Jean Chevalier
Millénarisme, messianisme, eschatologie

C’est en ces périodes de tension, de frénésie et d’incertitude que resurgissent avec plus d’insistance l’inquiétude eschatologique, les mouvements messianiques, la terreur et l’espoir millénaristes. On n’a jamais tant parlé de créativité. Après avoir tout détruit, valeurs, structures, langages, on veut tout recommencer, de la base au sommet, à partir du néant. L’orgie des bouleversements prélude à l’exaltation créatrice des commencements absolus. La régénération passe par la mort. L’« extermination » à laquelle on assiste présente le double aspect d’un achèvement, auquel on est le plus sensible, et d’un renouvellement, dont on n’aperçoit que d’obscures figures.

(Revue Question De. No 16 : La fin du monde. Janvier-Février 1977)

Millénarisme : crainte du passage d’un millénaire à l’autre — Messianisme : attente du retour du Christ et de l’avènement du royaume des cieux — Eschatologie : science des fins dernières — Apocalypse : « soulèvement du voile », vision des derniers jours du monde — Parousie : retour triomphal du Christ en gloire — Comment naît la pensée eschatologique – Les interprétations millénaristes des premiers chrétiens — L’idée d’une évolution cyclique de l’univers — Vivre l’instant présent.

L’intérêt n’a cessé de grandir en Occident pour les mouvements millénaristes et l’inquiétude eschatologique. Mircea Eliade parle même d’une « vague » du messianisme, qui constituerait « un des traits caractéristiques de la culture occidentale contemporaine[1] ». Toutes les sectes — et l’on connaît leur audience — annoncent la proximité de la fin du monde. Sur ce sujet, les publications d’historiens, de sociologues, de philosophes, de théologiens se sont multipliées ces dernières années.

Une science nouvelle est en formation, la thanatologie ; bien qu’elle concerne la mort physique de l’homme, elle débouche inévitablement sur l’eschatologie, car l’attitude devant la mort dépend du sens donné à la vie. Son développement est bien significatif des préoccupations de nos contemporains. Dans son livre[2], Jean Fourastié écrit : « L’humanité en est venue à une période de son évolution où une réflexion et une information sur les fins dernières sont nécessaires à la survie. » Il réclame un éveil et un approfondissement de la conscience à un « surréel » qui s’accorderait au réel et donnerait un sens à une histoire dont on voit surtout, aujourd’hui, les affolantes oscillations.

Cette recrudescence d’intérêt pour les fins dernières, l’eschatologie, s’explique par des causes multiples, occasionnelles ou profondes. Notre siècle a connu deux guerres mondiales, les plus meurtrières et les plus destructrices de l’histoire ; des révolutions scientifiques, technologiques, morales, sociales, qui ont bouleversé la vie quotidienne ; l’effondrement des empires coloniaux et l’accession à la souveraineté politique de plus de cinquante États, qui comptent les uns moins de 100 000 habitants, les autres plus d’un demi-milliard, mais qui disposent tous d’un égal pouvoir politique, une voix chacun, dans l’Organisation des nations unies. Mais surtout ce siècle est celui où l’humanité a acquis la puissance, grâce à la maîtrise de l’énergie nucléaire, de se détruire soudain totalement et de faire sauter la planète. Elle prend aussi conscience que les richesses naturelles s’épuisent plus vite qu’elles ne se produisent et que leurs substituts chimiques ont des effets destructeurs sur les organismes vivants. Chez les peuples les moins évolués, les traditions sont minées par la pensée moderne qui, chez les plus évolués, explose en contestations contradictoires. Il semble que la philosophie se dissolve et que les religions dogmatiques doutent d’elles-mêmes. Délire, dérive. Sur son esprit, son corps, sa liberté, sa vie, l’homme sent aujourd’hui, tous ses remparts abattus, l’approche des plus redoutables pouvoirs. Une violence aveugle semble prévaloir sur toutes les recherches de sécurité et sur tous les efforts d’organisation.

C’est en ces périodes de tension, de frénésie et d’incertitude que resurgissent avec plus d’insistance l’inquiétude eschatologique, les mouvements messianiques, la terreur et l’espoir millénaristes. On n’a jamais tant parlé de créativité. Après avoir tout détruit, valeurs, structures, langages, on veut tout recommencer, de la base au sommet, à partir du néant. L’orgie des bouleversements prélude à l’exaltation créatrice des commencements absolus. La régénération passe par la mort. L’« extermination » à laquelle on assiste présente le double aspect d’un achèvement, auquel on est le plus sensible, et d’un renouvellement, dont on n’aperçoit que d’obscures figures.

Eschatologie, science des derniers jours

Eschatologie, messianisme, millénarisme, ces trois termes désignent des croyances différentes, mais étroitement liées. L’analyse de leurs significations met au jour des structures analogues. On adopte cependant l’un ou l’autre de ces termes, suivant l’accent mis sur l’un des principaux aspects de ces croyances. « Eschatologie » recouvre de nombreuses acceptions : fin de ce monde et avènement d’un autre monde ; fin du monde et apparition d’un monde tout autre ; fin définitive, une fois pour toutes, ou fins cycliques, dans un éternel retour des choses ; fin individuelle (mort, jugement particulier, vie de l’âme séparée, purgatoire) ou fin universelle de l’humanité (résurrection, jugement dernier, partage des élus et des damnés entre le paradis et l’enfer). Mais on préférera ce mot (eskata : les derniers ; logia : étude, science ; c’est-à-dire science des derniers jours) pour désigner la fin ultime des temps, la fin de cet univers humain et spatio-temporel, une dimension cosmique, la vision apocalyptique des derniers jours et la manifestation de l’autre vie.

On choisira plutôt le terme « messianisme », si l’on pense à l’arrivée de Celui qui préside à la fin d’un ordre social et cosmique et à l’avènement d’un nouveau royaume. On parlera enfin de « millénarisme » si l’on envisage la durée d’un temps (mille ans, par exemple) durant lequel s’écoule un univers et le millésime où se produit le passage brutal de la catastrophe à l’ordre nouveau. Le millénarisme se confond souvent avec l’eschatologie et le messianisme : une fin et un commencement, mais seulement la fin d’un cycle, d’un monde, non pas nécessairement la fin globale du monde.

Des cycles cosmiques, ou le temps a-t-il un sens ?

