit de qui émanent les impulsions engendrant les aspects variés de la conscience en revêtant les normes organisatrices des divers plans traversés, n’est pas plus inclus dans la conscience humaine que le soleil n’est inclus dans l’individu éclairé par ses rayons, et auquel il donne la vie grâce aux aliments dont sa chaleur et son énergie permettent l’élaboration par le règne végétal. Sa nature transcendante lui interdit toute inclusion dans les plans grossiers en même temps que sa pureté absolue le situe au-dessus de l’espace même théorique où il pourrait engendrer des localisations individualisées. Il ne faut pas confondre le Jivatma avec les diverses manifestations qu’il engendre sur les mondes variés sur lesquels l’entité humaine fonctionne. Ces manifestations sont si distinctes les unes des autres, qu’il n’est pas exagéré de les considérer comme formant des entités différentes. C’est l’origine des théories de la multiplicité des âmes, théories qui avaient déjà atteint un haut degré de développement à l’époque de Platon et d’Aristote. On distinguait en gros l’âme inférieure ou Thumos, principe de vie pour le corps physique et de conscience pour ses activités, nutrition et reproduction ; l’âme sociale, l’Epi-thumos, centre des passions, émotions et idées engendrées par le commerce avec les humains, et l’âme rationnelle ou Nous.

L’âme inférieure est constituée par l’ensemble des fonctions psychologiques de l’enfance jusqu’à l’âge de sept ans. Elles ont trait presque exclusivement à la recherche de la nourriture et du bien-être physiologique. Beaucoup d’animaux dressés étant capables de passer des tests psychologiques correspondant aux aptitudes mentales d’enfants de 6 ou 7 ans, pourraient être considérés comme dotés d’une de ces âmes élémentaires dont les premiers signes apparaissent déjà chez les végétaux avec leurs tropismes. De 7 à 14 ans, les individus font l’apprentissage des fonctions psychologiques afférentes à l’âme moyenne ou sociale. En dehors des génies, ce n’est guère qu’à partir de 14 ans, de la puberté, que les humains commencent à être capables de s’élever aux abstractions et aux réflexions formant la vie intérieure, à partir de laquelle la conscience pourra s’élever à l’intelligence rationnelle.

C’est à partir de ces créations mentales indépendantes des perceptions externes que commence l’élaboration de l’âme supérieure, la seule qui soit proprement humaine et capable par ses développements à longue portée d’échapper à l’inclusion dans le monde grossier et limité de l’espace-temps et de la mortalité.

On ne saurait attacher trop d’importance à cette notion fondamentale. Tous les êtres vivants ont une âme biologique présidant au développement du corps et à sa préservation. Tous les hommes ont en plus une âme sociale plus ou moins développée et résultant de leur « situation » au sein d’une société humaine, engendrant une variété quasi infinie de relations variées sur les trois grands plans, économique, politique et culturel. Cette âme sociale bien qu’infiniment plus riche que l’âme biologique est elle aussi constituée par des réactions aux relations avec les variétés des circonstances sociales, nées de l’espace-temps. Comme la précédente, elle est destinée à se dissocier, mais pas nécessairement au moment de la mort du corps physique auquel l’âme biologique survit à peine. L’âme sociale ne saurait s’élever au-dessus de l’espace-temps que par une transmutation d’intérêts qui se signalent par le détachement des biens matériels et des distractions à l’égard des faits sociaux. Les sentiments impersonnels, les idées universelles en élevant la conscience au-dessus des contingences de l’espace-temps, la font pénétrer dans un domaine transcendant aux cycles des évolutions existentielles soumises à la caducité et à la mort.

Quelles que soient la richesse quantitative du contenu de leur conscience, c’est-à-dire de leur mémoires et l’habileté et la rapidité avec lesquelles elles perçoivent les possibilités d’utilisation des divers objets du monde de l’expérience, les âmes sociales sont aussi mortelles que celles qui président à la vie des corps. Comme le dit si énergiquement Maimonide, le plus grand des philosophes et des Kabbalistes de l’Espagne Judéo-Arabe, toutes les âmes qui n’auront pu s’élever au-dessus des préoccupations quantitatives pour attendre à la pure lumière de l’intemporalité et de la transcendance « seront retranchées et mourront comme des bêtes ».

