Robert Linssen
Méditation sur le dépassement de l’ego

Le texte de cet article est souvent entrecoupé par les mots : « Stop ici ! » Ce rappel suit ou précède en général des passages de haute portée spirituelle et méditative. Ceux-ci ne peuvent être l’objet d’une simple lecture rapide au niveau verbal. Un arrêt est nécessaire en vue d’une perception globale englobant autant le cerveau que le plexus solaire et même le « Hara » si possible. Il est donc utile et nécessaire d’arrêter la lecture quelques instants et d’effectuer quelques respirations lentes, complètes et profondes aidant la réalisation d’une perception ou d’un « penser-sentir » plus profond.

(Revue Être Libre, Numéro 321, Mai 1991)

1) Information théorique.
2) Exercices pratiques.

AVERTISSEMENT
Le texte de cet article est souvent entrecoupé par les mots : « Stop ici ! » Ce rappel suit ou précède en général des passages de haute portée spirituelle et méditative. Ceux-ci ne peuvent être l’objet d’une simple lecture rapide au niveau verbal. Un arrêt est nécessaire en vue d’une perception globale englobant autant le cerveau que le plexus solaire et même le « Hara » si possible. Il est donc utile et nécessaire d’arrêter la lecture quelques instants et d’effectuer quelques respirations lentes, complètes et profondes aidant la réalisation d’une perception ou d’un « penser-sentir » plus profond.

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Le lecteur pourra s’inspirer de la lecture et relecture de l’ouvrage de feu notre amie et collaboratrice, Alexandra David-Neel sur le Bouddhisme auquel nous nous référons principalement (1).
L’édition originale de ce livre fondamental date de 1942 aux éditions du Rocher et constitue le reflet le plus fidèle des enseignements du Bouddhisme, du Bouddha et des formes les plus dépouillées du Bouddhisme tibétain.
Très malheureusement cette édition fondamentale est épuisée. Une édition récente intitulée « Le Bouddhisme du Bouddha », publiée chez Plon constitue ce que l’on pourrait appeler un lamentable arrangement destiné au grand public. On a tenté de mettre les enseignements si clairs et directs du Bouddhisme dans leur pureté première à la portée des intellectuels occidentaux.
L’édition originale étant introuvable, nous en reproduirons, dans les commentaires qui suivent, les passages les plus essentiels.
Cela permettra également de voir les différences qui se sont formées au cours du temps, soit dans certaines formes du Bouddhisme coréen ou japonais et les différentes écoles tibétaines souvent imprégnées de chamanisme et de magie rituélique.
Ce qui vient d’être mentionné ne comporte aucune critique tacite à l’égard de ces différentes nuances pouvant être une aide pour les chercheurs ayant besoin de support et d’enseignements moins « abruptes ».
Ainsi que l’écrit David-Neel (p. 7) :
« Le Bouddha n’a point prétendu apporter une révélation d’ordre surnaturel, il n’a promulgué aucun dogme, il n’a pas fait appel à la foi. Il a simplement offert à l’examen des hommes une méthode qu’il leur appartient d’utiliser pour leur plus grand avantage et dont le but déclaré est la destruction de la souffrance. »
Il a déclaré (Parinibhana Sutta) (p. 6) :
« Soyez à vous-même votre propre flambeau et votre propre recours. Que la vérité soit votre flambeau et votre recours. »
Selon le Bouddhisme pur, les causes de la souffrance sont l’existence et l’ignorance.
L’existence de l’Univers et la nôtre n’a rien de fixe, de statique, de solide. Elle est un processus extraordinairement complexe d’interférences d’énergies.
Ces énergies n’ont ni commencement, ni fin, et leurs activités constantes se déroulent dans un univers en perpétuel mouvement de création et de destruction de formes. Cet univers comporte un nombre infiniment supérieur de dimensions entre lesquelles ont lieu des interactions continuelles dégagées de toute fixité.
La pratique du Bouddhisme implique les éléments suivants :

—    Vue juste.
—    Volonté parfaite.
—    Action juste.
—    Attention parfaite.
—    Méditation parfaite.

Nous nous consacrons surtout à l’étude de la méditation parfaite et nous répétons à dessein quelques vérités essentielles à titre de préambule.

