Léon-Jacques Delpech
Mort et survie

L’homme a découvert son image le jour où il s’est penché sur un calme miroir d’eau. Que la notion de miroir eût permis à l’homme de découvrir sa personnalité comme le veut Lacan, c’est discutable mais elle est une des bases de la notion de double. Notions que d’innombrables écrivains parmi lesquels Dostoïevski et quantités d’autres dont on trouvera l’historique soit dans le livre de Ranke, soit dans celui de Stocker. Une notion corrélative est celle d’ombre, puis enfin celle de jumeaux comme celle de sosie. De toutes ces sources convergentes on a été conduit à admettre que l’homme porte en lui un ou plusieurs doubles…

(Revue Psi International. No 7. Octobre-Novembre-Décembre 1978)

Nous donnons ici quelques fragments du cours du Professeur L.-J. Delpech (1908-1986) sur un problème essentiel, celui de la mort et de la survie. Nul mieux que notre collaborateur, philosophe, secrétaire à 20 ans de Maurice Blondel, le plus grand penseur chrétien du premier demi-siècle, parapsychologue disciple de Charles Lancelin comme du Professeur Calligaris, enfin thérapeute du Rêve éveillé dirigé et professeur de psychologie à la Sorbonne, puis à Paris VII, ne pouvait sonder ce redoutable problème.

L.-J. Delpech (1908-1986)

Bergson et la survie

Ce problème nous concerne tous, cela d’ailleurs a été mis en lumière par Pascal dans cette phrase des Pensées : « Aussi belle que soit la Comédie en tout le reste, le dernier acte est sanglant, on jette un peu de terre sur la tête, en voilà pour jamais ». C’est en lisant Bergson que je me suis posé ce problème. Ecoutons-le dans les deux sources :

« Quelle transformation dans une humanité habituée, quoi qu’elle dise, à n’accepter pour existant que ce qu’elle croit et ce qu’elle touche ! L’information qui nous viendrait ainsi, concernerait peut-être et ce qu’il y a d’inférieur dans les âmes, le dernier degré de la spiritualité, mais il n’en faudrait pas davantage pour convertir en réalité vivante et agissante une croyance à l’au-delà qui semble se rencontrer chez la plupart des hommes mais qui reste le plus souvent verbale, abstraite et inefficace. En vérité, si nous étions sûrs, absolument sûrs de survivre, nous ne pourrions plus penser à autre chose. Les plaisirs subsisteraient mais ternes et décolorés parce que leur intensité n’était que l’attention que nous fixions sur eux. Ils pâliraient comme la lumière de mes ampoules au soleil du matin. Le plaisir serait éclipsé par la joie » ! (Les deux sources de la morale et de la religion, P.U.F. 1931 in fine).

En 1939, j’ai fait demander par mon ami Jean Baruzi, professeur d’histoire des religions au Collège de France et familier de Bergson, si celui-ci maintenait toujours cette position. La réponse fut affirmative.

Survie et bombe atomique

En 1946, j’étais chez Gaston Bachelard [1] dans son petit appartement de la rue de la Montagne Sainte-Geneviève avec le Dr Francis Lefébure qui venait de faire la campagne d’Italie. Nous étions très marqués par le problème de la bombe atomique et nous nous sommes demandés pourquoi l’humanité qui était capable de mobiliser des milliers de savants pour une œuvre de destruction, ne pourrait pas en faire autant pour essayer de résoudre le problème de la mort. Je devais retrouver la même idée en 1958 dans un livre sur « L’humanisme technique » de l’écrivain, philosophe Gabriel Veraldi. « L’inconnaissable n’existe pas, il n’y a que des concepts insuffisants. Je suis personnellement certain que si l’on avait appliqué au problème de la mort autant d’ingéniosité et d’efforts qu’à la fabrication de la bombe H, cet éternel mystère serait plus qu’à moitié éclairci » (p. 87-88).

Le problème de la vie

Pour aborder le problème de la mort je suis naturellement amené à faire un détour : la mort est quelque chose de négatif, il faut donc se pencher sur ce qui est son inverse, à savoir la vie. Depuis la découverte de la double hélice par Watson et Crick, nous connaissons la structure vitale biologico-moléculaire — mais ce n’est pas pour le moment notre propos. Nous allons nous placer à un point de vue phénoménologique au sens étymologique du terme — et ainsi essayer de déterminer quelques aspects de la vie. Premièrement, pour les scholastiques la vie c’est le mouvement, mais le mouvement imprévisible. L’être vivant et plus particulièrement l’homme est autonome. Cf. les travaux de P. Vendryès. Cela est caractéristique en particulier dans le mouvement des animaux que vous déroutez en restant immobile. Au sens scientifique, le mouvement ce sont les échanges de l’être vivant et de son milieu. Autrement dit, le métabolisme. Dans ces échanges, il y a un élément fondamental dont l’homme ne peut s’abstenir plus de quelques minutes, c’est la respiration. Il est à remarquer que les anciennes civilisations de l’Orient ont accordé une grande importance à la science du respire. Ce fut le cas pour l’Inde avec le yoga de Patanjali et pour le taoïsme. Maspero a écrit dans le Journal asiatique de 1936 une série d’articles sur les disciplines de respiration dans cette doctrine et il a fait le rapprochement avec la respiration du nouveau-né.

Un autre aspect de la vie, c’est le sang. On sait que dans la Bible, l’auteur du Lévitique (VII) identifie l’âme avec le sang et une perte de sang assez importante menace le sujet de mort. Depuis Quinton (1904), on sait que la constitution du sang est analogue à celle de l’eau de mer. Un autre élément, c’est la chaleur. Les mammifères ont besoin pour vivre d’un certain degré de chaleur et les variations de chaleur dans le corps humain sont d’une marge assez minime de trente degrés à quarante-deux. Quinton a essayé d’étudier l’évolution des espèces animales en fonction de leur chaleur intérieure (manuscrit de 1896 publié dans la R.M.M. de 1933). Depuis quelques années certains techniciens prétendent que l’on peut bloquer ce processus vital par le froid — on mettrait en hibernation un sujet atteint d’une grave maladie et on attendrait les progrès de la science pour pouvoir le remettre dans le circuit vital et l’opérer — mais cette technique qui semble possible pour les reptiles (cas des crapauds) n’a jamais été réalisée en fait avec succès sur des mammifères. Les tentatives en Yougoslavie par Giaja il y a une dizaine d’années, ont été des échecs.