Pendant toute l’involution ou descente en cascade le long des sept plans cosmiques d’un courant de vie individualisé, le germe divin ne fait qu’organiser autour de sa projection causale sur les plans du devenir, un outillage de gaines concentriques qui, en s’organisant sur les divers plans, permettent à son action organisatrice de s’exercer sur les plans inférieurs. Étant donné que l’espace ne fait son apparition que sur les plans inférieurs du plan astral ou Kama Loka, on ne peut même pas parler d’une action à distance du Jiva, s’étendant à travers les plans intermédiaires pour y exercer une action à la manière des yeux électroniques ouvrant les portes sans contact apparent. Les véhicules qu’il organise par une sorte de précipitation ontogénétique, dont le mot grec hypostase avec sa connotation statique ne rend compte que très imparfaitement, ne sont en rien individualisés dans le sens de jouissant d’une conscience individuelle. Ils sont bien engendrés par un enchaînement de causes et d’effets ayant leur origine dans le monde de l’Unité universelle (Sarvam) de l’Esprit. Mais la conscience individualisée telle que nous l’entendons, c’est-à-dire portant sur des objets considérés comme extérieurs au sujet central, donc localisé dans un espace, est exclue des sphères exaltées de la conscience divine de laquelle n’émanent que des impulsions créatrices globales qui s’organisent en nœuds particuliers de projections créatrices, ou germes (Jivas) provenant d’Atman. Une individualisation de l’esprit serait contradictoire avec l’ubiquité de la conscience spirituelle, en laquelle toute possibilité d’observation ou de perception « objective » est exclue.

Les gaines du Jiva, ou facultés psychologiques auxquelles Jivatma, ou plutôt un Jiva d’Atma n’impartit pas sa conscience transcendante, sont simplement constituées de substance vierge du plan auquel elles appartiennent, de façon à former chacune sur son plan, un fil conducteur, par lequel le Jiva transmettra jusqu’au dernier plan sa Force créatrice, qui y organise des véhicules aptes à y fonctionner. La relation de l’ensemble des gaines conductrices de l’action du Jiva à celui-ci, est un peu celle d’un parterre de fleurs avec le jardinier qui l’a planté et continue à l’entretenir sans y être en rien inclus.

Lorsque l’aspiration du Jiva à l’existence séparée a enfin atteint le nadir de l’implication dans les rigidités mouvantes de l’espace-temps, commence la lente élaboration des instruments de la conscience individualisée, c’est-à-dire rapportée synthétiquement à un foyer séparé. La théorie onto-phylogénétique, selon laquelle l’enfant revit de la naissance à l’âge adulte toutes les étapes du développement de l’humanité, nous donne une idée générale des modes successifs du fonctionnement de la conscience au cours des étapes qu’elle a parcouru jusqu’ici. Vient d’abord une période de prise de possession de son véhicule corporel au cours de laquelle s’élabore la notion d’un MOI distinct du milieu « devant lequel il se pose en s’opposant » suivant la formule consacrée.
Cependant l’Hindouisme reporte les débuts de l’évolution des organes de la conscience bien avant l’apparition de l’homme sur la terre. Le fait que les trois premières incarnations de Vishnou ont été dans des corps d’animaux, d’abord un poisson, puis un amphibie, la tortue, puis enfin un mammifère terrestre, le sanglier, indiquerait que la conscience divine dirige en vagues successives, à la manière dont la lune soulève les marées des océans, les opérations organisatrices des corps animaux qui sont avant tout des véhicules de conscience.

Quoi qu’il en soit, la conscience évolue lentement par l’expérience. Comme la psychologie Occidentale l’enseigne, elle fonctionne d’abord sur les plans les plus bas de l’affectivité. Elle est alors soumise à trois stimulants principaux. En premier lieu le « Vouloir Vivre » pour soi. Puis la contagion des sentiments, de conscience à conscience, contagion qui est particulièrement intense chez les primitifs ou semi-primitifs, et qui joue encore un rôle très important dans la psychologie des foules, comme Le Bon l’a montré. Ensuite l’imitation, étudiée par de Tarde, et qui mène les sujets non seulement à imiter leurs semblables, mais aussi à s’ouvrir à leurs sentiments.

Le Vouloir Vivre semble être conscient de l’appel de sa divine mission, car il pousse les êtres non seulement à chercher l’intensification de leur participation à l’existence sur le plan auquel ils appartiennent, mais aussi à tendre à s’élever vers les plans supérieurs. Cette ascension s’opère au moyen de la mise en œuvre des matériaux des divers sous-plans des six plans intermédiaires du cosmos, lesquels, ne l’oublions pas, sont tous de nature psychologique, précipitations grandioses de la Divine Conscience Créatrice.

A un moment donné de l’évolution, la conscience peut fonctionner sans effort sur le niveau psychologique correspondant à ses opérations normales. Elle peut aussi redescendre fonctionner sur les plans inférieurs sur lesquels elle a déjà organisé des véhicules, c’est-à-dire des centres psychiques, sièges d’opérations sur les plans en question. Cette descente de la conscience vers les plans inférieurs est malheureusement très facile.