Ces croyances forment un ensemble assez diversifié, mais généralement bien constitué : tout ce qui est dans le temps est condamné à disparaître ; tout ce qui a eu un commencement, fût-ce le temps lui-même, aura une fin. Il s’agit bien ici de fin du temps ou d’un temps, au sens de terme, de dernier instant, de destruction, de mort, mais non de finalité. La finalité est un autre aspect du problème. Comment, quand se produiront cette explosion universelle, cette mutation totale ? La réponse, difficile à interpréter, se trouve dans les apocalypses, ces révélations de vérités qui étaient jusqu’alors cachées et qui apparaissent à des visionnaires, tels Daniel, Hénoch, Jean, au moment des plus grandes crises de l’histoire, sous la forme de descriptions hallucinantes, de cris, conjurations ou adjurations, de symboles terrifiants ou riches de promesses. Aujourd’hui même, en cette fin de 1976, des visionnaires nous annoncent la fin du monde dans cent quarante ans, dans trente ans, dans dix ans, dans trois ans. La plupart ne s’aventurent pas sur le terrain précis des dates : les temps sont « proches », « imminents » ; nous sommes à la « dernière période » d’une évolution.

La croyance en une multiplicité cyclique des âges cosmiques (temps cyclique) est répandue dans tous les continents, toute l’Asie, ainsi que dans les cosmogonies précolombiennes et africaines, des temps les plus reculés jusqu’à nos jours. La plus élaborée est peut-être celle des Brahma-Sutra. D’après elle, nous serions au cœur de l’ultime phase d’un cycle, la plus redoutable. Kaliyuga désigne la quatrième et ultime période d’un Kalpa (âge cosmique), la plus brève, mais la pire. Selon la pensée hindoue, l’époque actuelle relève du Kaliyuga par son aspect crépusculaire et catastrophique. Mais le fait même d’être le dernier acte du drame cosmique comporte un aspect positif : après le désastre, la reconstruction ; après la décomposition la régénération, après la mort la renaissance ; après les ténèbres la lumière. L’espoir devient plus fervent et la délivrance plus proche. L’optimisme renaît des profondeurs de l’abîme. Nous n’avons pas encore fini de connaître les progrès de la décadence, biologique, sociale, morale, spirituelle. Les souffrances vont s’aggraver, jusqu’à ce que la désagrégation finale éclate en catastrophe et qu’une nouvelle cosmogonie succède au chaos général. Cette succession cyclique est d’une rigueur qui lui confère une apparence de parfaite normalité. Mais elle paraît trop logique et inexorable pour ne pas ressembler à une construction de l’esprit.

D’autre part, le cycle a-t-il vraiment un sens s’il n’est jamais définitif ? Seule l’éternité délivre de la répétition indéfinie des cycles. Seule elle confère un sens au temporel (temps linéaire). Mais cette recherche d’un sens n’est-elle pas aussi un besoin de la raison ? La raison ne s’apaiserait-elle que dans la foi en l’éternel ? L’eschatologie est précisément la recherche, plutôt que la science, du sens ultime de l’évolution universelle. Elle tend à exorciser l’irrationalité de l’univers.

Comment naît la pensée eschatologique ?

Tous les textes eschatologiques, de quelque religion ou culture qu’ils relèvent, et malgré toutes les différences de fabulations mythologiques, témoignent d’une même structure et d’un même dynamisme. En effet, ils s’articulent sur trois périodes qui sont elles-mêmes évolutives. Les prédictions les plus récentes n’échappent pas à cette dialectique immanente. La première phase de formation de la pensée eschatologique coïncide avec le développement de plus en plus manifeste, qui va vers son paroxysme, d’une situation d’injustice, de perversion, d’oppression, d’aliénation, d’impuissance contre un mal envahissant. Un sentiment d’insécurité se généralise. Bouleversements sociaux, cataclysmes naturels, babélisation du langage, confusion mentale, instinct de révolte et de domination, tout se conjugue pour troubler les esprits et les persuader que rien ne pourra plus enrayer la dégradation de l’ordre universel ; cet ordre du moins tel qu’on l’imagine avoir existé dans le passé ou tel qu’on rêvait de le voir progresser régulièrement vers un avenir meilleur. C’est l’âge de fer et d’argile, de la désolation, des tyrans et des faux prophètes, l’ère du Dragon ou de Kaliyuga, que décrivent les mythologies, les apocalypses et les visionnaires.

Avec la  deuxième phase, la contestation subversive généralisée voit s’opposer à elle une protestation dénonciatrice, menaçante, constructive. Et la lutte s’exacerbe entre les forces de dissolution et les cris des prophètes, entre les bêtes et les anges, avec son cortège de bourreaux et de victimes. Les uns se regroupent dans une résistance persécutée, les autres se déchaînent dans une insistance persécutrice. D’un côté grandit une lueur d’espoir, de l’autre s’aggrave l’acharnement à détruire.

Dans une troisième phase, la certitude de l’espérance s’est consolidée, la victoire est en vue, l’écroulement d’un monde mauvais approche, le Dragon sera terrassé, le Sauveur arrive, le Messie est là, le Royaume nouveau commence.

Ces trois périodes constituent l’espérance messianique, que celle-ci s’inscrive dans une conception millénariste, c’est-à-dire cyclique, comme la foi dans l’Eternel Retour, ou qu’elle procède d’une eschatologie définitive, c’est-à-dire d’un renouvellement global, une fois pour toutes, avec résurrection des morts et jugement dernier, avec le règne sans fin et sans partage de la loi messianique, avec l’abolition du temps et l’accès à l’éternité. Cette vue eschatologique est infiniment plus grandiose que l’espoir millénariste. Elle est peut-être aussi plus angoissante, car c’est dans un temps limité, dans un aujourd’hui si bref, que se joue l’infini d’une éternité. Dès lors, de quelle gravité la vie présente n’est-elle pas empreinte ! Elle ne se jouera pas deux fois. Et le verdict d’un premier jeu, et d’un seul, sera immuable pour l’éternité.