Vie et électricité

Venons-en enfin au processus électrique. Lakovsky en 1930 a émis une théorie qui rapproche la vie d’une oscillation électrique. Se basant sur ce point de vue, il a pu guérir des cancers de certaines plantes. Charles Laville, à la même époque, a mis en lumière une théorie du métabolisme électrique de l’être humain. Son disciple, L.C. Vincent, a établi que la vie répondait à une triple détermination : 1) le PH du sang, c’est-à-dire les ions libres d’hydrogène que l’on trouve dans le sang ; 2) l’oxydoréduction, c’est-à-dire les ions d’oxygène qui sont réduits par le métabolisme et 3) la résistivité électrique du corps humain. Grâce à ces trois données, on peut avoir un profil de la vitalité de l’homme. Durant les expériences astronautiques, les Américains pouvaient contrôler d’Huston la vitalité de leurs astronautes à chaque instant. Au point de vue électroencéphalographique, l’étude des activités du cerveau des êtres vivants a été commencée en Italie en 1812 par Rolando et en ce qui concerne les êtres humains par Caton à Londres en 1870, mais la mise au point a été réalisée par l’ingénieur allemand Berger de Iéna en 1926. Depuis l’E.E.G. a rendu mille services en particulier dans l’étude objective du rêve. Actuellement, comme le disait encore lundi dernier le docteur Jean Bernard, le signe de la mort légale est constitué par deux E.E.G. plats pris à 40 heures d’intervalle.

Vie et forme

On arrive maintenant à une définition classique donnée naguère par Aristote [2] dans son traité de l’âme, à savoir « l’âme est la forme du corps ». Cette notion a émergé de la synthèse des théories présocratiques des quatre éléments et devait converger avec la médecine hippocratique pour laquelle l’homme est une synthèse de quatre éléments : la bile, le feu, l’air et l’eau et donner quatre tempéraments : le bilieux, le nerveux, le sanguin, le lymphatique. Le Dr Bayle, dans sa thèse sur la « Psychologie du national-socialisme » (1951), devait heureusement remplacer le bilieux (reste de conceptions antiques) par le synthétique. Les néo-hippocratiques Carton, Perriot et Viart défendirent de nos jours ce point de vue.

Mais l’intérêt de la notion de formes est que d’une certaine manière, elle transcende l’espace-temps comme l’a montré R. Ruyer dans sa « Genèse des formes vivantes » où il a prouvé qu’elle ne peut surgir d’une accumulation de cellules mais qu’elle existe avant elles. Ce qui a été confirmé par les expériences de De Bekker reconstituant le membre sectionné d’un animal (rat) par une stimulation très longue d’un mini courant électrique. Une autre expérience est celle de Paul Weiss. Celui-ci préleva un rein sur un embryon de poulet de 8 à 14 jours, organe qu’il réduisit en une bouillie cellulaire. Après avoir été tamisée et centrifugée celle-ci fut disposée goutte à goutte et à la pipette sur la membrane d’embryons de poulet de 8 jours. Au bout de 20 jours un véritable nouveau rein s’était formé à cet endroit. Les cellules rénales isolées avaient donc, même en dehors de leur propre organisme, conservé la faculté de développer un nouveau rein. La forme du rein était transcendante.

La notion de double

L’homme a découvert son image le jour où il s’est penché sur un calme miroir d’eau. Que la notion de miroir eût permis à l’homme de découvrir sa personnalité comme le veut Lacan, c’est discutable mais elle est une des bases de la notion de double. Notions que d’innombrables écrivains parmi lesquels Dostoïevski et quantités d’autres dont on trouvera l’historique soit dans le livre de Ranke, soit dans celui de Stocker. Une notion corrélative est celle d’ombre, puis enfin celle de jumeaux comme celle de sosie. De toutes ces sources convergentes on a été conduit à admettre que l’homme porte en lui un ou plusieurs doubles… Mais cela est un aspect phénoménologique. Nous allons essayer d’aller plus loin et nous demander quelle est la réalité du phénomène ? Dans quelle mesure le double a été reconnu historiquement dans l’histoire des religions et enfin nous verrons quelle en est la réalité. En un mot, y-a-t-il dans l’homme un double qui survit à la mort ? Pour préciser la question, une enquête historique serait nécessaire. Ce n’est pas le lieu de la faire car cela nous amènerait trop loin. Nous nous bornerons à parler d’une civilisation qui nous semble exemplaire : celle de l’Égypte.