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La Vue juste conduit à la découverte que rien n’est fixe, que les choses et les entités, les personnes n’existent pas par eux-mêmes, ils ne sont ni autogènes, ni stables. Tout n’est que processus. Tout n’est que mouvement. Comme le démontre la nouvelle physique moderne, une pierre est un processus, un arbre est un processus, un animal ou un être humain sont des processus. Il n’y a que des événements toujours changeants. Il n’y a ni « choses, ni entités fixes », nous l’avons fréquemment rappelé.
Ainsi que l’écrivent les physiciens David Bohm et Fr. Capra, tout vit, tout se meut, tout se transforme, la matière vit et se recrée.
Une pierre vit, les électrons et diverses particules qui le forment vivent, se recréent, se reproduisent des milliers de fois par seconde. Les particules, telles que électrons, protons, ne sont pas des objets, des choses fixes, mais des processus vivants et mouvants s’intégrant dans l’holomouvement universel, sorte de conscience infinie intemporelle a-causale en perpétuelle recréation. Telle est la véritable nature du Cosmos et de nous-mêmes. En dépit de notre apparence illusoire isolée et de fixité, nous sommes les membres apparemment séparés du corps universel, corps de lumière nouménale. Notre corps physique, lui-même, est constitué de particules que l’on a injustement considéré inintelligentes. La nouvelle physique quantique de David Bohm enseigne que les électrons sont doués d’une sensibilité, d’une conscience et d’une intelligence supérieures à la nôtre.
Il importe avant tout d’insister sur la prise de conscience simple et claire de la situation d’exil et d’emprisonnement dans laquelle se trouvent pratiquement tous les êtres humains. Ceux-ci doivent, sans idées préconçues, se voir tels qu’ils sont, limités dans leurs attachements, dans leurs identifications complètes du corps. Ils doivent voir l’esclavage dans lequel ils sont vis-à-vis de l’image d’eux mêmes. Ils l’ont créée et les autres y ont contribué.
Avant de se libérer de l’ego et de ‘limage qui lui sert de support principal, il est indispensable de voir clairement qu’en dépit de nos lectures et des enseignements des sages de tous les temps, qui ont proclamé l’inexistence de l’ego et la nécessité de nous délivrer de l’image que nous avons de nous-mêmes, nous restons égoïstes. Notre image reste malgré tout le facteur fondamental de tous les affichages mentaux présidant à nos actes physiques, émotionnels et mentaux. Ceci constitue l’ABC de la méditation.
Celle-ci consiste à nous délivrer de l’identification et de l’attachement à cette image.

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Ne perdons jamais de vue l’appel fondamentalement important du Maître tibétain Tilopa (988-1069) :
« Interromps le cours du Samsara, la croyance en un ego. Reconnais ta vraie nature comme une mère reconnaît son enfant. Ceci est l’intelligence transcendante qui se connaît d’elle même, au-delà des mots, l’objet de la non-pensée, moi, Tilopa, n’ai point de référence. Comprends ceci comme se révélant à soi en soi-même. N’imagine pas, n’agis pas mais sois en paix. Cette spiritualité souveraine lumineuse, dans laquelle il n’y a pas de mémoire pour te préoccuper ne peut être appelée une chose. »
Les passages en italique dans la citation de Tilopa peuvent déjà servir de méditation et de prise de conscience profonde.
A cet effet, comment faut-il les aborder ? Certainement pas de la façon habituelle avec un mental se contentant de la lecture de quelques mots au niveau simplement verbal, intellectuel, desséché et inopérant.
Alors : STOP à nos mauvaises habitudes. Tout dépend de l’approche intérieure dans laquelle vous vous trouvez lorsque vous avez « interrompu le cours du Samsara et la croyance en un égo ». Vous devez aborder la lecture de ce passage non seulement avec votre mental et de façon mécanique, mais de façon globale, avec votre sensibilité la plus profonde. Il faut que peu à peu vous ressentiez avec votre cœur, au niveau du plexus solaire et du « Hara », que vraiment vous êtes prisonniers, enchaînés dans la ronde sans fin des naissances et morts successives résultant de vos propres actions, de vos avidités, de vos ambitions, de vos attachements, de vos peurs, de votre désir de durée et de la continuité de vos habitudes.
Relisez et lisez encore ! STOP aux automatismes mentaux, responsables de la construction de l’énorme réseau d’images, de mémoires formant votre ego. Il n’y a pas d’ego. Il n’y a qu’une série de causes à effets en continuelle transformation, il n’y a que des flux d’énergies, de champs psychiques anciens et normaux formant un épais agrégat de mémoires positives ou négatives en continuelles transformations.
A cette succession toujours changeante d’états de conscience, de mots, d’images, de formes, vous superposez arbitrairement la notion d’entité continue et pour lui donner plus de consistance, vous le nommez et cherchez à le renforcer, à lui donner une sorte de solidité psychologique en vous plongeant dans mille sensations, mille projets, mille ambitions, mille attachements.