On comprend qu’une rigueur aussi inexorable dans les conséquences de nos actes — à moins qu’on ne s’abandonne aveuglément à l’amour miséricordieux d’un Dieu créateur, Sauveur et Juge, comme le font les mystiques du monothéisme juif, chrétien ou musulman, qui sont assoiffés de s’unir à Lui dans une fusion sans retour de leur existence en celle de l’Éternel — soit si fréquemment tournée aujourd’hui, même dans les sociétés d’un monothéisme affadi, par la croyance en des réincarnations successives. Celles-ci offrent le moyen de racheter dans de nouvelles vies terrestres toutes les fautes des vies précédentes et de s’acheminer, à travers ces expériences renouvelées, vers un état de perfection qui, délivrant des servitudes temporelles, permettra la fusion dans l’être infini. Cette loi du Karma, dont le déterminisme n’est atténué par aucun souffle de miséricorde, est tout aussi rigoureuse, sinon plus, que l’eschatologie dépendant de la foi en une seule vie terrestre. En multipliant, en répétant les possibilités de rédemption, elle ne les améliore pas nécessairement, elle ne fait, en réalité, que reculer l’échéance, la solution du problème du salut. Et elle exprime la même espérance en une fin définitive, quoique différée, de la vie terrestre et en l’accession, également définitive, à une vie « tout autre » dans un « tout autre » monde.

Transformation de l’attente aux premiers siècles de l’ère chrétienne

Le millénarisme, au sens strict, se distingue de cette croyance en des réincarnations successives. Mais il est, lui aussi, une tentative pour échapper aux épreuves du temps. Les données psychologiques et religieuses qu’il exprime sous des formes diverses se rejoignent en de communes caractéristiques ; en face des désordres innombrables du monde, et incurables par les moyens de ce monde perverti, naît l’attente d’un Sauveur ; un Messie viendra ou reviendra pour fonder un monde nouveau, où règneront la justice et l’amour ; ses ennemis seront anéantis. L’idée se fit jour peu à peu, dans la tradition juive, que les Justes, qui étaient morts avant l’avènement du Messie, ressusciteraient pour ne pas être privés de ses bienfaits et pour régner avec Lui une période de mille ans sur une terre purifiée (Dan., XII, 2-3). Au terme de ce millénaire, tous les défunts, depuis les origines de l’humanité, justes ou non, ressusciteraient en vue d’un jugement dernier. Pour les uns, ce serait le bonheur éternel de corps et d’âme ; pour les autres, la damnation. Cette croyance, qui fut aussi celle de nombreux chrétiens (les « chiliastes » : du grec kilia étè : durée de mille ans) des premiers siècles, s’enracinait dans une foi rabbinique en l’avènement d’un royaume messianique, qui rétablirait la puissance d’un Israël libéré de ses envahisseurs et convertirait tous les autres peuples à la loi de Yahvé ; de là résulteraient une paix et une prospérité universelles. Un tel espoir consolait des cruelles réalités de l’histoire et maintenait la cohésion des tribus humiliées. Des calculs rabbiniques, plus ou moins fondés sur les chiffres de la Genèse et d’un Psaume, prévoyaient cet avènement pour l’ouverture du septième millénaire de la création de l’homme, le sabbat millénaire, le repos de toute la création dans un ordre juste et assuré. Les discours eschatologiques de Jésus, tels que les rapportent les évangélistes, tendent à substituer à l’imagerie dramatique et grandiose des rabbins l’idée d’un royaume intérieur, de nature spirituelle, placé sous la loi divine de l’amour et n’agissant sur le monde extérieur que par la médiation des consciences unies à la conscience du Christ. Mais certains termes de ces discours étaient empruntés au langage rabbinique du temps et portaient en eux-mêmes une densité séculaire de désirs et de rêves, même quand ils visaient, par leur sens global, par l’ensemble du contexte, à dénoncer ces illusions. Ils en demeuraient imprégnés, même quand le Christ voulait en purifier le sens. C’est pourquoi ils purent servir de fondement à des interprétations millénaristes plus attachées à la lettre qu’à l’esprit, et seulement à une certaine lettre, à une lettre partielle, au lieu de considérer l’ensemble de l’enseignement et son sens profond.

Le royaume de Dieu n’est pas de ce monde

L’Épître aux Corinthiens (XV, 50), de saint Paul, a prévenu toute interprétation terrestre et politique de l’attente du Royaume : il s’agit bien, pour le persécuteur converti, du Royaume céleste, auquel le fidèle n’accède que par la mort et la résurrection dans le Christ. Mais saint Pierre (Pet. III, 4), Barnabas et la plupart parmi les premiers écrivains chrétiens durent calmer l’impatience des jeunes communautés qui vivaient dans l’attente enthousiaste du retour proche et triomphant du Messie (la parousie). Certains évêques, comme Papias, en faisaient d’avance apprécier les délices : les fruits seraient multipliés, les animaux obéissants, les vices et les crimes disparus, la nature entière transformée. Les gnostiques, au contraire, s’élèvent contre ces rêves fantastiques, à l’image des désirs terrestres. Presque tous les grands théologiens les combattent, à partir du IIe siècle, quand les faits commencent à démentir l’espoir d’un imminent retour. Mais l’interprétation littérale de certains textes subsistera, hostile à la lecture intériorisante qui donne à la lettre un sens spirituel. Au fond, des querelles religieuses, comme je l’ai montré ailleurs[3], il y a toujours un problème herméneutique. L’alliance de l’Empire romain avec le christianisme, au IVe siècle, mit fin aux accusations d’empire satanique et affaiblit un des fondements de l’attente : la condamnation globale de ce monde perverti. Eusèbe de Césarée exaltera le triomphe de l’Église, lors de la conversion de Constantin, comme l’avènement d’un temps nouveau ; mais ce n’est point, hélas ! celui du Royaume de Dieu. Au même moment se multiplient les anachorètes qui fuient le monde dans le désert pour protester contre l’assimilation du Royaume de Dieu à une société temporelle quelconque. Et saint Jérôme observe que l’Église, en accroissant par la faveur des princes sa puissance et ses richesses, s’expose à la contamination de leurs vices. Augustin, non sans avoir un moment été impressionné par le millénarisme, ne voit plus dans l’attente d’une prochaine parousie qu’un phénomène de débilité mentale, une marque d’« âme charnelle ». Sur terre, l’Église sera toujours militante, elle ne triomphera que dans le Royaume des Cieux.