Jung et la croyance aux esprits

Le grand psychanalyste suisse a étudié le rôle du subconscient dans la croyance aux esprits. Il écrit : « La croyance aux esprits s’appuie, chez le primitif, essentiellement sur le rêve. En lui apparaissent très souvent des personnages en action que la conscience primitive considère volontairement comme des esprits. On sait que pour le primitif certains rêves ont une valeur incomparablement plus grande que pour L’homme civilisé. Non seulement il en parle beaucoup mais ils ont aussi à ses yeux une telle importance qu’il semble souvent pouvoir à peine les distinguer de la réalité. Pour les hommes civilisés en général, les rêves paraissent sans importance, pourtant il en est aussi parmi eux un très grand nombre qui attribue à certains une grande importance, précisément à cause de leur caractère étrange. Cette particularité que présentent certains rêves rend compréhensible la supposition qu’ils sont inspirés. Or s’ils sont inspirés il doit y avoir aussi implicitement quelque chose qui inspire un esprit, bien qu’il ne soit guère question de telle conséquence logique. Un cas particulièrement favorable est l’apparition dans les rêves de personnes décédées. L’entendement naïf la considère comme une réapparition des morts ». Herbert Spencer et ses disciples voient dans ce fait la clef de la croyance aux esprits. Letourneau écrit : « Au début de son évolution mentale l’homme ne saurait mettre un instant en doute la réalité des êtres qui le visitent durant les rêves, il existe donc des esprits qui habituellement se dérobent aux yeux de l’homme ». Spencer croit prouver quelque chose en disant que les sauvages ne possèdent même pas un langage qui leur permet de dire : « J’ai rêvé d’avoir vu, au lieu de j’ai vu ». Andrew Lang lui répondit d’ailleurs qu’on peut s’assurer en consultant un dictionnaire de quelque dialecte africain, américain et que l’indigène sait parfaitement dire « j’ai vu en rêve ». Depuis on a découvert que les Sioux avaient entrevu une conception de Freud reliant le rêve à la manifestation d’un désir. Il n’en demeure pas moins que la confusion rêve-réalité nous paraît avoir participé à la genèse de la notion d’esprit. Jung ajoute : « Comme autre source de la croyance aux esprits il faut citer les maladies psychogènes, les troubles nerveux, surtout ceux de nature hystérique qui semblent assez fréquents chez les primitifs. Comme ces maladies proviennent de conflits psychologiques la plupart du temps inconscients, il semble qu’elles sont provoquées par des personnes vivantes ou mortes, rattachées de quelque manière étroitement à ce conflit subjectif. S’agit-il des morts, on est tenté de croire que ce sont les esprits qui ont une influence mauvaise. Les conflits pathogènes qui remontent souvent à l’enfance sont rattachés aux souvenirs des parents : il est donc compréhensible que, pour le primitif, les esprits des parents aient une importance particulière. C’est là ce qui explique que le culte des ancêtres et des parents soit répandu. Le culte des morts est avant tout une protection contre la malveillance des défunts ». Malraux dans une interview, quelques années avant sa mort, a su dire toute l’importance du culte des morts. A. Comte, puis Barrès ont déclaré que nous sommes plus gouvernés par les morts que par les vivants. Mais venons-en à notre enquête historique.

L’Egypte, la mort et le double

L’Égypte était un pays couvert de tombeaux. La pensée de la mort et des vicissitudes mauvaises (ou bonnes) de la vie de l’au-delà est une caractéristique de la religion des Égyptiens et même de l’ensemble de leur vie. La cérémonie du couronnement du pharaon se terminait par la proclamation « maintenant construisez mon tombeau »

La psychologie égyptienne discerne un certain nombre d’éléments.

1° Le Khet ou corps physique. Cette notion ne correspond pas exactement à ce que nous appelons le « corps ». Le Khet est ce qui se perçoit visuellement et quantitativement dans l’homme tel qu’il apparaît en cette vie. Qu’est-ce à dire ? Ce sont les éléments physiques du dehors que le dynamisme occulte de l’homme a captés, ordonnés, organisés, informés, vitalisés et dont il s’est servi pour agir dans l’ambiance terrestre. Le Khet est un instrument d’activité. Comme tel il est provisoire et au moment de la mort le dynamisme de l’homme l’abandonne. Cependant, après ce moment le Khet garde encore pour les Égyptiens une importance capitale, parce qu’il répond à un usage qui, pour être différent de celui de cette vie, est encore d’une utilité essentielle. C’est alors la momie : « Momie auguste qui est dans le cercueil, est-il écrit sur une statue funéraire du Louvre, les substances, les os sont réunis à leur chair, la tête est à toi réunie à ton cou, ton cœur est à toi ». Tout cela se situe sur le plan religieux et nous en verrons le sens.

2° Le Khat. A Louqsor, à Deir-el-Bahari, à Denderah, dans les tableaux représentant le pharaon, on voit à côté de lui, quand il est enfant, un enfant ; quand il est adulte, un adulte ; vieillard, un vieillard mais toujours jeune, que ne semble pas menacer la mort. Cette entité de dédoublement est figurée non seulement à côté des pharaons, mais de tout autre personnage. Parfois on la représente sous une forme allégorique : c’est le Khat. Maspero traduit ce mot par double et le définit en ces termes : une sorte de reflet, projection de la personne, qui la reproduit dans ses moindres détails, c’est un second exemplaire du corps en une matière moins dense. On a observé d’autre part, que le mot Khat avait la même racine grammaticale que le mot taureau qui symbolise la force génératrice, le dynamisme vital. Ainsi donc le Khat, est, d’une part l’exemplaire primordial de l’être humain, en quelque sorte l’idée directrice l’a fait tel qu’il est, et d’autre part le dynamisme vital dont le Khet ou corps physique est l’instrument d’activité. Or, pour les Égyptiens, le Khat ou double peut avoir une existence indépendante. Pendant cette vie, il est des moments où il quitte pendant certaines phases du sommeil, au cours de maladies impliquant le coma ou pendant les évanouissements.

Revenir à soi après un évanouissement c’est récupérer son Khat. Mourir se définit pour les Egyptiens, « rentrer en son Khat, penser à lui, se replier en lui, aller vivre en lui seul, retourner à lui ». Toutes ces expressions sont prises dans les textes. Cette notion a été prépondérante et continue dans l’ancienne Egypte. On la trouve entière dès les origines et on la suit jusqu’à la fin.

Le Khat prend le nom de Khaibi quand il devient visible. Habituellement invisible en tant que soutien occulte de l’homme, il se manifeste inhabituellement comme fantôme de vivant ou de mort. C’est comme tel qu’on le nomme Khaibi. Les deux termes désignant en somme la même réalité mais dans l’une elle est expérimentée, dans l’autre elle ne l’est pas.