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En bref, voyez tout cela simplement sans jugement. Voyez-le avec la simplicité du miroir, tel que l’enseigne le maître Taoïste Tchouang Tseu : « Le parfait miroir voit tout, mais ne prend rien, il ne juge rien, ne condamne rien, ne nomme rien. »
Telles sont les conditions essentielles d’une perception globale immédiate, dans la momentanéité de chaque instant présent. En ceci réside la clé fondamentale, car « L’infini est dans le fini de chaque instant ». Chaque seconde comporte quelque chose d’unique, d’essentiel qui plus jamais ne se représentera.
Dans cette unicité spécifique de chaque instant présent se révèle le jaillissement de la conscience infinie qui est Claire. Lumière supra mentale dépassant toute possibilité de représentation ou d’expression verbale. Là nous approchons du « vécu ».
Telles sont les raisons pour lesquelles « Tilopa » déclare que, dans cette spiritualité lumineuse, il n’y a pas de mémoire pour se préoccuper.
STOP ! Ici. Lire et relire pour arriver au silence !
La pensée n’est que mémoire, il n’y a pas, il n’y a pas de pensée sans mots, ni image. Dans la totale présence du Présent le « caquetage des cerveaux » dont parle Krishnamurti a cessé de brouiller les cartes, et le silence intérieur permet d’être à l’écoute de la Plénitude qui est Lumière, Amour et Conscience infinie. STOP ici ! Ce ne sont pas des mots. Souvenons-nous que le mot Amour n’est pas l’amour et les termes « états sans égo ne sont pas l’état sans ego ».
Rappelons enfin cette autre déclaration de Tilopa : « Cette spiritualité souveraine n’est pas une chose ».
STOP ici ! Il n’y a dans l’Univers ni objet, ni chose et ceci doit s’étendre aux domaines physiques, psychiques et spirituels. Il n’y a que mouvements constants, flux de renouvellement perpétuel d’un immense flot d’énergie s’exprimant et formant un univers. Celui-ci engloberait une multitude extraordinairement riche et variée de dimensions et de niveaux s’interpénétrant mutuellement. Il n’y a là aucun plan pour quoique ce soit de fixe, de stable, d’immobile.
La Vue Juste enseignée par le Bouddhisme tibétain est résumée dans l’ouvrage original de David-Neel auquel nous avons fait allusion. Elle écrit :
«  Une pratique assidue de l’attention conduit à percevoir les objets environnants et à se percevoir soi-même sous l’aspect d’un tourbillon d’éléments en mouvement. Un arbre, une pierre, un animal, cessent d’être vus comme des corps solides et durables pour une période de temps relativement longue, et à leur place, le disciple entraîné discerne une succession continuelle de manifestations soudaines n’ayant que la durée d’un éclair, la continuité apparente des objets qu’il contemple et de sa propre personne étant causée par la rapidité avec laquelle ces éclairs se succèdent. Arrivé à ce point, le disciple a atteint ce qui, pour les bouddhistes, constitue la « Vue Juste ». Il a VU que les phénomènes sont dus au jeu perpétuel des énergies, sans avoir pour support une substance d’où ils émergent; Il a VU que l’impermanence est la loi universelle, et que le « moi » est une pure ILLUSION causée par un manque de pénétration et de puissance de perception. »
Le lecteur comprendra certainement l’importance fondamentale de ce qui précède. Mais STOP ici.
Relisez et relisez. Ne vous égarez pas dans les satisfactions intellectuelles relatives à l’évidence du fait que maintenant, en 1991, les lignes précédentes de ce texte vieux de milliers d’années sont un fait élémentaire confirmé par la nouvelle physique.
Dépassez cela et voyez-vous, sentez-vous vous-même être dans le flux, en faire partie intégrante et laissez-vous immerger en lui jusqu’au moment où intervient une certaine dissolution.
La caractéristique de « flux », de mouvement constant de création ou de recréation est nettement prioritaire. La prise de conscience en nous et en toutes choses de cette priorité entraîne cette dissolution. Dès lors, ainsi que nous l’avons intentionnellement répété, nous voyons et nous sentons à la fois, dans une perception globale immédiate qu’il n’y a que recréation constante de ce que David Bohm appelle l’holomouvement. Il n’y a pas de « choses », d’objets, mais il n’y a que des processus.
STOP ici ! Lisez et relisez ces dernières lignes, et au-delà des mots finalement oubliés ou dépassés, sentez et voyez que tout n’est que processus, expressions extérieures, visibles, infiniment multiples d’une Réalité unique, Vide, absente de toutes nos qualités familières, impensables. Là, réside le cœur de l’univers, votre cœur, votre être réel, l’être réel de tous les êtres, de toutes les choses ou « pseudo-choses ».