Le rôle vivifiant de l’espérance

Néanmoins, l’attente de ce Royaume continue de s’auréoler, au cours des siècles, de visions catastrophiques, ainsi que de prédictions illuminées à plus ou moins brève échéance. La mentalité archaïque, du moins ce qui en subsiste encore, la mentalité chrétienne et la mentalité moderne qui en dérive restent pénétrées de ce rêve d’un changement radical. N’est-il pas jusqu’aux partis politiques qui se font un programme de l’idée révolutionnaire en vue d’une Société entièrement nouvelle ? Et plus les situations deviennent critiques, plus s’aggravent les malheurs publics, plus les idées millénaristes d’un renouveau total prennent de force. Comme une dérive de la raison vers la puissance compensatrice de l’imaginaire. Pour peu que les circonstances s’y prêtent, chaque millénaire se croit le dernier et même chaque siècle[4]. Et la figure d’un Messie se détache, s’appelât-il Karl Marx, puis Mao Tsé-toung. La continuité du phénomène mérite de retenir l’attention. Ce messianisme persistant, accompagné de son corollaire, l’utopie millénariste, se réduit toujours aux trois formes que nous avons analysées : une phase initiale de « religion des peuples opprimés », puis une « explosion contestataire globale » ; enfin, une « adhésion militante au rêve d’un autre monde ». D’abord résignation de l’attente, puis refus de la réalité, puis lutte, c’est-à-dire prise de conscience et mobilisation de vérités, de valeurs, de forces, sous la domination exaltante d’un grand espoir.

Une force interne anime toute eschatologie, millénariste ou non, l’espérance. Le rôle propulseur de l’idée messianique se vérifie dans la psychologie de l’attente. L’attente du Messie, plus que sa venue réelle, plus que son existence visible ou sa possession est inspiratrice. Dès lors qu’il serait là, présent corps et âme, et triomphant, la mobilisation des forces et des valeurs perdrait sa raison d’être dans le repos d’un régime installé. On l’a bien vu avec l’histoire même du Christ. Lorsque sa qualité de Messie se fut affirmée, les apôtres éprouvèrent un enthousiasme, certes, mais il demeura stérile tant que le Christ fut là et il retomba lors du procès et de la crucifixion. Ce n’est qu’après la résurrection, l’ascension, la Pentecôte — c’est-à-dire après sa disparition et la promesse de son retour à une date indéterminée — que les disciples devinrent des apôtres, qu’ils se mirent à prêcher, qu’ils fondèrent des Églises et qu’ils subirent le martyre pour leur foi, « substance de leurs espoirs ». Ils vécurent et propagèrent leur foi dans l’attente, ce stimulant de l’apostolat. Pour le messianisme, ce n’est pas la présence d’une personne qui est déterminante ; au contraire, elle dissout le messianisme, comme la réalisation de l’espoir, comme la possession dissolvant le désir. Un prophète se condamne s’il se déclare lui-même Messie. Ce qui compte, c’est le personnage tel qu’il est perçu, imaginé, rêvé, aimé, héros ou mythe, pourvu qu’il soit absent ! Il joue son rôle comme un puissant symbole, quintessence des désirs. Comme le dit avec force Henri Desroche : « Son essence sera plus forte que son inexistence, et même si, à la limite, il est un messie purement construit, il n’en sera pas moins efficace dans sa thaumaturgie ou dans ses théurgies. »

Les rythmes bio-cosmique et les archétypes sociaux

Les idées d’une évolution cyclique de l’univers ou de l’existence d’un autre monde ne sont pas nées seulement des souffrances de cette vie, génératrices d’un espoir d’en finir avec elle, sans pour autant perdre définitivement toute forme de vie. Elles se fondent non seulement sur un sentiment moral, sur une difficulté d’être, qu’il convient de surmonter grâce à la perspective d’autres modes d’être, mais aussi sur l’observation des « rythmes bio-cosmiques ». C’est tout l’univers, avec l’alternance des saisons, du jour et de la nuit, avec les phases de la lune, qui donne l’exemple d’un mouvement perpétuel, d’une destruction et d’une régénération périodiques. Qu’est-ce donc que ce temps limité, que nous mesurons â l’échelle des jours, et même des millénaires, à côté de cet infini que suggèrent la contemplation des étoiles et le retour immémorial des moissons ? Qu’est-ce donc qu’une vie, enfermée dans ce temps et cet espace, alors que l’immensité qui nous entoure comme l’immensité du désir qui nous habite nous imposent, nous démontrent presque l’existence d’une autre vie, d’autres conditions de vie ? La valeur de cet espace-temps fugitif, imparfait, provisoire vient uniquement d’un espace-temps archétypal, immuable et parfait, dont il est l’image et le vestibule. Le modèle est cet absolu figuré dans les mythes et dans les rites, dans les sacrifices et la communion, qui en sont comme une représentation et une actualisation symboliques. L’histoire se révèle ainsi, dénuée de valeur et d’être par elle-même, comme une « épiphanie de Dieu », selon le mot de Mircea Eliade, ou comme une anthropomorphose, une mutation de l’homme, ou encore une « machine à faire des dieux », une théogénèse. Elle ne prend un sens que dans la perspective eschatologique. Le temps n’a de valeur réelle qu’en vertu des fins dernières. Faute de quoi, nous traversons un monde absurde : rocher de Sisyphe, tonneau des Danaïdes, « passion inutile ».

La révolte contre le temps présent, tel qu’il se déroule avec son cortège de déceptions et d’horreurs, procède soit de la survivance d’un mythe inconscient sur les origines du monde, parées des prestiges d’un Éden ou d’un âge d’or que l’on souhaiterait reconquérir, soit d’un rêve de Terre promise, auréolée de toutes les promesses de bonheur, soit le plus généralement des deux à la fois, comme dans un éternel retour des choses, à travers des cycles périodiques, de l’âge d’or à l’âge de fer ou d’argile. Qu’il soit situé dans le passé ou qu’il le soit dans le futur, c’est toujours à un modèle en quelque sorte archétypal et transhistorique que la révolte et l’espoir se réfèrent. L’acceptation de l’histoire concrète, d’un passé et d’une évolution tels que la raison peut les découvrir, ainsi que la vision d’un avenir tel qu’elle peut le prévoir et le préparer exigent la formation d’un esprit scientifique, une forte dose de sagesse et une volonté éclairée de transformation. La synthèse de ces qualités, avouons-le, n’est pas encore très répandue. Alors les vestiges de l’esprit archaïque, qui subsistent en nous, continuent d’entretenir des rêves jamais réalisés.