3° Le double possède une activité psychique appelée par les Egyptiens le Khou ou lumineux. Pierret au sujet du Livre des Morts, assimile le Khou à ce que nous désignons par intellect, raison discursive et inductive. Mais cette faculté n’épuise pas pour les Egyptiens la vie spirituelle de l’homme. Ils y joignent le Ba ou âme. Le Ba est représenté sous la forme d’un oiseau à tête humaine que le dieu Thot aux ailes immenses protège et soutient ou encore sous la forme d’une sauterelle, d’un épervier, d’un génie ailé qui parcourt les espaces infinis. Ce principe supérieur de l’homme ne semble pas connaître les limitations spatiales, le ciel est à lui. « Ouvrez-lui les portes du ciel, prenez-le avec nous, qu’il y vive éternellement », disent les Dieux dans une inscription de la pyramide de Pépi 1er. C’est par lui que l’homme communique avec la divinité. « Je vous manifesterai mes mystères », dit le dieu Ra au Ba des justes, « je vous donnerai ma vie ». Quand un individu s’est avili ici-bas, il a comme anéanti cette capacité suprême. Le dieu Ra dit aux méchants : « J’anéantirai vos Ba dans des tortures éternelles ».

4° Enfin les Egyptiens ont accordé dans l’essence de l’homme une place importante au nom qu’il porte (Ren). Quand un enfant naissait, on le conduisait au Krihabi et aux Rokhou ou Kaïtou et ceux-ci établissaient son thème astrologique. D’après ce travail on lui donnait un nom, ce nom représentant la formule magique, de son destin, de sa vie, de son être et par là constituait comme une entité subsistante de lui-même, une évocation non seulement indicatrice de sa personne, mais effective et causatrice et comme dit l’égyptologue Lefébure, une sorte de substitut mental.

(à suivre)

(Revue Psi International. No 8. Janvier-Février-Mars 1979)

(2e Partie)

Après avoir abordé le problème de la mort et de la survie à la lecture de Bergson, le Professeur Delpech nous présentait dans le no 7 de PSI INTERNATIONAL tout d’abord l’envers positif de ce problème ou les aspects de la vie chez les Hébreux, chez Aristote suivis d’une approche scientifique. Puis en posant la question : « Y a-t-il dans l’homme un double qui survit à la mort ? A), le professeur Delpech analysait les éléments de la psychologie égyptienne liée à leur conception de l’au-delà. Voici à présent la suite de ces quelques fragments du cours donné à l’Université de Paris VII – Sorbonne.

L’expérience de Cassien

Cassien est un auteur chrétien mort en 135. Il écrivit sous le titre de « Conférences » ses entretiens avec les moines de l’Egypte qui l’avaient profondément édifié. C’était un esprit cultivé et critique qui ne se laissait pas prendre à des racontars. Dans sa conférence sur « le don des miracles », il rapporte que saint Macaire, résidant au milieu des ruines solitaires de l’Égypte, discutait avec des visiteurs sur les doctrines d’un hérétique. Pour les convaincre, il les conduisit à une ancienne tombe, un « mastaba », les introduisit dans la salle du double et dit : « O mort, si cet hérétique était venu ici, dis-moi si tu te serais levé devant ces personnes pour le contredire. » Le mort apparut, dit Cassien, et répondit que « oui ». Macaire l’interrogea sur le temps où il avait vécu et lui demanda s’il avait connu le Christ. Il répondit qu’il ne savait pas qui était le Christ et indiqua sous quel pharaon il avait vécu, et Cassien ajouta : « Cette puissance qu’avait Macaire était ignorée, il ne s’en servit que pour impressionner ses visiteurs. » Qu’est-ce à dire ? Macaire d’origine égyptienne était au courant des anciennes maîtrises de cette mystérieuse civilisation et n’ignorait pas les évocations réalisables dans ces tombes. On trouve des récits analogues dans les « vies des Pères du désert » de l’histoire Lausiaque de Palladius ou de l’histoire des moines de Rufin. Ils convergent tous vers la même conclusion.

La civilisation égyptienne

La civilisation égyptienne dans son étude, voire sa fascination de la mort, a mis en lumière la notion de double comme celle d’énergie psychique. Elle a su lier ces deux concepts à une architecture basée sur les ondes de forme. On sait le rôle que peut jouer la forme pyramidale en tant qu’accumulateur d’énergie et son influence sur la vie. Il en est de même pour la momie qui, maintenant la forme, conservait d’une certaine manière l’individualité du sujet.

Les Hébreux

Dans la pensée hébraïque on trouve une conception de la structure de l’homme très proche de celle des Égyptiens. Il y a Neshamah ou l’être élevé, puis Rouah la respiration, la force, enfin Nephesh la vie de tout être individuel, son âme instinctive. L’âme ou Rouah reçoit des impressions du monde extérieur par l’intermédiaire de Nephesh d’une part et d’autre part elle influe elle-même Nephesh gouvernant ses actions. Après la disparition complète du corps, une part de Nephesh est encore attachée au squelette, comme dit le Zohar. Cet être immortel, spirituel conserve la forme et les particularités du corps dissout. Tandis que les diverses parties de l’âme retournent à la sphère qui correspond à leur nature. La pensée hébraïque admet donc l’existence d’un double.

La pire perturbation qu’on puisse apporter à ceux qui dorment dans la tombe, c’est de les évoquer. Il ne faut pas oublier que cette évocation atteint Nephesh et même Rouah et Neshamah. Bien que ceux-ci vivent sur des plans différents, ils sont néanmoins d’une certaine manière reliés l’un à l’autre et chacun ressent ce qui atteint les autres. C’est pourquoi Moïse (Deutéronome V, 18-21) interdisait l’évocation des morts. L’exemple le plus fameux que nous ayons de cette opération magique, réalisée malgré l’interdiction, est l’évocation de l’âme de Samuel par la pythonisse d’Endore, qui annonça à Saül la défaite de son armée par les Philistins ainsi que sa mort et celle des siens.