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Nous avons précédemment insisté sur le caractère de priorité du « flux » de tous les niveaux d’énergie par rapport aux apparentes fixités des objets ou des formes.
Un texte particulièrement clair du Sage Kuruda, cité par A. David-Neel (1), expose l’essentiel de ce qui vient d’être écrit.
Le monde extérieur et les millions d’objets, de formes, de couleurs qui nous sont familiers ne sont que les échos apparemment figés d’un son primordial. Les lignes qui suivent expriment des vérités fondamentales.
« Quoiqu’il n’existe ni êtres, ni choses réels, cependant des effets paraissent et disparaissent là où se rencontrent les actions et les conditions nécessaires, ainsi que l’écho suit le son, et toutes les choses grossières ou subtiles, grandes ou petites, viennent et s’en vont à chaque instant, sans aucune forme stable. Homme et choses sont de simples termes désignant la période de durée pendant laquelle une même forme persiste. » (STOP ici ! A lire et relire.)
Commentaires : « Hommes et choses sont de simples TERMES ». Ceci fait comprendre l’importance du rôle fixateur des mots et le danger de la complicité du processus de verbalisation de nos états, de nos émotions, de nos plaisirs. Cette complicité est dénoncée par Krishnamurti. Au lieu d’être silencieux dans un plaisir, un état de bonheur ou un élan affectif, le fait de le nommer le renforce et contribue à donner à l’ego son sentiment de solidité psychologique et de réalité. Tous les êtres humains tombent dans ce piège.
Suite du texte de Kuroda :
« Notre vie présente est la réflexion d’actions passées. Les hommes considèrent cette réflexion comme leur réel « moi ».
Commentaire : Le terme « réflexion » serait avantageusement remplacé par reflet. Nous ne sommes que des reflets évanescents auxquels nous attribuons des caractères absolus de réalité.
Suite du texte de Kuroda :
« Ils imaginent comme des objets qui leur appartiennent, leurs yeux, leur nez, leurs oreilles, leur corps, leurs habitations, etc., mais en réalité toutes ces choses ne sont que des résultats produits par d’innombrables actions ou énergies. »
Nous lisons (revue « IIIe Millénaire, article de D. Harding) :
« Même si de temps en temps je me considère comme un homme, je me fais devenir ce qu’en aucun cas je ne puis être, ici, où il n’y a jamais eu un homme et où il n’y en aura jamais » (voir ici notre commentaire précédent, n.d.l.r.).
« Ce résultat ne peut pas sembler aussi pénible à certain, mais, personnellement, je le considère comme terriblement nuisible, parce qu’il prétend être exactement le contraire de ce que je suis. C’est me faire croire que je suis une CHOSE, une masse solide, moi-même ici, ce qui est une impossibilité. Impossibilité que souligne le Maharshi La personne plongée dans l’idée « je-suis-le-corps » commet la plus effroyable des fautes. C’est également un suicide ! »
Et d’où nous vient une pareille idée ? De ce que nous considérons « comme un corps, en nous projetant à l’extérieur, d’où nous observons ».
« L’identification au corps est due à une aberration de l’esprit. Trouvez votre source, dissolvez-vous en elle, et demeurez tout seul », déclare encore le Maharshi.
En fait, la réalisation de cet état est le contraire d’un isolement parce que les barrières de l’ego (fixations mentales, images, mots, peurs, ambitions. etc.) étant éliminées, la Plénitude indivise de la conscience universelle et de la Lumière se révèle être la seule Réalité.
Nous avons actuellement la possibilité de choisir un nombre grandissant de textes fondamentaux inspirés par la nouvelle vision holistique et la « Vue pénétrante » démasquant le caractère illusoire de l’ego, de l’identification au corps. Nous ne pouvons résister au désir de citer les quelques fragments suivant empruntés à la revue du « IIIe Millénaire ». Ils sont inspirés par le Sage indien Sri Nisargadatta Maharaj dont Paul Vervisch a fait une admirable traduction.
« Ce n’est jamais la personne qui est libérée, c’est de la personne qu’on est libéré. Pour être libre, il suffit d’échapper à l’identification, à un état civil, à une petite histoire, précieuse parce qu’elle se réfère à un « moi », oh combien fragile. Car nous ne sommes pas cela ! Votre véritable nature est sans naissance. Vous êtes ce que vous ignorez, vous êtes l’état de non-connaissance. Pour effectuer un pas aussi immense dans l’inconnu sur quoi prendre appui ? Sur ce qui est, et a toujours été là : la présence. Présence consciente dont je suis la majorité du temps distrait et qui, pourtant, que je dorme ou que je veille est continuellement là. La reconnaissance de cette présence peut seule balayer le passé, faire de la place, affranchir de la petitesse ratiocinante du « moi », « je » et révéler une autre dimension. »

(1) A. David-Neel, « Le Bouddhisme », éd. le Rocher, Monaco, 1947.