L’avènement surclasse l’événement

Le rejet de ce monde dont nous avons l’expérience s’inspire aussi, comme l’écrit Mircea Eliade, d’« une valorisation métaphysique de l’existence humaine »[5]. L’homme vaut mieux que ce qu’il vit. Ce qu’il vit devant disparaître, comme tout ce qui a eu un commencement, comment ne pas imaginer que de cette fin d’un monde, ou du monde, ne sortira pas un monde nouveau, différent, tout autre, parfait, digne de la plus sublime destinée, celle que l’homme est capable de concevoir ? Ne pourra-t-il jamais réaliser ce qu’il conçoit ? Les traditions les plus antiques et les plus durables, dans toutes les aires culturelles, les religions révélées les plus pures entretiennent ces croyances en un renouvellement global périodique ou définitif. Pour un croyant fervent au surnaturel, l’éternité commence ici-bas par l’état de grâce sanctifiante, qui est déjà l’aptitude embryonnaire à la vie divine. Si on ne croit pas à cette vocation théomorphique de l’homme, du moins espère-t-on en une humanité meilleure et plus digne. Le temps « avènementiel », que regarde l’espérance messianique, délivre de la tyrannie du temps « événementiel », qui borne les horizons de ce monde. La révolution véritable éclate avec l’avènement d’un nouveau régime, non dans les spasmes asphyxiants des événements qui se succèdent dans l’ordre temporel. Un temps mythique ou mystique se superpose ainsi au temps historique dans la conscience humaine. Un archétype se substitue à la réalité concrète, la double ou la pénètre. Il aide à la supporter, et même à la dépasser. La difficulté, voire l’incapacité, de supporter la réalité historique recouvre l’affirmation d’une finalité, trahit tout au moins l’existence d’une téléonomie. Cette vue de Mircea Eliade, valable pour la mentalité archaïque, pourra subsister avec celle du christianisme, qui valorise le temps, avec toutes ses épreuves, mais seulement comme l’instrument d’une sanctification, d’une purification et d’une ascension spirituelles. Au fond de toutes les doctrines et du sentiment eschatologiques, accompagnés ou non d’anxiété ou d’angoisse, sourdent ces problèmes du temps et de l’histoire, de la coexistence d’une durée qui passe et finira avec un désir de vivre sans fin. De l’écoulement des heures, des jours, des années — tel qu’il est perçu aux différents niveaux de la conscience — naît la question : Combien de temps ? Quand la vie, ma vie, cessera-t-elle ? Et pourquoi ? Quand des savants nous disent que sur Mars ou sur des planètes inconnues la vie a pu, pourra ou doit exister, quand ils retracent les origines et l’évolution de la vie sur la Terre, il nous paraît bien évident qu’elle n’a pas toujours existé et ne pourra pas toujours exister. Un certain vertige saisit la pensée quand elle affronte cette énigme du temps, de la vie et de la conscience du désir. Et l’on comprend que, pour fuir cet inconnu, pour l’abolir, elle conçoive une autre vie, qui sera soustraite au temps, qui en dissiperait en quelque sorte le mystère. N’est-ce pas une tendance naturelle de l’esprit que de colmater les brèches du savoir par les fabulations de l’imaginaire, où l’ardeur du désir fomente de resplendissantes images ? L’eschatologie ne serait-elle que la projection de nos mirages sur un plan philosophique et religieux ?

Un conflit tragique, en vérité, ressenti d’abord en nous-mêmes, puis explicité par les croyances, imaginées ou révélées, engendre et nourrit l’eschatologie, cette connaissance de l’ultime, qui n’est, aux yeux de la raison, qu’une conjecture sur la fin des temps, hormis cette seule certitude que tout ce qui commence périra. C’est le conflit entre le puissant désir de vivre et l’évidence de la mort. Pour le surmonter, il faut éteindre le désir, ou passer la mort comme un seuil, pour entrer dans une autre vie. Le bouddhisme incline vers la première solution ; c’est aussi une forme d’eschatologie. La fin, tout au moins de l’homme, sera l’extinction du désir ; le Nirvana, ou l’Absolu, sera l’être sans désir. Mais comment l’être subsiste-t-il sans au moins le désir d’être ? Il m’a toujours semblé que, pour éviter la contradiction ou l’anéantissement, le bouddhisme laissait en suspens la réponse au problème des fins dernières. Il visait à amortir toute souffrance sur la terre et dans l’univers ; il traçait la voie de cette délivrance ; mais sur quoi débouchait-elle ? Ses meilleurs interprètes restent très divisés sur la réponse. Peut-être la sagesse consiste-t-elle, ici, à s’arrêter sur un aveu d’impuissance et d’incertitude.

La fin d’un temps ou la fin des temps implique, dans ces croyances quasi universelles, la fin d’un monde, d’un ordre, d’un ou de l’univers. Cette intuition préscientifique que le temps et l’espace sont physiquement inséparables a devancé les démonstrations modernes de la relativité généralisée sur le continuum de l’espace-temps. L’eschatologie embrasse la totalité de l’espace-temps : elle suppose, non seulement la fin de tout, mais l’apparition d’une altérité totale. Bien plus, cet espace-temps, dans l’univers où nous vivons actuellement, est en étroite dépendance de la matière. Avec une logique préscientifique extraordinaire, les formes les plus évoluées de l’eschatologie, comme celles d’une eschatologie chrétienne épurée, ont relié à la disparition finale de cet espace-temps et à l’apparition d’un autre monde la conception d’une vie qui serait indépendante des conditions de la matière. Elles attribuent aux ressuscités des corps dits glorieux, pour manifester que les conditions de la vie future n’ont rien de commun avec celles de la vie présente. La continuité entre les défunts de ce monde et les ressuscités de l’autre monde — qui personnalisera les nouveaux vivants — est d’ordre moral et spirituel. L’évanouissement d’un temps local et de la durée successive ne supprimera pas les différences personnelles et la pérennité, ou plutôt une instantanéité toujours actuelle. L’intense, au sens qualitatif du terme, remplacera le successif. Mais on parvient ici à un domaine de spéculation où l’imagination, la science et la foi se trouvent désarmées.

L’instant présent de l’éternité

L’eschatologie et l’éthique sont liées. Un changement de mœurs implique un changement d’idée sur les fins dernières, et réciproquement, même si cette relation demeure inconsciente. Une véritable conversion adopte simultanément, sous l’impulsion de l’amour divin, une foi, une fin et une conduite. La totalité de l’homme s’engage dans le temps pour l’éternité. Le vide symbolique, dans lequel vit notre époque, a fait perdre le sens de l’éternel et les messianismes d’aujourd’hui, qui abondent, ne sont que des répétitions d’utopies temporelles, que des causes de frustrations indéfiniment renouvelées, des témoins aveugles d’une attente qui les dépasse. La pensée symbolique, profondément distincte des mythes de la pensée archaïque, révèle une participation, ou tout au moins un appel, à une réalité transcendante. Elle voit la réalité ultime de chaque chose dans un système cohérent de relations avec le cosmos et avec un modèle supra-temporel. La vie intégrale se réalise à deux niveaux, l’un spatio-temporel, l’autre transspatial et transhistorique, qui couronne le premier ou consomme sa dégradation. Paradis, Enfer. Aussi l’eschatologie est-elle remplie de crainte, autant que d’espérance, et les plus saints parmi les hommes ont le plus tremblé à la perspective du Jugement dernier. Leur conscience affinée leur montre à la fois les défauts de leur état, les perfections de leur modèle et l’abîme qui les sépare. Aussi, avant de mourir, s’en remettent-ils non à l’exacte mesure de la justice divine, mais à la miséricorde infinie de l’amour.