Plutarque et le monde des morts

Nombreux sont les voyages dans les mondes imaginaires qui précédèrent la Divine Comédie de Dante. Citons l’histoire de Thespesius rapportée par Plutarque. Ce Thespesius, originaire de Galicie, s’était ruiné par la débauche et il avait essayé ensuite de relever sa fortune par toutes sortes de moyens. Le scandale devenait tous les jours plus flagrant quand Thespesius se tua dans une chute. Durant la cérémonie funéraire, il revint à la vie et raconta qu’aussitôt après sa mort son âme avait été transportée à travers les astres jusqu’à un endroit où se découvraient deux régions atmosphériques : l’une basse, l’autre plus élevée dans laquelle tourbillonnaient les âmes des morts. Chacune de ces âmes arrivait jusque-là au milieu d’une bulle lumineuse qui se déchirait, et l’âme paraissait alors sous une forme humaine et allait prendre son rang. Dans la région supérieure erraient doucement les âmes des justes. Elles étaient transparentes, lumineuses et gardaient leurs couleurs naturelles. Dans la région inférieure, au contraire, se heurtaient en courant les âmes perverses. Un peu plus loin, Thespesius découvre des groupes d’enfants déchirant leurs parents causes de leurs malheurs, etc., puis notre héros se réveille et se retrouve sur cette terre où il revient bientôt à la vertu.

Telle est brièvement résumée une vision rapportée par Plutarque au Ier siècle de l’ère chrétienne.

Mais à l’autre bout du monde, au Tibet, dans cette Asie qui a mis l’accent sur l’intériorisation, les lamas vont étudier d’une manière quasi scientifique le problème du passage de la mort à la vie dans un livre désormais classique : le Bardo Thödol.

Le Livre des Morts tibétain

Les Tibétains entendent par Bardo l’état intermédiaire qui va de la mort à la renaissance ou à l’illumination. Le Bardo Thödol qui date environ du VIIIe siècle de notre ère est conçu comme un instrument de salut par la connaissance, la puissance du verbe et de l’entendement. Puis il analyse les différentes situations possibles de l’âme du défunt depuis son état de mourant jusqu’à la fin du Bardo. Il expose des éléments de doctrine, il donne des conseils aux lecteurs du texte s’adressant au mort, en mettant en lumière les paroles sacrées qui doivent être dites pour le salut du défunt dans chaque cas envisagé.

Une partie de l’ouvrage est consacrée à l’observation des signes de la mort. Il en nomme principalement trois qui représentent la décomposition des éléments (air, eau, feu) qui nous constituent parallèlement à la perte des organes des sens (muscles fasciaux, ouïe, vue) et à la destruction d’une fonction vitale (cœur, cerveau, poumons). Soit a) une sensation physique de pression (la terre sombrant dans l’eau), b) une sensation physique de froid comme si le corps était plongé dans l’eau qui se change graduellement en chaleur fiévreuse (l’eau tombant dans le feu), c) la sensation d’explosion des atomes du corps (le feu sombrant dans l’air).

Les autres parties de l’ouvrage se succèdent comme descente allant des cas de salut facile aux plus difficiles d’entre eux. Il montre cependant chaque fois la possibilité d’une issue de sortie bienheureuse avant de passer au stade inférieur, les possibilités sont si nombreuses qu’on ne peut ne pas être frappé par le caractère optimiste et consolant du livre malgré sa hauteur religieuse. Une autre de ses caractéristiques est qu’il requiert l’attention continue du mort : « O fils noble écoute sans distraction. » « Concentre ton esprit sur ton Dieu tutélaire », enfin « Exerce ton énergie à l’extrême limite ».

Une dramatisation provenant d’une force décroissante de la lumière, s’opposant à une puissance croissante de l’illusion et des forces du karma se rencontre dans l’énumération successive des états descendants du Bardo. Néanmoins reste la possibilité de se sauver par l’attention et la reconnaissance de la vérité connue. Le problème est de savoir comment une telle action est possible ? Si le vivant a pratiqué durant sa vie le yoga et s’il a médité sous la direction d’un guru et s’il a un bon karma. Le temps du passage entre la cessation de la respiration et le départ de la force vitale se situe entre le temps d’un claquement de doigts, à trois jours et demi, en passant par le temps d’un repas. Il peut alors reconnaître la claire lumière fondamentale « où toutes choses sont comme le ciel vide et sans nuage et où l’intelligence est sans tache comme une vacuité transparente sans circonférence ni centre ».

Lorsque ce premier stade n’a pas conduit à la libération, le Chikhaï Bardo comporte un second stade. Dans ce stade il ne suffit pas de voir et de reconnaître, il faut lutter contre les illusions et la tentation des Samsara. Cet état risque de durer quarante-neuf jours après les trois jours et demi. Il se divise en cycles où on rencontre les divinités paisibles puis les divinités irritées. Cette confrontation avec les déités dure deux fois sept jours. Dans cette période le conscient est un corps fluide qui peut traverser les montagnes. Vient le jugement : un bon et un mauvais génie comptent avec des cailloux blancs et noirs les bonnes et mauvaises actions niées par le mort. Le bourreau lui fait endurer des peines atroces mais son corps étant un corps mental est incapable de mourir car « Les Seigneurs de la mort sont ses propres hallucinations ». Sa peur et ses angoisses viennent du Vide entrevu comme un néant alors qu’il est le Vide du salut.

Mais si le mort n’a pas su comprendre cette vérité salvatrice, il doit au moins connaître les six lueurs de ses réincarnations possibles : « une terne lueur blanche du monde Deva, une terne lueur verte du monde Asura, une terne lueur jaune du monde Humain, une terne lueur bleue du monde Brut, une terne lueur rouge du monde Pretra (esprits malheureux), une terne lueur gris fumée du monde Enfer ».

Il est nécessaire de fermer les portes des matrices par lesquelles se fait la réincarnation. Il existe cinq méthodes pour fermer les portes de la matrice. Toutes se basent sur la méditation et l’attention, tandis que le guru fidèle répète ici-bas pendant quarante-neuf jours les paroles du Bardo Thödol.

Si l’on ne peut fermer les portes, on peut choisir d’après leurs lueurs le monde où on renaîtra : on ne peut guère que conseiller le monde des deva, les autres sont sinistres. Surgissent alors les furies tourmenteuses auxquelles un suprême effort de méditation sur la déité tutélaire où le grand Compatissant peut encore permettre d’échapper pour atteindre l’état de Bouddha. Sinon c’est la renaissance et le retour au monde humain.