Par contre il lui est très difficile de s’élever même au sous-plan immédiatement supérieur à celui sur lequel elle établit actuellement ses constructions psychologiques les plus élevées, et radicalement impossible d’enjamber ce sous-plan sur lequel elle n’a pas encore pénétré pour s’élever à des niveaux plus élevés. Ceci dure jusqu’à ce que les véhicules psychologiques soient suffisamment développés pour être ouverts à l’irruption des grâces d’en haut, c’est-à-dire jusqu’à ce que la conscience soit à même de pousser des pointes par delà du sous-plan médian du plan de l’intelligence rationnelle ou Mahar Loka, ce qui est moins d’un pour cent des contemporains. Le niveau moyen de la conscience se situe donc au-dessous de ses phases les plus élevées, celles où elle s’établit comme à tâtons sur les régions inférieures de sous-plans contigus au plus élevé de ceux sur lesquels elle a acquis droit de cité, et très au-dessus des régions les plus basses, sur lesquelles sa lente ascension a débuté. A mesure que la conscience s’élève, l’emprise de ses opérations inférieures tend à diminuer et à être reléguée dans le subconscient.

Tout le long de la première moitié de la création de l’homme, sous l’action conjuguée de la vie et de ses propres efforts, c’est-à-dire de la conscience des émotions les plus grossières jusqu’aux pensées concrètes les plus lucides et précises, et jusqu’aux inductions et déductions„ rationnelles basées sur l’expérience des faits matériels, l’élévation de la conscience s’opère grosso modo selon le processus suivant : Les faits de conscience puisent leur origine commune dans les impressions sensorielles qui fournissent à peu près le tout de l’expérience humaine jusqu’au moment où le sujet atteint à la réflexion en prenant conscience de son existence individuelle, en sachant qu’il sait, en commençant à raisonner consciemment sur ses expériences passées et en élaborant des projets d’avenir. Après un premier âge où, conformément aux descriptions du matérialisme, la vie consciente n’est qu’un réflexe, un épiphénomène de l’expérience sensorielle, la conscience atteint ainsi un second palier où elle est capable par l’imagination de se créer un monde intérieur bien à elle et qui la libère de l’assujettissement au monde objectif. Elle passe ainsi de Jagrat en Swapna. On se souvient de la fameuse anecdote sur Renan, auquel un journaliste demandait quel était le plus beau paysage qu’il avait vu. Le sage fermant les yeux, décrivit lentement et avec ferveur un lieu d’une beauté sans pareille, naturellement sur les bords de la Méditerranée et lorsque le reporter lui demanda où était ce lieu incomparable, assurément le plus beau de la planète, Renan lui répondit qu’il n’existait que dans son imagination. L’imagination créatrice spontanée, bien supérieure à celle du rêve, est toute proche de l’imagination créatrice des génies scientifiques qui, grâce à leur intuition prodigieuse, arrivent à pressentir les opérations créatrices des lois cosmiques.

Le processus général du progrès psychologique sur les trois plans mentaux allant du monde élémentaire de la cœnesthésie et de la kinesthésie dans le domaine du Grand Sympathique jusqu’aux combinaisons de l’intelligence concrète dirigeant les actions pratiques, est le suivant : La conscience est capable de se livrer aisément à des opérations portant sur les sous-plans qu’elle a dépassés. Ceci parce qu’elle a accumulé en elle des mécanismes de perception des formes appartenant à ces sous-plans et aussi des rapports existants entre ces plans. De plus, si l’être est encore vivant psychologiquement, c’est-à-dire s’il ne s’est pas assoupi dans des automatismes mentaux qui stérilisent la vie mentale des adultes en les ramenant à celle d’enfants de 12 ans, il est en proie aux difficultés de la prise de possession de ses moyens de fonctionnement, de la création de nouvelles facultés intellectuelles, qui lui permettront d’atteindre à la vie consciente sur un sous-plan plus élevé.

Ce processus commence par l’apparition du sentiment vague de la présence invisible d’un monde mystérieux derrière le voile des choses, ou de la possibilité de trésors intellectuels, moraux ou métaphysiques encore jamais connus, au-delà du monde d’acquis précieux sur lequel porte notre échelle des valeurs. Il ne s’agit naturellement pas de perceptions claires, puisque cela provient de sphères sur lesquelles la conscience n’a pas encore pris pied. Ce sont des sentiments vagues, des aspirations confuses, mais puissantes, engendrant comme la hantise de la transcendance, l’aspiration au renouvellement, à la grande évasion, non seulement hors de son monde usuel, mais aussi, et surtout, hors de soi-même, vers des terres promises, des Nouvelles Jérusalem, des Cités de Jupiter où l’âme sent qu’elle trouverait enfin les biens précieux vers lesquels elle tend du fond du cœur, du plus profond de ses ardeurs idéalistes.