Le christianisme, parti du messianisme rabbinique, l’a radicalement transformé, en l’universalisant et en le spiritualisant. A l’image d’une félicité matérielle sur une terre où couleraient le lait et le miel, il a substitué les béatitudes d’une attitude morale et religieuse commandée par l’amour. L’alliance de Dieu avec un peuple s’est élargie à tous les peuples de la terre. Le Messie n’est plus un chef politique et militaire, il est le Verbe de Dieu : la force de la lumière éclipse celle des pouvoirs. La chaleur de l’Esprit saint succède aux rigueurs de la Torah. Toute l’énergie immanente de l’homme se mobilise pour accéder à la transcendance divine.

La proximité des derniers jours est à la mesure de Dieu, non temporelle, mais instantanée. Il ne s’agit plus d’attendre un événement extérieur, il s’agit de le préparer d’abord en soi par une conversion radicale. L’eschatologie est commencée, elle est en marche. Ce que dure une année cosmique ne peut être évoqué que par des symboles, qui manifestent la relativité de toutes les mesures du temps. D’après une belle image bouddhique, un voile de mousseline effleurant, une fois par siècle, une montagne de fer, jusqu’à ce qu’il l’ait usée, voilà ce qui pourrait donner quelque idée de l’année cosmique. De même, « mille ans » ne désignent pas une durée chronométrique, mais symbolisent une durée longue, indéterminée, incalculable. Il faut l’étroitesse et le fanatisme de l’interprétation littéraliste pour y voir une date fixe. Il en est, hélas ! d’innombrables exemples, « mille » exemples.

La valeur de la conscience eschatologique dépendra du rapport que l’on établit entre la vie terrestre et l’« ailleurs ». Si l’on croit à une rupture totale soit par l’anéantissement de tout l’être humain, soit par la totale gratuité d’un nouveau don de Dieu, cette conscience est sans importance : d’autres motifs détermineront la conduite. Si l’on croit seulement à une disproportion entre l’ici-bas et l’ailleurs, à un écart infranchissable, on pourra s’abandonner à la transcendance pour l’avenir et se concentrer sans souci sur la lutte pour l’amélioration du monde présent. Si l’on croit, au contraire, à une continuité d’ordre spirituel entre les deux univers, celui du temps et celui de l’éternité, s’il existe une mesure exacte de l’un à l’autre, bien que sa nature en soit inconnue, si nos actes nous suivent, alors la théologie de l’Incarnation prend toute sa valeur. Il faut s’engager en ce monde, l’assumer, le sanctifier, le transfigurer, selon l’archétype de la Jérusalem céleste, de la cité de Dieu, où s’éternise sous une forme indescriptible tout ce qui est réalisé de bien sur cette terre. Le temps prend valeur d’éternité. Aujourd’hui, c’est pour toujours.

Le monde futur : à l’intérieur de l’esprit

Que l’on croie aux renaissances successives d’un être humain sur la terre jusqu’à ce qu’il ait atteint sa perfection et qu’il se délivre ainsi de la loi du Samsara, ou que l’on croie à la valeur décisive d’une seule existence, qui déterminera l’éternité d’une destinée, l’obligation morale reste la même. Nul n’a de temps à perdre, ici-bas, sur la voie impérieuse de la perfection. Plus on la retarde, plus on s’expose aux épreuves renouvelées du temps. La conscience eschatologique suscite une tension, constante et calme, vers la vie parfaite, telle que nous souhaitons qu’elle s’éternise.

La conscience eschatologique nous fait vivre, dans l’instant présent, la fin des temps en actualisant le drame intérieur qu’elle provoque. Cette fin nous est présente par le regard que nous jetons sur notre propre mort et sur l’éruption à venir de l’univers. Le Nouveau Règne commence en nous par les dispositions spirituelles que nous décidons de prendre aujourd’hui. Le monde futur sera pour chacun de nous à l’image de ce que nous aurons conçu, voulu, vécu en ce monde. Nous le construisons en nous construisant nous-mêmes et en modelant l’univers social. L’eschatologie se réalise d’abord à l’intérieur des consciences : les derniers temps ne sont pas pour demain, ils ont débuté. Peu importe la date : un jour est comme mille ans, aux yeux de Dieu, et mille ans comme un jour.

Jean Chevalier

Jean Chevalier (1908-1993), docteur en théologie et en philosophie, a été professeur de philosophie, doyen de faculté et chef de cabinet du directeur générai de l’Unesco. Il a écrit plusieurs ouvrages dont un « Dictionnaire des symboles », « le Soufisme et la Tradition de l’islam » ; il a dirigé le dictionnaire « les Religions ».

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A PROPOS DES FINS DERNIERES…

Le Royaume des Cieux par Pierre Philippe

Préface de Olivier Costa de Beauregard Paris, Fayard, 1976, 172 pages.

L’Au-delà retrouvé par Gustave Martelet

Paris, Desclée, 1975, 210 pages.

Conversion à l’avenir par Jürgen Moltmann

Traduction de J.P. Thevenaz et A. Ramer Paris, Le Seuil, 1975, 192 pages.

On se plaint aujourd’hui que les prêtres n’osent ou ne savent plus parler du ciel, de l’enfer et de l’éternité — de ce que les théologiens appellent l’eschatologie ou les fins dernières — et voici que, coup sur coup, paraissent trois livres importants sur le sujet. Après la conspiration du silence, trois coups de gong, mais ils n’annoncent pas un concert. Ces trois livres sont en effet très différents : le plus révolutionnaire est le dernier paru, les deux autres étant de tendance l’une progressiste, l’autre conservatrice, mais plus proches entre eux que du premier, qui s’en distingue par une notion particulière du temps et de l’éternité, tirée de la relativité généralisée.