On voit par cette description la multitude de chances données au défunt pour atteindre le Nirvana grâce à ce livre.

Les voyages au Royaume de la mort au Moyen Age dans l’Occident Chrétien

A la même époque les voyages imaginaires aux pays des morts se succèdent dans l’Occident chrétien.

C’est le cas de saint Carpe, de sainte Perpétue dans les premiers siècles. Puis à partir du VIe siècle le soldat de saint Grégoire, saint Macaire auraient visité le Paradis mais jamais les visions ne furent plus fréquentes qu’au IXe siècle. On peut citer le prêtre inconnu des Annales de saint Bertin, la légende de Charles le Gros. Au XIe siècle les découvertes navales se mêlent aux voyages imaginaires avec le voyage de saint Brendan… Et nous arrivons enfin à la Divine Comédie de Dante, chef-d’œuvre de la littérature italienne aux plus de 14000 vers et dont la descente aux Enfers comme la montée vers le Ciel rencontrent les archétypes classiques de la descente avec ses monstres, ses sorciers, tandis que l’esprit qui monte rencontre les anges puis la lumière pour se fondre en Dieu. C’est ce qu’ont retrouvé Caslant sur le plan occulte et R. Desoille avec sa technique du Rêve éveillé dirigé. Mais puisque nous avons réintégré le monde de l’intériorité, passons à un phénomène limite, c’est-à-dire la bilocation.

La bilocation dans le monde religieux

Dans le monde religieux catholique les faits de bilocation sont nombreux et extraordinairement remarquables tant par la durée du dédoublement que par l’importance du rôle joué par le fantôme des sujets dédoublés. En voici quelques exemples tirés de la Mystique de Goerres et de la Mystique divine de Ribet qui les avaient extraits de la vie des Saints.

Le pape saint Clément, un des premiers successeurs de saint Pierre célébrait la messe à Rome quand il parut soudain s’endormir d’un profond sommeil qui dura 3 heures. Quand il se réveilla il dit au peuple que par ordre de saint Pierre il était allé à Pise pendant son sommeil consacrer une église au prince des apôtres. En effet, à Pise tous les fidèles l’avaient vu pendant l’office qui avait lieu le même jour et à l’heure même où il dormait à Rome. Saint Alphonse de Liguori était à Arienzo, petite ville de son diocèse. Il tomba dans une sorte d’extase, et resta ainsi pendant deux jours étendu sans mouvement dans un fauteuil. Lorsqu’il revint à lui, il dit à ses serviteurs inquiets : « Vous avez cru que je dormais, vous ne savez donc pas que je suis allé assister le pape qui vient de mourir. On apprenait bientôt que le pape Clément XIV était mort précisément à l’instant où saint Alphonse de Liguori s’était réveillé.

Mais voici l’exemple le plus frappant : Marie de Jésus d’Agreda, religieuse espagnole, tomba plus de cent fois en extase et se vit emportée chaque fois vers les Indiens du Nouveau-Mexique, dont elle souhaitait ardemment la conversion. Elle se voyait et se sentait traversant les mers, subissant une température plus élevée, abordant la terre, évangélisant ces peuples dans leur langue, rencontrant des religieux de saint François qui allaient devenir les apôtres de ce pays ; et pendant ses pérégrinations qui se succèdent, qu’elle ne comprend pas, qu’elle raconte simplement et modestement à son confesseur, son corps reste plongé ici dans l’immobilité de l’extase. Le résultat de ses voyages en astral fut étonnant. En avançant dans ce pays les franciscains virent bientôt venir à eux de nombreux Indiens qui leur demandèrent le baptême. Interrogés, on constata qu’ils connaissaient les principes fondamentaux de la doctrine chrétienne qui leur avait été enseignée, affirmaient-ils, par une femme qui était venue et qui venait encore de temps en temps s’entretenir avec eux. Ces affirmations furent vérifiées par un franciscain du nom de Benavides qui en 1630 revenait du Nouveau-Mexique pour y retourner ensuite. Il s’entretint d’abord avec Morzella, provincial à Burgos, puis près du Père de la Terre qui était depuis peu le confesseur de Marie d’Agreda. Ils demandèrent alors à celle-ci ce qui s’était passé en elle. Benavides s’informa d’abord des lieux où elle était allée. Elle nomma le pays et ses habitants comme si elle y avait demeuré pendant de longues années. Elle lui raconta qu’elle l’avait vu lui-même en compagnie d’autres religieux : elle lui nomma le lieu, le jour et l’heure, désignant chacun de ceux qui étaient présents, de sorte que Benavides fut entièrement convaincu de la vérité de ses récits. Tous trois écrivirent le résultat de leur enquête et en laissèrent une copie au confesseur. Benavides en emporta une autre au Nouveau-Mexique avec une lettre de Marie d’Agreda. Cette copie fut déposée à la maison des franciscains au Nouveau-Mexique et le commissaire général de la Nouvelle Espagne en fit une copie que le biographe de Marie d’Agreda avait sous les yeux.

La bilocation s’étend d’ailleurs jusqu’à la multi-location dans le cas du Bienheureux Martin de Porrès vu dans les Philippines, en Afrique, en France et dans cinq autres endroits simultanément. Fait qu’il expliquait simplement, « puisque le Christ a multiplié les pains et les poissons, ne pouvait-il me multiplier également » ?

Une histoire analogue eut lieu au XVIIe siècle avec le célèbre thaumaturge Cagliostro. « Après son séjour à Berlin celui-ci fit pour les Berlinois un dernier prodige. Il quitta Berlin en partant en même temps par les six portes. Les six voitures furent vues par plus de vingt mille personnes » (G. Sand).