Cette perception, vague et floue dans ses formes, mais dynamiquement puissante puisqu’elle provient d’une sphère de valeurs supérieures à celles déjà connues, hante les adolescents au moment où, ayant fait l’inventaire des biens qui leur sont accessibles dans le monde empirique, ils s’efforcent de diriger leur vie vers les cimes lointaines où ils découvriront de nouveaux aspects de la vie.

C’est là la phase de la « Sehnsucht » romantique de Werther, de l’aspiration passionnée à une réalité plus noble, plus riche, plus vraie qui a poussé au suicide tant d’adolescents se refusant à l’embourgeoisement médiocre des aspirations généreuses qui faisaient la valeur de leur vie intérieure. Si la conscience est assez riche en matériaux épurés capables de vibrer à l’unisson des couches les plus basses du sous-plan supérieur auquel elle est tangente, les valeurs de celui-ci tendent à être plus clairement perçues et cessent d’engendrer un supplice de Tantale pour devenir de nouvelles richesses de la vie intérieure ; les plus précieuses, parce qu’annonciatrices d’une nouvelle phase de vie, d’un nouvel élargissement de la conscience sur un monde plus riche et plus beau, c’est-à-dire plus satisfaisant pour nos aspirations les plus hautes. Au lieu d’une source de désespoir du fait du sentiment de son inaccessibilité, cette terre promise devient ainsi une nouvelle et riche province, de notre vie intérieure. Tout le reste de notre expérience vitale en est à la fois enrichi, éclairé, allégé. Nous connaissons une nouvelle euphorie. La vie est belle et vaut d’être vécue.

Puis, nous nous accoutumons à ce nouveau point de vue sur la vie. Il nous devient familier, « tout naturel », bientôt monotone et banal.

Enfin nous avons suffisamment établi notre niveau de conscience sur ce plan pour être capables de projeter de tâtonnantes antennes sur le sous-plan supérieur. Une fois de plus ces incursions fugitives éveillent le sentiment vague de l’existence d’une nouvelle terre promise, recélant des richesses inconnues et dont l’intuition est à l’origine d’irrésistibles appels à l’évasion. Et tout le processus recommence.

Si bien que l’histoire de notre progrès ressemble un peu a la description du progrès historique de l’humanité par Saint Simon et qui consistait en une succession de périodes de crises et d’états d’harmonie.

Retenons que cette croissance est en réalité due à la création de nouveaux étages de notre structure psychologique. Nous devenons conscients sur des niveaux plus élevés de la grandiose échelle allant du monde aveugle de la matière à la lumière éblouissante des plans spiritualisés, lumière tellement pure, qu’elle en devient invisible à Sa limite extrême. Et cette conscience est due à ce que nous organisons des centres de perceptions constitués avec de la substance des plans en question, centres qui non seulement nous permettent de percevoir ou plutôt d’éprouver des modalités variées des activités de ces plans, mais aussi d’y agir, d’y provoquer de nouvelles organisations, de nouvelles synthèses organisatrices, non seulement autour de notre foyer de conscience, mais en dehors de lui. Nous créons ainsi sur un plan plus élevé des dynamismes karmiques qui nous y donneront droit de cité dans la mesure où nous aurons élevé notre conscience assez haut vers la netteté des volitions pour atteindre à l’état d’agent karmique unique. En gros, on peut dire qu’au cours de la procession créatrice de l’Univers, les divers plans constituent, pour la descente des impulsions créatrices, autant de filières qui leur communiquent des caractères, des propriétés et des formes correspondant à la nature de ces plans.

Au contraire, sur la voie du retour, celle de l’ascension des consciences humaines vers l’individualisation, par suite de la précision de plus en plus grande des délibérations des choix de leurs actions, les différents plans constituent autant de filtres à la texture de plus en plus serrée sur lesquels les prises de consciences synthétiques des humains ne peuvent s’établir que dans la mesure où leurs prises de conscience globales des liaisons qui les unissent à l’infinie variété du cosmos, sont assez intenses pour constituer un moteur ascensionnel, et où son détachement des liens qui les retient aux divers plans est assez achevé pour que ceux-ci ne constituent pas un carcan qui l’empêche de franchir le seuil de plus en plus étroit ouvrant l’accès au monde supérieur.

En essayant de prendre conscience du processus de l’élévation de la conscience, il faut avoir garde de se fourvoyer en prenant à la lettre l’image de l’ascension le long d’une échelle de valeurs établie hiérarchiquement dans une séquence verticale. Rappelons-nous que dès les sous-plans moyens de l’Astral, du Kama Loka, tous ces sous-plans sont coextensifs comme les ondes variées, courtes et longues, des émissions de radio qui peuvent coexister et se croiser par milliers dans le même espace.