Selon Pierre Philippe, toute théologie présuppose, pour s’exprimer, non seulement une anthropologie, mais une philosophie de la nature ; celle-ci est tributaire d’une physique scientifique. Or la théologie des fins dernières n’a pas su, jusqu’à ce jour, développer les conséquences de la révolution déclenchée en physique par la relativité généralisée. Elle repose sur une physique de type aristotélicien, même quand elle désavoue Aristote et ignore encore Einstein, même quand elle prétend l’admirer.

La théologie nouvelle proposée par Pierre Philippe, qui fit des études d’ingénieur avant d’être ordonné prêtre et d’exercer un ministère paroissial, fait appel à deux couples de concepts opératoires particulièrement utilisés par la pensée moderne, le couple objectif-subjectif, appliqué à l’existence comme à la connaissance, et le couple temps absolu-temps relatif, appliqué à la compréhension tant du monde visible que du monde invisible, c’est-à-dire la totalité du Royaume des Cieux. Dans une préface qui cautionne les données scientifiques du livre sans se prononcer sur leurs incidences théologiques, le grand physicien qu’est Olivier Costa de Beauregard n’hésite pas à déclarer que, de ces sept courts chapitres, « on retire » à poignée des joyaux à la fois anciens et nouveaux. C’est une découverte spirituelle ».

A la lecture aristotélicienne du dogme, Pierre Philippe substitue donc, selon les termes de son préfacier, « la lecture spatio-temporelle d’Einstein due à Poincaré et à Minkowski ». Il se propose de la baptiser ss, comme Thomas d’Aquin baptisa celle d’Aristote. La relativité de l’espace et du temps permet de les concevoir comme dépourvus d’existence objective et autonome. Ils ne sont qu’un « système de référence » à l’usage de l’observateur. Au lieu de se représenter la durée comme une suite d’instants, comme des tranches d’univers et de vie (passé, présent…) qui meurent et renaissent indéfiniment, comme des atomes de temps successifs, ce système supprime l’instant du temps universel pour ne plus considérer que la totalité espace-temps. Porteuse d’information, celle-ci possède un pouvoir riche de connaissance et fort de sa capacité d’organisation, « un réseau de télécommunications entre psychismes incarnés dans telle ou telle portion de l’univers ». L’idée habituelle des relations esprit-matière, temps-éternité, s’en trouve radicalement modifiée. Grâce à la conscience, la mort ferait passer l’homme d’un mode relatif d’existence et de connaissance au mode intemporel et aspatial d’existence et de connaissance, qui appartient à Dieu de toute éternité. Ce mode relatif est celui de la subjectivité, seul le mode divin est réellement objectif. Objectiver le temps serait en faire un absolu et, en conséquence, le séparer irréversiblement de l’éternité, ce serait rendre incompréhensibles et incompatibles les concepts de résurrection, d’enfer et de paradis. Si nous pouvons connaître une immortalité de béatitude ou de souffrance, c’est parce que nous vivons dans la relativité de l’espace-temps et que, par la conscience, nous pouvons participer de l’absolu divin, en qui nous connaîtrons toute chose, lui qui est la source de toute information et de tout pouvoir. Dans les conditions de l’existence terrestre, la subjectivité de la conscience et la relativité de ses connaissances, comme de ses pouvoirs, ne tiennent que par l’objectivité existentielle de Dieu et par l’absolu de sa vision. Le Royaume des Cieux peut donc être à la fois ici-bas et ailleurs, dans le temps et dans l’éternité, grâce à la relativité et à la subjectivité de l’espace-temps et de la totalité qu’il englobe. La mort assurera le passage du relatif à l’absolu, du subjectif temporel à l’objectif éternel.

Cette théorie s’écarte à la fois de l’évolutionnisme teilhardien, de l’idéalisme critique et du panthéisme, qui sous-entendent une conception univoque du temps, de la connaissance et de l’existence. Par la distinction qu’elle affirme entre le monde objectif et le monde subjectif, le temps absolu et le temps relatif, elle vise au contraire à rendre compte de la différence des réalités, des situations, des expériences vécues. On pourrait plutôt craindre que l’auteur ne les sépare à l’excès, dans le souci de mieux marquer la nouveauté de son point de vue : « Temps et éternité sont deux dimensions de l’être, indépendantes l’une de l’autre. » Cette affirmation d’indépendance pourra soulever des réserves.

Avec une orchestration scientifique toute moderne et en illustrant plusieurs problèmes théologiques à la lumière de la relativité généralisée, l’auteur rejoint toutefois une notion tout à fait traditionnelle de l’éternité, qui nous vient de Boèce (poète, philosophe, homme d’État chrétien en 480-524) et que reprend la Somme théologique de Thomas d’Aquin : « Une possession totale, tout ensemble, et parfaite d’une vie sans fin. Tota simul et perfecta. » Cette notion est d’autant plus remarquable, note l’auteur, « qu’elle implique la relativité du temps ». Quand la métaphysique se tient à son niveau propre, il lui arrive ainsi, sans dépendre des sciences, de s’accorder d’avance et implicitement à leurs découvertes qu’elle ne saurait ni formuler ni même pressentir.

Comparés à la profonde originalité de cet essai, les livres de Gustave Martelet et de Jürgen Moltmann donnent l’impression d’exploiter, avec beaucoup de talent, des idées sur les fins dernières déjà fort connues dans les milieux chrétiens. A partir d’une même profession de foi, ils rajeunissent la présentation des dogmes, dont certains commentaires ne laissaient pas, observe le Père Martelet, d’être « frappés de ridicule et d’un peu d’infamie », au point que l’espérance chrétienne s’en trouvait blessée. Mais le célèbre jésuite ne recourt point aux sciences, hormis l’exégèse, pour guérir cette blessure. Il développe une admirable christologie en sept périodes, ou plutôt à sept niveaux de vision : la pré-génération cosmique du Christ (l’Esprit volant sur les eaux, de la Genèse) ; la préconception humaine du Christ (la création d’Adam et Ève, « à la ressemblance de Dieu ») ; la génération prophétique du Christ (l’histoire d’Israël et la succession des prophètes) ; la génération individuelle du Christ dans la chair (Annonciation, Nativité…) ; la génération du Christ à la gloire (Crucifixion, Résurrection, Ascension) ; la génération du Christ en nous (l’Église de l’Esprit Saint) ; l’ultime génération du Christ par l’Esprit (le retour définitif du Messie et la gloire du Corps mystique : le Royaume des Cieux). Fresque grandiose, où la création, l’histoire de l’humanité et l’avènement du Royaume s’éclairent mutuellement. La doctrine des fins dernières prend naissance dans la pensée créatrice de Dieu. Une connaissance très étendue des auteurs anciens et modernes ; une forme littéraire soignée et quelque peu éloquente ; des formules habiles sur l’ambiguïté structurelle de l’homme, qui maintiennent une certaine dualité, tout en rejetant le dualisme : « L’esprit est le corps de l’homme en sa source, ou, sous un autre aspect et en partant du corps lui-même : le corps est dans l’homme la morphologie première de l’esprit ; une alternance un peu trop systématique de l’éloge et de la critique : « c’est » vrai… mais cette vision ne respecte pas assez la vérité… » (soit une vérité qui ne se respecte pas elle-même); de très belles pages sur la mort et le péché : « défiguration de l’homme et créateur d’un antimonde » ; mise en valeur de la richesse symbolique des expressions bibliques et théologiques concernant les fins dernières (les deux Adam, la rencontre de la Résurrection, le chemin de Damas, les noces, la Cité de Dieu, le Royaume, etc.) ; une prédilection pour Teilhard de Chardin, souvent cité, que Pierre Philippe au contraire récusait ; voilà un livre débordant d’érudition, de vie et de générosité.