Un prêtre allemand, l’abbé Steinmetz, cité par Karl du Preel dans son livre la mort et l’au-delà, voyait souvent son fantôme assis dans son jardin à la place qu’il se plaisait à occuper lui-même. Un jour, pendant qu’il se trouvait dans sa chambre avec quelques amis, il leur dit en se montrant du doigt, puis en indiquant son fantôme dans le jardin : « Voici le Steinmetz mortel, voilà le Steinmetz immortel. »

Voici un autre cas classique rapporté par d’Assier. Sir Robert Dale Onven était ambassadeur de la République des États-Unis à Naples. En 1845, raconte ce diplomate, existait en Livonie la pension de Neuwelke à douze lieux de Riga. Là se trouvaient 42 pensionnaires, la plupart de familles nobles, et parmi les sous-maîtresses figurait Emilie Sagée, Française d’origine, âgée de trente-deux ans, de bonne santé mais nerveuse et de conduite méritant tous les éloges. Peu de semaines après son arrivée, on remarquait que quand une pensionnaire disait l’avoir vue dans un endroit, souvent une autre affirmait qu’elle était à une place différente. Un jour, les jeunes filles virent tout d’un coup deux Emilie Sagée exactement semblables et faisant les mêmes gestes, l’une cependant tenait à la main un morceau de craie et l’autre rien. Peu de temps après Antoinette de Wrangel faisait sa toilette, Emilie lui agrafa sa robe par-derrière : la jeune fille vit dans un miroir, en se retournant, deux Emilie agrafant ses vêtements et s’évanouit de peur. Quelquefois, aux repas, la double figure paraissait debout derrière la chaise de la sous-maîtresse et imitant les mouvements qu’elle faisait pour manger ; mais les mains ne tenaient ni couteau, ni fourchette. Cependant la substance dédoublée ne semblait imiter qu’accidentellement la personne réelle et quelquefois, lorsque Emilie se levait de sa chaise, l’être dédoublé paraissait y être assis. Une fois, Emilie étant souffrante, elle était comme assoupie et épuisée. Tout à coup la sous-maîtresse devint raide, pâle et parut près de s’évanouir. La jeune élève lui demanda si elle se trouvait plus mal ; elle répondit négativement, mais d’une voix faible ; quelques secondes après, Mlle de Wrangel vit très distinctement le double d’Émilie se promener çà et là dans l’appartement.

Mais voici le plus remarquable exemple de dédoublement que l’on ait observé chez la sous-maîtresse. Un jour, les 42 pensionnaires brodaient dans la même salle et les 4 portes vitrées de cette salle donnaient sur le jardin. Elles voyaient dans ce jardin Emilie cueillant des fleurs lorsque tout à coup son corps parut dans un fauteuil devenu vacant. Les pensionnaires regardèrent immédiatement le jardin et continuèrent d’y voir Emilie ; mais elles observèrent la lenteur de sa locomotion et son air de souffrance ; elle était comme assoupie et épuisée. Deux des plus hardies s’approchèrent du double et essayèrent de le toucher ; elles sentirent une légère résistance qu’elles comparèrent à celle de quelque objet en mousseline ou en crêpe. L’une d’elles passa doucement la main à travers une partie de la figure du double et après cette opération l’apparence resta la même quelques instants encore, puis elle disparut enfin, mais graduellement. Ce phénomène se reproduisit mais de différentes manières aussi longtemps qu’Émilie occupa son emploi, c’est-à-dire en 1845 et 1846 pendant le laps d’une année et demie ; mais il y eut des intermittences d’une à plusieurs semaines. On remarqua quelquefois que plus le double était distinct et d’une apparence matérielle, plus la personne réellement matérielle était gênée, souffrante et languissante, lorsque au contraire l’apparence du double s’affaiblissait on voyait le sujet reprendre ses forces. Emilie, du reste, n’avait aucune conscience de ce dédoublement et ne l’apprenait que par ouï-dire. Jamais elle n’a vu ce double, jamais elle n’a supposé l’état dans lequel il la jetait. Ce phénomène avait inquiété les parents, ceux-ci retirèrent les enfants et l’institution dut fermer.

Plus récemment le Dr F. Lefébure raconte : « Pendant la guerre (1939-1945) je fus médecin d’un camp de prisonniers italiens situé à dix kilomètres environ de Guelma, en Algérie, ma chambre ne communiquant qu’avec la salle de soins, local où dormaient les infirmiers. Chaque soir, je pratiquais mes exercices spirituels. Au mess des officiers, mes opinions étaient connues et bien entendu l’objet de plaisanteries.

Un matin, je sortais de ma chambre et je trouve que l’on me regarde bizarrement. Un moment après un ami m’interpelle : « Toi, alors tu fais de drôles de farce, la nuit ! » Puis dans un groupe, on me dit en riant : « Oui, allez voir le lieutenant ; il prétend qu’il vous a vu cette nuit dans le bois pendant que vous dormiez dans votre chambre. Depuis il est terrorisé. » Je vais à sa rencontre. Il était chez le coiffeur. Lui, toujours le premier à me plaisanter, si courageux sous les bombardements, ne paraissait pas rassuré en ma présence. Il me fit à peu près ce récit : « Hier soir, vers minuit, étant allé à la petite gare (à environ trois kilomètres du camp), je vous ai subitement vu d’une façon tellement évidente qu’il n’y avait aucune confusion possible. Je vous ai dit : « Tiens, Lefébure, que faites-vous ici à cette heure ? » Et vous m’avez répondu : « Ce n’est pas moi, c’est mon double », puis vous avez disparu comme par enchantement. — « Alors j’ai couru jusqu’au campement et j’ai vérifié que vous étiez dans votre chambre ; j’ai interrogé les infirmiers et les sentinelles et ils m’ont tous garanti que vous n’étiez pas sorti durant la nuit. » Le lieutenant, qui paraissait effectivement très impressionné, ne me plaisanta plus jamais. Comme l’enquête prouva qu’il n’était nullement ivre ce jour-là et qu’il ne l’était d’ailleurs jamais, le bruit se répandit dans Guelma que je faisais d’étranges farces. J’ai su que plusieurs mois après, la formule « ce n’est pas moi, c’est mon double » était encore célèbre dans la ville. Chacun est libre de donner à cette histoire l’interprétation qu’il voudra. Cela se passait après sept ans environ de pratique de la méthode de Galip. »