Mais si la hiérarchie de nos facultés et valeurs intérieures est hors de l’espace, elle est néanmoins ordonnée suivant un ordre de qualité très précis.

Sur le plan des sentiments, ceux-ci évoluent en précision, en intensité et en valeur morale. Chez les êtres ordinaires, dans le domaine de la précision, les sentiments sont à l’origine grossiers, violents, troubles et envahissent complètement la conscience sans aucune clarification consciente. Peu à peu ils se précisent, se restreignent à l’objet qui en est l’origine. Ceci établit comme une sorte de compartimentement de la vie affective. On devient capable comme Grandgousier d’être en même temps heureux pour une chose et malheureux à cause d’un autre. Et tandis que dans les orages des sentiments grossiers la conscience est complètement immergée en eux, elle atteint peu à peu à l’indépendance, à mesure qu’elle peut éprouver en même temps un plus, grand nombre de sentiments différents. (A la manière des citoyens des pays modernes qui, ainsi que notre Maître Ch. Bouglé l’a montré, sont d’autant plus libres, qu’ils appartiennent à un plus grand nombre de groupes sociaux distincts.) Le progrès s’accomplit grâce au développement parallèle des facultés intellectuelles qui, à mesure qu’elles atteignent à une perception plus claire de la nature objective des faits jugés, deviennent plus capables de considérer les sentiments non plus comme des parties intimes de leur être, mais comme des phénomènes particuliers qui se passent dans leur conscience, sans faire partie de leur essence. D’autre part, grâce à l’éveil de l’intelligence qui devient capable d’analyser les sentiments en prenant conscience de leurs différents éléments et nuances, ceux-ci gagnent en précision, en finesse et en richesse ce qu’ils perdent en véhémence. Ceci en particularisant davantage les divers facteurs de l’action, donne au Karma ainsi créé un caractère sui generis de plus en plus accusé qui amènera le sillage karmique ainsi engendré à s’exprimer et à s’accomplir à travers un seul foyer de conscience.

En ce qui concerne l’intensité des sentiments, il faut faire une profonde distinction entre leur véhémence et leur intensité réelle. La violence des sentiments dépend de leur plus ou moins d’emprise sur la conscience, emprise qui dépend, nous l’avons vu, de la pauvreté de l’organisation de la vie affective. Plus le sujet est fruste, plus il est pauvre et plus ses sentiments seront violents. La violence décroît avec les progrès de l’organisation et de l’enrichissement de la vie sentimentale, grâce au développement progressif des facultés mentales.

Chose surprenante à première vue, l’intensité des sentiments est en raison inverse de leur véhémence. En effet, celle-ci dépend surtout de l’absence de contrôle intérieur qui laisse le sujet en proie à la passion, à la soumission passive et impuissante au règne des sentiments. Le maximum de passion correspondra donc au maximum d’impuissance du sujet complètement soumis aux réflexes sentimentaux, puisant leur force dans leur proximité des sensations viscérales, dans des états où l’intervention du sujet est presque nulle. A mesure que nous devenons capables d’une plus grande variété de sentiments, plus précis grâce à leur intellectualisation progressive, ceux-ci deviennent plus intenses en fonction de cette précision.

Comme nous l’avons vu, il y a antinomie entre la précision et l’intensité des sentiments et leur véhémence. En même temps que les sentiments perdent leur violence, ils gagnent en clarté et en valeur morale.

Grosso modo, le passage de l’amoralité primitive à la moralité, consiste en l’éveil progressif des sentiments généreux et altruistes, intérêt, bienveillance, générosité, amour, en remplacement des sentiments égoïstes de haine, de désir ; remplacement qui entraîne celui de l’inquiétude et de la peur par le calme, la sérénité et la félicité.

Chose intéressante, les sentiments peuvent être perçus par certains clairvoyants sous forme de vagues ou de nuages lumineux, émanant de la moitié supérieure du corps, et leurs couleurs sont en relation étroite avec leur valeur morale. Les formes les plus grossières de la haine et de la colère seraient d’un rouge foncé et sombre, couleur ayant les ondes les plus lentes. Ce rouge s’éclaircit et s’allège à mesure que la colère est moins sauvage et moins grossière, pour s’atténuer jusqu’au rose des légères surexcitations dans les discussions esthétiques.

A l’autre extrémité de la vie affective, les émotions les plus élevées, celles de la haute ferveur spirituelle,. seraient d’un beau violet vif, lumineux et serein, c’est-à-dire de la couleur ayant les vibrations les plus rapides, tandis que les émotions d’amour pur et désintéressé seraient d’un beau bleu vif, et les heureux sentiments engendrés par la contemplation intellectuelle des beautés de la nature et de ses lois, iraient du vert doré à l’orangé, en passant par toute la gamme des jaunes. Ceci est complètement d’accord avec le fait que l’intensité des sentiments est en proportion inverse de leur véhémence.