Jürgen Moltmann, auteur d’une célèbre Théologie de l’espérance, a rassemblé dans Conversion à l’avenir une série d’études qui constituent à son avis une traduction historique et politique de l’Évangile. L’avenir du Christ et celui des hommes, l’avenir même de Dieu, il les considère, non plus dans le ciel, mais sur la terre et dans l’histoire. Il ramène l’eschatologie au niveau de la planète et d’une lutte politique contre la souffrance. Le Royaume de Dieu, c’est la paix, la justice et la joie sur terre. L’espérance chrétienne réside dans l’attente, mais une attente active et combative de cet avènement du Christ et de l’instauration de son royaume. La finalité du monde, c’est la fin de la détresse. L’action, que commande l’espérance chrétienne, consiste à diffuser la Bonne Nouvelle et à respecter la loi d’amour. Rien de plus révolutionnaire que cette loi. A l’instinct de mort qui s’est emparé d’une partie de l’humanité, elle oppose l’instinct de vie. La science des fins dernières, l’eschatologie, engendre une pratique de cette espérance, « qui fait pénétrer l’avenir espéré dans les souffrances du présent ». L’avenir se gagne ou se perd dans le présent.

La foi dans les promesses du Christ nous interdit de dormir tant que le monde, comme le Christ, souffre sur la croix. L’axe du salut de l’âme dans l’Au-delà passe par le salut de l’homme ici-bas, par la libération du malheur présent. L’avenir commence aujourd’hui. Dans ce livre qui se veut d’une pratique révolutionnaire — l’apport chrétien tourné vers l’ici-bas —, le « temps » est conçu de la façon la moins critique et la plus traditionnelle, comme s’il n’y avait pas discontinuité radicale de l’existence entre le temps et l’éternité.

Tout aussi engagé dans les luttes présentes, Pierre Philippe, lui, innove davantage en théologie par sa conception des rapports temps-éternité. D’autre part, Moltmann, en privilégiant l’histoire de l’homme et la transformation technique de la société, me paraît faire trop bon marché de la considération du Cosmos, qualifiée de mythe, de la destinée personnelle, de l’Au-delà. Il tombe dans cet autre mythe, bien plus caduc, celui du scientisme cartésien de « l’homme devenu maître de son monde ». Le cosmos est capable de se venger de telles erreurs à son sujet. A quoi bon sous-estimer les problèmes du cosmos, de la personne, des fins dernières, pour mieux « combattre pour Dieu dans le cadre du savoir historique et de la pratique politique » ? Beaucoup estiment aujourd’hui qu’une vision cosmologique, personnaliste, eschatologique appelle une théologie et une pratique politiques tout autant qu’une vision historique dominée par le spectacle de la misère humaine. L’une et l’autre visions se renforcent. Un accord sur ce qu’écrit Moltmann de la « médiation » de l’histoire n’entraîne pas nécessairement l’adhésion à ses critiques des autres « médiations ». L’identité de l’homme se réalisera dans une synthèse, non dans une opposition de ces visions qui embrassent tous les niveaux de son existence. De grands thèmes théologiques sont passés en revue par Moltmann à la lumière de cette idée directrice du « Dieu qui vient » : « l’être de Dieu […] est en cours d’achèvement. » Il est aisé, à partir de cette conception dynamique et évolutive, de taxer toutes les autres de statiques et de répétitives. L’auteur va jusqu’à écrire que l’élaboration de sa doctrine imposera de « comprendre l’Esprit dans un sens matérialiste et la matière dans un sens spirituel ». C’est réaliser Dieu dans l’histoire, ou le nécessaire dans le contingent. Quel dommage qu’une dialectique, riche de beaucoup d’idées justes, n’arrive pas à une synthèse cohérente, par cette manie de simplifier jusqu’à l’outrance, voire de défigurer toutes les autres doctrines et de gommer les idées de transcendance, de divinité et d’éternité ! La nouveauté se détache alors comme une illusion sur une caricature.

Il est vrai qu’existent beaucoup de ces déviations que dénonce Moltmann. Mieux vaudrait les redresser que de basculer dans les excès contraires. Le grand mérite de ce livre, toutefois, consiste dans une brillante mise en relief des exigences immédiates et des espérances terrestres qu’engendre la foi chrétienne. Les fins dernières y deviennent les premières : elles se réalisent dans l’action politique pour la justice, la paix, la libération et le bonheur en ce monde. La descente du Christ aux enfers et sa résurrection appellent à une « insurrection de la conscience contre les enfers de la terre et contre tous ceux qui les attisent ». D’accord ! Mais pourquoi ne me parlez-vous pas, aussi, de l’éternité ?

Jean Chevalier


[1] M. Eliade : la Nostalgie des origines (Paris, Gallimard, 1972).

[2] J. Fourastié : le Long Chemin des hommes (Paris, Laffont, 1976).

[3] Dans « Quatre façons de lire la Bible ».

[4] Henri Desroche a recensé ces croyances du 1er au XXe siècle, sous quelque 1 500 noms, dans un Dictionnaire des messianismes et millénarismes de l’ère chrétienne (Paris, Mouton, 1969) qui démontre la continuité du phénomène.

[5] M. Eliade : le Mythe de l’Éternel Retour (Paris, Gallimard, 1969).