L’expérience de Jung

En 1944, à soixante-neuf ans, C.G. Jung eut un infarctus ; on trouve dans son autobiographie (Ma vie 1967) le récit de ses visions, alors qu’il était dans le coma, sous masque à oxygène. Il se sentit transporter très haut dans l’espace à environ 1500 kilomètres au-dessus de son corps. De là il contemplait au-dessous de lui toute la terre, les continents, Ceylan, l’Inde qui défilaient sous lui dans une lumière bleue. Il vit alors venir vers lui comme un aérolithe, « un temple de pierres habité par des êtres de sa race. » C’était comme si tout ce qu’il avait fait dans sa vie était là. Il sentit qu’il allait enfin avoir les réponses aux questions non résolues de son existence. Au moment où il allait pénétrer dans ce temple, il vit une forme humaine qui lui parla par transmission de pensée. C’était son médecin. « Il avait été délégué par la Terre pour m’apporter un message : on y protestait contre mon départ. Je n’avais pas le droit de quitter la Terre et je devais y retourner. J’étais déçu à l’extrême. Maintenant tout me semblait avoir été vain… il ne m’était pas permis d’entrer dans le temple. »

Le dédoublement au moment de la mort

Ces phénomènes furent recueillis d’abord au XIXe siècle. D’Assier dans son Humanité posthume 1889, rapporte le fait suivant : « C’était en 1858, on s’entretenait encore dans la colonie française de Rio de Janeiro d’une apparition singulière qui avait eut lieu quelques années auparavant. Une famille alsacienne composée du mari, de sa femme et d’une petite fille encore en bas âge faisait voile vers Rio de Janeiro où elle allait rejoindre des compatriotes établis dans cette ville. La traversée était longue, la femme devint malade et, faute sans doute de soins et d’une alimentation convenable, succomba avant d’arriver. Le jour de sa mort elle tomba en syncope, resta longtemps dans cet état et lorsqu’elle eut reprit ses sens, elle dit à son mari qui veillait à ses côtés : « Je meurs contente car maintenant je suis rassurée sur le sort de notre enfant. Je viens de Rio de Janeiro, j’ai rencontré la rue et la maison de notre ami Fritz le charpentier. Il était sur le seuil de sa porte, je lui ai présenté la petite, je suis sûr qu’à son arrivée il la reconnaîtra et en prendra soin. » Quelques instants après elle expirait, le mari fut surpris de ce récit sans toutefois y attacher d’importance. Le même jour et à la même heure Fritz le charpentier, l’Alsacien dont je viens de parler, se trouvait sur le seuil de la porte de la maison qu’il habitait à Rio de Janeiro, lorsqu’il crut voir passer dans la rue une de ses compatriotes tenant dans ses bras une petite fille. Elle le regardait d’un air suppliant et semblait lui présenter l’enfant qu’elle portait. Sa figure qui paraissait d’une grande maigreur rappelait néanmoins les traits de Lotta, la femme de son ami et compatriote Schmidt. L’expression de son visage, la singularité de sa démarche qui tenaient plus de la vision que de la réalité impressionnèrent vivement Fritz. Voulant s’assurer qu’il n’était pas dupe d’une illusion, il appela son ouvrier qui travaillait dans la boutique et qui lui aussi était Alsacien et de la même localité. « Regarde, lui dit-il, ne vois-tu pas passer une femme dans la rue tenant un enfant dans ses bras — et ne dirait-on pas que c’est Lotta la femme de notre pays Schmidt ? Je ne puis vous dire je ne la distingue pas bien répondit l’ouvrier. » Fritz n’en dit pas davantage mais les diverses circonstances de cette apparition, réelle ou imaginaire, se gravèrent fortement dans son esprit, notamment l’heure et le jour. A quelque temps de là il voit arriver son compatriote Schmidt portant une petite fille dans ses bras et avant que Schmidt eut ouvert la bouche il lui dit : « Mon pauvre ami, je sais tout, ta femme est morte pendant la traversée, et avant de mourir, elle est venue me présenter sa petite fille pour que j’en prenne soin. Voici la date et l’heure. » C’était bien le jour et le moment consigné par Schmidt à bord du navire.

Note de 3e Millénaire: Cette série d’articles n’a pas été continué…


[1] Gaston Bachelard, né en 1884 Bar-sur-Aube, mort en 1962. Après avoir été professeur de physique et de chimie, il devint professeur d’histoire et de philosophie des Sciences à la Sorbonne, cela de 1940 1954. Parallèlement à son œuvre d’épistémologue, Bachelard écrivit de très beaux ouvrages de poésie. Parmi ses écrits scientifiques majeurs, citons « Le nouvel esprit scientifique » de 1934, « Le rationalisme appliqué – Essai sur la connaissance approchée », 1934, « La formation de l’esprit scientifique », 1938.

[2] Aristote, philosophe grec, né à Stagyre en 384 d’un père médecin, d’où l’intérêt qu’il prendra aux études physiologiques et zoologiques. Alors qu’il avait 17 ans, ayant perdu ses parents et possédant une très grande fortune, il vient suivre les travaux de Platon, cela pendant vingt ans, jusqu’à la mort du Maître. En 342, il est chargé de l’éducation du futur Roi de Macédoine, Alexandre. Ce n’est qu’un an après son avènement qu’il revient à Athènes et fonde son école, le Lycée où il enseignait la philosophie en se promenant, c’est pourquoi il fut surnommé Péripatéticien. L’enseignement acroamatique ou ésotérique était donné à un public restreint, choisi et l’autre — exotérique — au grand public. Aristote meurt âgé de 62 ans, en 322 avant J.-C.

L’œuvre d’Aristote et son historique ont été magnifiquement étudiés par W. Jaeger et W.-D. Ross.