Il en découle une conséquence de la plus haute importance pour l’avenir des individus. L’Hindouisme et bon nombre d’ésotérismes occidentaux enseignent qu’après la mort, l’âme revit toutes les mémoires, affectives ou mentales qu’elle a accumulées au cours de la vie. Le rappel à la conscience consume en quelque sorte ces mémoires variées qui constituent la moisson de l’existence qui vient de finir. Or cette reviviscence du passé éveille dans le sujet des sentiments d’une qualité affective correspondant à celle des expériences qui les ont engendrées. Les accès de colère ou de haine sont revécus sous forme de crises de passions extrêmement désagréables et pénibles qui constituent le purgatoire des trépassés, tandis que les nobles mouvements d’enthousiasme, de générosité, d’amour pur, c’est-à-dire désintéressé, engendrent au contraire des phases de félicité correspondant en nature et en valeur à celle de leurs qualités originelles. C’est le ciel de la récompense des âmes méritantes.

Or, chose digne d’admiration et de gratitude pour le Centre des harmonies Universelles, si cet enseignement est exact (et il semble logique), la durée de reviviscence des divers acquêts psychologiques d’une vie dépend de leur intensité, elle-même fonction de leur élévation sur l’échelle des valeurs morales. Des sentiments violents, tumultueux, de nature grossière, produits sur les plans les plus éloignés du Centre Immobile de la toute Puissance sont en réalité peu intenses, puisque les plus éloignés de l’origine de toute Grâce et de toute vie. Il s’en suit que, bien que leur reviviscence soit très pénible à cause de leur nature inharmonieuse, elle dure relativement peu longtemps. Au contraire, le rappel à la conscience des états plus purs, plus généreux, plus altruistes, durera bien d’avantage parce que situé sur un plan du temps où, son déroulement est moins rapide. En conséquence, la conscience du défunt séjournera beaucoup plus longtemps dans les félicités célestes des plans de l’harmonie et de l’amour que dans les tourments de la géhenne. Mais la durée de la reviviscence des souvenirs de la vie terrestre dépend naturellement aussi de la quantité des souvenirs. Cependant une vie courte, mais riche en émotions nobles et en pensées vastes et claires, entraînera une vie post-mortem non seulement plus heureuse, mais aussi plus longue qu’une longue vie terrestre passée dans la médiocrité et l’asservissement aux passions. Le développement des facultés représentatives de l’intelligence, du jugement et de la raison, suit un cours parallèle à celui des sentiments, avec lesquels les opérations intellectuelles sont en relations étroites depuis l’aube de la conscience. Dès que l’enfant, ou les peuples enfants, ont commencé à discerner les divers objets de l’Univers, ils ont joint des jugements de valeur à ces objets, les jugeant désirables, indésirables ou indifférents. Après quoi ils ont employé leurs facultés intellectuelles à obtenir les choses aimées, fuyant ou détruisant celles qu’ils jugeaient haïssables, négligeant les indifférentes. Non seulement les opérations intellectuelles sont donc accompagnées dès leur origine par le désir ou l’aversion, mais elles sont directement organisées sous l’empire des émotions suscitées par les objets ou les circonstances en présence desquels les individus se trouvaient.

Cette étroite union des sentiments et de la pensée dure pendant très longtemps dans ce que les Hindous nomment Kama-Manas, le plan où le désir est uni au mental. Tous les objets perçus et même les chaînes de raisonnements sont étroitement conditionnés par l’appétition, le désir d’obtenir et d’absorber, ou par l’aversion. L’Univers n’est perçu qu’à travers un brouillard de subjectivité sentimentale, organisant et préformant nos perceptions et nos idées qui sont ainsi toutes enrobées de sentimentalité ! L’immense subconscient racial, pour employer l’expression de Jung, qui sert de base aux activités mentales des hommes grégaires est fait en majorité des résidus des activités des centres de consciences sur ce plan hybride.

Cependant peu à peu les opérations mentales se dégagent de cette gangue de sentiments, ce qui leur permet de gagner en clarté et en précision. Les progrès sont étroitement parallèles à ceux qui sont réalisés dans la voie du contrôle des passions, lequel débute d’abord par une diminution de l’intensité des émotions. Dès qu’un individu est capable de penser calmement à un objet, à une situation ou à une relation entre des êtres ou des faits, sans être envahi aussitôt par un tourbillon de sentiments variés et souvent contradictoires, il prend pied sur le plan mental.

C’est là un pas décisif, couronnement d’une évolution multimillénaire de l’espèce humaine, le développement mental, proprement dit. Il s’en faut que la conscience soit complètement libérée des contraintes sentimentales, mais les opérations de l’intelligence sont libres de se développer conformément à leurs lois propres, tout en concourant à atteindre un objectif inspiré par les sentiments. Le divorce entre les impulsions sentimentales et celles de l’intelligence peut commencer à se manifester dans des opérations assez primitives et grossières. Ainsi, tandis que les boxeurs inférieurs, les « battants », sont dominés par le désir d’écraser l’adversaire sur le champ et se précipitent sur lui avec la fureur d’un coq de combat ou d’un chien jaloux ; le pugiliste « intelligent » reste maître de lui et mène son combat avec habileté. Il en va de même pour les stratèges, passant de la ruée instinctive des hordes aux opérations froidement délibérées des états-majors modernes, où la logistique l’emporte sur « la valeur » romantique.

A mesure que l’intelligence s’élève sur la succession des sous-plans du Svar LokAa, elle gagne en clarté, en précision, en extension, embrassant un nombre toujours plus grand de facteurs plus clairement perçus ou, au contraire, en profondeur, pénétrant dans les prolongements historiques et ontogénétiques des faits précis considérés. Chaque progrès réalisé, chaque sous-plan atteint et sur lequel la conscience s’organise une nouvelle faculté, une base d’opérations constituée de moyens de réceptions d’ondes provenant de ce monde nouveau où elle prend pied et qu’elle élabore en nouveaux points de vue sur l’Univers ; constitue en même temps comme une préparation à l’élévation sur le sous-plan immédiatement supérieur. Elle commencera à en recevoir des intuitions et des monitions dès quelle sera bien organisée et complètement maîtresse de ses véhicules sur son nouvel habitat.

Ainsi la conscience, ayant atteint la pleine conscience de soi, gravit les sous-plans du Svar Loka, de l’intelligence concrète, au moyen d’un double processus. D’une part l’élimination de la frange de désirs qui, après avoir constitué la presque totalité de la vie consciente, finissent par n’être plus qu’une espèce de toile de fond de la conscience, toile de fond dont les couleurs sont de plus en plus floues et atténuées. D’autre part, l’organisation de nouveaux véhicules de conscience de plus en plus précis et subtils, capables d’associations de plus en plus claires dans les deux directions de la multiplicité actuelle et des projections historiques. Cette association qualitative, s’accompagne du passage de la considération entièrement subjective, c’est-à-dire assujettie aux sentiments et comme noyée en eux, de la vie, à un point de vue objectif, c’est-à-dire à la capacité de s’intéresser aux objets en eux-mêmes, sans se préoccuper de leur incidence sur les racines sentimentales de la conscience. On comprend sans peine que c’est là un pas gigantesque vers l’intégration de la conscience à l’Univers, puisqu’elle échappe ainsi à l’inclusion dans la prison des passions égocentriques et centripètes. En s’intéressant aux choses, en elles-mêmes et pour elles-mêmes, au lieu de n’être mû que par l’intérêt personnel, on devient capable d’extravaser en quelque sorte sa conscience pour lui donner un autre foyer ; puisque avoir de l’intérêt pour une chose veut dire se situer, en elle, « inter esse ». En multipliant ses intérêts, l’homme cultivé non seulement enrichit considérablement sa vie propre, mais aussi se libère des chaînes de l’égocentrisme en répartissant ses facultés affectives en un grand nombre de centres secondaires et projetés vers un univers extérieur dont les limites reculent constamment.

Sur tous les sous-plans du Svar Loka, de l’intelligence concrète, la conscience reste tournée vers les objets et les relations qu’ils ont entre eux, aussi, et au début, surtout, sur les relations qu’ils ont avec le sujet et le parti que celui-ci peut en tirer. On est conscient des objets « dans le monde » comme disent les existentialistes. La pensée porte sur des objets précis, et sur leurs aspects particuliers.

Au contraire, dès les sous-plans inférieurs du Mahar Loka, la conscience se tourne non plus vers les relations que les objets ont avec nous, ou qu’ils peuvent avoir entre eux, mais sur leurs aspects généraux, ou leur essence profonde, ou les relations qu’ils ont avec les lois universelles. Sous les propriétés extérieures auxquelles elle s’intéresse moins, la conscience recherche les principes originaux, les aspects universels sous lesquels les objets peuvent être considérés, les propriétés, les valeurs et les idées générales qu’on en peut abstraire.

La pensée se dégage donc de ce qu’il y a d’individuel et de particulier dans les objets, pour s’adresser à travers eux à l’universel, à l’infini, à l’éternel. Cependant elle est encore constituée en fonction de tous les acquis des élaborations mentales édifiées sur les sous-plans inférieurs. Elle fonctionne un peu à la manière des soldats de l’antiquité qui, pour escalader une muraille, formaient entre eux des terrasses successives en mettant leurs boucliers sur leurs épaules, afin qu’en grimpant sur ceux-ci, des groupes de guerriers de plus en plus réduits, puissent en faire autant, jusqu’à ce que leur pyramide atteigne le niveau de leur objectif. Mais avec cette différence fondamentale que la conscience s’élargit à chaque étape.

Rappelons que la conscience ne peut s’élever à un degré supérieur qu’à la condition d’avoir au moins des antennes de l’essence de celui-ci. Même les voyants des religions sont soumis aux mêmes règles. La grâce n’atteint que ceux qui s’en sont rendus dignes, au moins par leur humilité. Celle-ci, du reste, est une des plus sublimes vertus, une de celles qui sont de l’essence la plus subtile, composée de vibrations aux ondes les plus rapides parce que les plus éloignées des mouvements grossiers des émotions centripètes, égocentriques, égoïstes, qui sont l’antithèse des sentiments altruistes, généreux, altérocentriques comme dit M. Lalande, accompagnant l’élévation de la conscience au-dessus des passions et des pensées dirigées par celle-ci. Entièrement inspirées par des fins utilitaires à leur début, les opérations mentales se dépouillent graduellement de l’utilitarisme à mesure que les sentiments gagnent en extension et en générosité. A partir du moment où les préoccupations utilitaires ne jouent plus aucune rôle et où la conscience ne se préoccupe plus des objets que comme des « en soi », ayant leur propre fin en eux, et cherche à pénétrer les lois et les conditions de leur modus vivendi, elle est prête à projeter ses antennes sur les trois sous-plans supérieurs du plan de la rationalité.

Un point fondamental à retenir à ce propos est qu’il y a une grande différence entre le niveau où se trouve ce qu’on pourrait appeler le centre de gravité de la conscience ou niveau moyen de l’exercice de ses activités et les niveaux extrêmes qu’elle est susceptible d’atteindre soit en s’élançant vers la transcendance, soit en retombant dans les bas-fonds. Ce centre de la conscience sur lequel elle fonctionne avec le minimum d’efforts et en quelque sorte spontanément, est généralement plus près des activités inférieures que des supérieures, car les premières ont une longue antériorité, et aussi il est plus facile à la conscience de descendre que de s’élever.

Ceci explique que des personnes douées d’une haute intelligence puissent néanmoins fonctionner à des niveaux sentimentaux qu’on aurait cru incompatibles avec l’élévation de certaines de leurs facultés. D’autre part ceci nous fait toucher du doigt un des aspects les plus importants de la vie spirituelle. Il y a une très grande différence entre le point le plus élevé qu’une conscience puisse atteindre dans des moments d’envolée et le niveau moyen sur lequel elle peut vivre en suivant son penchant normal.

Or, ce qui constitue la valeur spirituelle d’une personne, ce ne sont point les cimes qu’elle peut atteindre, mais le niveau sur lequel sont situés les facteurs qui régissent l’ensemble de ses actions, c’est-à-dire la composante de ses tendances altruistes et spiritualistes et de ses impulsions égoïstes et dirigées vers les satisfactions matérielles et centripètes. C’est pourquoi on peut voir de grands savants se mouvoir à l’aise dans le monde de l’objectivité scientifique, des abstractions mentales et des idées générales, en restant cependant capables de comportements affectifs médiocres.

Cependant, le fait d’accéder fréquemment aux plans élevés des pensées abstraites et générales, rendant la conscience capable d’apprécier clairement le peu de valeur des objets matériels vers lesquels allaient autrefois leurs désirs, aide les gens cultivés à se débarrasser progressivement de leurs appétits inférieurs. Ceci permet à leur niveau moyen de conscience de s’élever progressivement. C’est ainsi que les grands intellectuels même peu religieux, mènent souvent des vies toutes proches de celles des ascètes.

Cependant le développement des fonctions mentales peut suivre une autre voie que celle de l’activité intellectuelle. Les âmes ferventes peuvent trouver le moyen de se dégager des appétits matériels et des contraintes passionnelles en suivant le chemin indiqué par Platon dans son Banquet, en s’élevant de l’amour pour les beaux corps à celui pour les qualités qu’ils révèlent, et de ce dernier à l’amour pour le Créateur de la Beauté, de la Vérité et du Bien. Il n’en reste pas moins qu’en gros, le progrès spirituel se manifeste dans la vie des individus par l’élévation progressive de la conscience de l’égocentrisme au Cosmocentrisme, c’est-à-dire de l’égoïsme à la générosité altruiste.